La Ruée des Vikings : Donjons et Dragons
Réaborder au rivage du vrai ciné, (d)écrire son avenir à l’écart du pire.
Après une plage crépusculaire, une
carte contextuelle, de la diplomatie sarcastique, Gli invasori (1961) commence
par un massacre, un empalement de femme et d’enfant annonçant celui des amants alités
de La
Baie sanglante (1971), suivis par le transpercement d’une gorge royale
par un félon martial, d’occasion, en embuscade. Ce prologue rempli de bruit, de
fureur, par exemple celle de Folco Lulli, Nordiste trop épris de paix, père
sacrifié, guerrier fauché, se termine sur un minot sauvé des eaux, nouveau
Moïse adoubé, élevé, par la reine vite veuve. Sur sa poitrine masculine, le
dragon tatoué incarne son identité. Bientôt, vingt ans après, comme les
mousquetaires de Dumas, il affrontera son frère farouche, variation du tandem de Romulus & Remus, retrouvailles
au goût de funérailles, de forteresse à escalader avec l’aide des archers. Même
si l’on apprécie Richard Fleischer, nous voici ainsi assez loin de ses Vikings
(1958), de son viol de souveraine, de son amputation du fiston, de la BO de
Mario (Nascimbene), d’une traduction mercantile des reconstitutions
pasteurisées, passées par le moule de Hollywood (si tu assimiles ceci à un
ersatz du statique et insipide Richard Thorpe, file fissa, mon gars, t’acheter
les lunettes de John Nada dans Invasion Los Angeles, John
Carpenter, 1988). Au risque de la tromperie, mauvaise ou magnanime, cf. l’épisode
des noces, Daya prise à tort pour sa doublure en reflet, cf. l’agonie à peine
atténuée par le sosie, cette vraie-fausse symétrie structure le métrage
lui-même, double dédoublement fraternel, de jumelles, de têtes couronnées, de
sites stylisés, de duels internes, de religions de saison, de naufrages à tout
âge, de batailles maritime puis côtière. À la fin, le fourbe représentant de la
« perfide Albion » succombe à un essaim de flèches bilatérales, entre
saint Sébastien et le Toshirō Mifune du Château de l’araignée (Akira
Kurosawa, 1957), tandis que Iron/Cameron (Mitchell) dort du grand sommeil sur
son drakkar embrasé, tel Kirk Douglas, certes, mais aussi à l’instar de Sandahl
Bergman, à terre, dans Conan le Barbare (John Milius,
1982), autre sommet de l’imagerie costumée, ensablée.
En matière de barbarie, les
Britanniques et les Norvégiens d’autrefois rivalisent, sauvagerie réversible in extremis
retournée, contournée, apaisée. Film épique, mélancolique, poétique et
politique, La Ruée des Vikings s’avère une œuvre majeure de son auteur
stakhanoviste, co-scénariste, directeur de la photographie et réalisateur. Leçon
de réalisation, le métrage montre le maestro à son meilleur, puisque chaque
plan possède une puissance d’impact intact, imparable, puisque chaque péripétie
s’harmonise avec l’ensemble et participe d’un arc graphique, narratif, tendu,
intense, bandé vers une cible insaisissable, définition en action(s) du désir,
sans cesse insatiable. Cinéaste adulte, a
fortiori