Le Lac aux oies sauvages : Les Amants de la nuit
Rien ne sert de courir, il faut mourir au moins…
Deux couples bouclent la boucle, à
l’introduction et à la conclusion, deux instants se répondent à distance, se
renversent avec évidence : le jour succède à la nuit, l’arrosage à la pluie, le
silence aux récits, le mouvement à l’immobilité, une féminité miroitée à un
homme + une femme en reflet. Surtout, le sourire (de la complicité) remplace la
tension (de l’altérité), sous-entend un horizon (délivré) ; instrumentalisées,
maltraitées, par les flics, par les voyous, géographes du désastre, mise en parallèle
explicite, on dit merci au Fritz Lang de M le maudit (1931), nos héroïnes,
désormais richissimes, à présent émancipées, puisque dotées d’une récompense
étatique, stratégique, médiatique, au masque comique, marchent dans la rue,
presque bras dessous bras dessus, à peine suivies (ou absoutes) par un
commissaire un peu amer. Auparavant, entre-temps, l’épileptique et la
prostituée croisèrent la route d’un voleur de motos (humour désinvolte de la
méthodo en sous-sol) en déroute, tueur de flic par accident, écartez-vous, bon
sang, je pisse le sang, mari enfui de la première, client gratuit de la
seconde. Sur les rives du lac sudiste, des « baigneuses » vous abordent, sur
l’embarcation, quasiment dérobée à Charon, la fellation offerte, telle une
dernière cigarette (de condamné, of course), se finit par un crachat sympa, un
rinçage de bouche au bord du naufrage. In
fine féminin, sinon féministe, à nous la violence, à elles la résilience, à
nous l’obsession, à elles la continuation, Le Lac aux oies sauvages (Diao Yi’nan,
2019) débute donc à la mode Rashōmon (Akira Kurosawa, 1950),
sous un porche pluvieux, propice à l’échange littéral de points de vue, et plus
tard surviendra un viol, cette fois-ci avéré, l’agresseur, en plus exploiteur
de types d’atelier, racketteur enfoiré, fissa d’une balle dans la tête trucidé,
par le fugitif dissimulé, olé.
Chez l’auteur de Chien enragé (1949),
autre « film policier » énervé, stylisé, l’espoir (voire la dignité)
de la ténébreuse humanité résidait dans un nourrisson esseulé, chez l’auteur de
Black
Coal (2014), (re)lisez-moi ou pas, il se situe au sein d’une
dénonciation autorisée, d’une promesse tacite, tenue post-mortem. Si la fuite des amants (d’un moment) relève, tressage multiple,
du tragique – décès à l’arrivée –, du drolatique – un blondinet rival y perd la
tête de manière littérale ; un assassin subit un transpercement de…
parapluie ; un fonctionnaire en motard déguisé y porte un t-shirt Hermès de contrebandier ! –
et de l’euphorique – cf. la coda décrite supra
–, la chronique d’une mort annoncée, monétisée, retardée, ponctuée
d’électrochocs chics et chocs, à base de règlements de comptes en cascade, se
caractérise en sus par son héritage cinéphilique, se souvient aussi de
prédécesseurs illustres. Le ballet du prologue, chorégraphie laconique,
sidération mystérieuse, revisite bien sûr les rencontres électives de la
Nouvelle Vague (française, pas chinoise), elle-même, en partie, déjà,
délocalisation de l’imagerie spécialisée US,
Kwai Lun-mei & Hu Ge bien sûr en écho à Jean Seberg & Jean-Paul
Belmondo selon À bout de souffle (1960), ou à (la regrettée) Anna Karina &
Belmondo, bis, parmi Pierrot
le Fou (Godard again, 1965), tandis que le blessé solitaire,
contorsionniste stoïcien, ressuscite et fait sien Le Samouraï (Jean-Pierre
Melville, 1967) antonionien. Si l’on choisit de rester en Asie, Le
Lac aux oies sauvages décalque (encore) les éclairages colorés, en clair-obscur,
de l’univers d’un Wong Kar-wai, Dong Jingsong comme en compétition avec
Christopher Doyle, affrontement méritant de directeurs de la photographie
doués, accessoirement insomniaques, le romantisme languissant, presque
proustien, un brin léonien, du signataire de In the Mood for Love (2000), cependant remplacé par une âpreté de chaque plan, un réalisme de situations, à
la trivialité bienvenue.
Cet arrimage au monde (immonde)
vaccine le film contre « l’esthétisme » et le « formalisme »,
jacasseries à la Janus de presse parisienne professionnelle. Jamais poseur,
jamais programme télévisé, malgré la co-productrice (et auteuriste) ARTE, Le
Lac aux oies sauvages donne à voir, à défaut des volatiles humides du
titre, un marigot de guère magnanimes crocos, qui se tirent dessus,
démonstration modèle de la sauvagerie de l’espèce (in)humaine, au sein d’un
zoo, à la stupéfaction des animaux, qui se recherchent (et se changent) au
marché aux puces (au miroir du surcadrage), viens par ici, ma puce, laisse
dialoguer les adultes englués dans leur tumulte, qui se trémoussent en masse sur
du Boney M., mince, remarquez le danseur souteneur. En bonne logique
symbolique, en correcte cohérence graphique, il suffit par conséquent
d’exploser une ampoule, afin de faire cesser une baston (de) maboule(s), leçon
de montage cut, il convient de
traquer, en baskets électriques, un suspect armé, au sort vite fatidique. À
l’instar de L’Impasse (Brian De Palma, 1993), similaire requiem davantage mélancolique, lyrique,
la gare ne mène nulle part, à part dans un restaurant (de mort-vivant), où se
gaver, jusqu’à la nausée, de nouilles ingurgitées ensemble puis en solo, en
maillot (de football). Certes, notre
cinéaste privilégie la simplicité, l’immédiateté, y compris durant les
réminiscences liminaires, et comparé ou point à Black Coal, l’item, présenté en mai dernier à Cannes, peut apparaître un peu pauvre en ambition, en révolution, en contestation.
Néanmoins, à nouveau, Diao Yi’nan cartographie son pays avec habileté, de façon
diffractée, sorte d’interzone urbaine et nocturne aux voies vides, aux échoppes
interlopes, aux immeubles propices à la promiscuité, le tout, évidemment, comme
partout, désormais (diégèse sise en 2012) soumis à l’impitoyable loi (illégale)
du marché (mondial, mondialisé).
Avec sa fluorescente obscurité, avec
son éloge de la sororité, avec sa brutale beauté, Le Lac aux oies sauvages
séduit ainsi par son plumage, son ramage, son « message » de (sexuée)
moralité minutée, compte à rebours à l’orée du jour, à proximité de l’amour.
Porté par un casting impeccable,
quasiment choral, le métrage mérite décidément l’hommage, plutôt que l’outrage.
Un polar de plus ? Une réussite sympathique.
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