Les Chasses du comte Zaroff : Les Animaux fantastiques



Hallali du proscrit, pérennité de l’insanité…


À la fin du film, archer chuté, Zaroff se fait bouffer par ses molosses affamés, présage du carnage des Yeux sans visage (George Franju, 1960), où Pierre Brasseur succombe aussi à ses clébards. Au début, deux balises nocives provoquent un naufrage à la Fog (John Carpenter, 1980), requin inclus. Ensuite, le seul survivant s’éveille sur une île, avise un modèle de Xanadu (Citizen Kane, Orson Welles, 1941), rencontre l’aristocrate enfui de Russie, Cosaque accueillant à la domesticité mutique, sinon menaçante, en tout cas tortionnaire, Noble Johnson nous offre un irrésistible rictus de Noir déguisé en slave Ivan, ah, le fameux melting pot d’outre-Atlantique, du moule Hollywood. Dans sa forteresse portugaise, le comte de Richard Connell, tant pis pour celui de Bram Stoker, retape des rescapés à coup de vodka, de feu de bois, de concertos de piano. Un friqué alcoolique, sa sœurette circonspecte, composent l’assemblée décimée. Pendant un discours de pedigree, la jeune femme reverse volontiers sa tasse de thé, indice de danger. Le célèbre chasseur de fauves, vain écrivain, marin incertain, devine vite que le plus dangereux des jeux, des gibiers, double sens du terme game, usité par l’intitulé original, relève du bipède, drôle inversion des rôles de saison. Son dualisme de chasse active ou passive se transforme fissa en leçon de darwinisme appliquée en journée, jusqu’à l’aube de vie sauve. Pièges pas cons puis ruse de natation, le voici à nouveau face à son alter ego radical, au-delà du bien, du mal. Les deux types, au final peu préoccupés par la belle femelle, filigrane gay friendly, merci, ne pratiquent pas un duel à l’épée sur un monumental escalier en pierres taillées emprunté aux Aventures de Robin des Bois (Michael Curtiz, 1938), ils se contentent d’une bonne baston, d’une colonne vertébrale cassée, d’une flèche revêche, reprise explicite de l’incipit du générique.



L’Américain increvable ne redescendra pas à la cave, « salle des trophées » du cinglé avec bocal de décapité. Ses sbires exterminés, son sanctuaire neutralisé, rendu à son silence de sépulcre, le seigneur et maître du château sado, molto gothico, s’effondre sur sa fenêtre, la dévale, ouverte sur le vaporetto vénitien du tandem libéré in extremis : l’avenir leur appartient, leurs mésaventures se terminent bien. Comédie noire, moralité localisée, Les Chasses du comte Zaroff (1932) résiste aux décennies, à ses descendants de ciné plus ou moins inspirants, inspirés, citons par exemple Le Prix du danger (Yves Boisset, 1983), Chasse à l’homme (John Woo, 1993) ou Battle Royale (Kinji Fukasaku, 2000), à ses multiples allusions de TV étasunienne, preuve de son impact populaire. Plutôt que brouillon folichon de King Kong (Merian C. Cooper & Ernest B. Schoedsack, 1933), tourné en simultané, au même endroit, quasiment par la même équipe, il demeure un métrage d’un autre âge, avant la censure US des images, un équivalent, par sa vitesse dégraissée, de la nouvelle originelle, certes davantage amazonienne, militaire, masculine, elliptique. En 2018, le spectateur votre serviteur se fiche assez du sort des étrangers, malgré la présence de la chère Fay Wray, la prestance de l’attachant Joel McCrea, longtemps après revu chez le Sam Peckinpah de Coups de feu dans la sierra (1962). Ici, Leslie Banks fait presque tout le boulot, balafré au propre, au figuré, Britannique scénique blessé au cours de la Grande Guerre, accessoirement collaborateur d’Alfred Hitchcock & Michael Powell. Son numéro d’atteint du ciboulot, d’urbain malsain, d’autarcique maléfique, cristallise la thématique prophétique, incarne la problématique de la civilisation portée sur la sauvagerie, par instinct, par ennui.




Zaroff, vrai-faux frère d’un certain Adolf Hitler, avatar arrivé au pouvoir un an plus tard, dont il possède la mappemonde immonde du Dictateur (1940) de Charlie Chaplin, interprété à la radio par le sieur Orson, amateur notoire d’ogre shakespearien ou transylvanien, inspirateur du tueur du Zodiac (2007) de David Fincher, élimine ses cibles, carbure à l’adrénaline, remémore en mineur le Mengele anachronique de Frankenstein (James Whale, 1931), magnanime misanthrope écœuré par la vulgarité de ses hôtes, on comprend, on compatit. Comme Kong, il représente une sorte de soleil noir éclairant, vibrant, alors que ses proies, ma foi, nous font l’effet de silhouettes suspectes. Chassé de sa patrie par les Rouges remontés, l’ermite manie à sa manière le marxisme immersif, « partie d’échecs » très risquée au sein de son écrin insulaire, jolie jungle obscure de studio aérée via une falaise ensoleillée. Les navigateurs du dimanche, les fêtards en costards, il s’en débarrasse sans états d’âme, il les traque afin de se filer la trique. Assorti de son Eve guère évaporée, Robert Rainsford se carapate à travers les marais, amitiés au Walter Hill de Sans retour (1981), croise un croco, lui muni d’un corset en cuir SM, elle d’une robe de soirée déchirée. En résumé, sur Skull ou Baranka, identique combat, survivre aux prises avec une altérité cynique ou sentimentale. La dichotomie liminaire, inquiétante, de la carte et du territoire miroite l’espace-temps intériorisé, poétique, politique, cartographié par ce film à succès, qui connut en outre les (dés)honneurs d’une colorisation d’occasion, supposé en faciliter l’accès contemporain. La dame de pique apparaît trois fois, mauvais signe en veux-tu en voilà, rime inversée à la dame blanche du récit, Miss Wray alors encore brune.



La mer démontée fait voltiger les soutiers, projette leur chair sur une chaudière en surchauffe. Précédemment, on tapait sur une porte massive à l’aide d’un heurtoir féminin, prolongé par une tapisserie de centaure retors, de demoiselle en détresse ou en extase, allez savoir, allez revoir. Flanqué de Cooper & Selznick à la production, de Carroll Clark aux décors, trio de RKO, du doué directeur de la photographie Henry W. Gerrard, du compositeur Max Steiner, étalon d’antan, maestro du tempo, du monteur Archie Marshek, assembleur du fossilisé Becky Sharp (Rouben Mamoulian, 1935), du sombre L’Emprise du crime (Lewis Milestone, 1946), de l’acteur Irving Pichel (L’Insoumise, William Wyler,1938) en co-réalisateur, en réalité directeur des dialogues, précise l’universitaire Bruce Kawin dans son essai de l’édition Criterion, Ernest B. Schoedsack met tout ceci en boîte sans tarder, sans traînasser, sans s’interroger sur les interprétations à l’horizon de son rejeton. Les Chasses du comte Zaroff s’apprécie ainsi en chef-d’œuvre de poche, en petit traité de philosophie onirique, en allégorie sur notre nuit, notre envie de nuire, de nous réinventer, la durée d’une séance, en prédateur ravi de La Nuit du chasseur (Charles Laughton, 1955). Sa brièveté, sa linéarité, sa modicité, sa modestie ne l’empêchent pas de soigner les détails, remarquez la légère instabilité marine des plans à l’intérieur de la cabine, savourez les travellings latéraux, avant, de la poursuite en POV. Si King Kong, sommet insurpassable, portraiturera, en mode méta, l’animal au/de cinéma, The Most Dangerous Game invite à se laisser envoûter, impressionner, amuser, frissonner, par un ciné de l’animalité, par un songe basé sur le mensonge rassurant de sociétés innervées de violence prégnante, polyvalente – les nôtres.


Commentaires

  1. De la surenchère dans la tête d'un chasseur de proies...
    La Nuit de la mort est un film d'horreur français de Raphaël Delpard et Richard Joffo avec Charlotte de Turckheim tourné en 1980, Betty Beckers : Hélène…

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    1. Vu aussi ceci, estimable, mais la revêche Charlotte, charnelle dans Chouans !, ne souhaite ni s'en souvenir, ni en parler, ah, la mentalité d'un certain ciné franco-français...
      https://www.dvdclassik.com/article/un-chat-qui-fume-et-qui-exhume

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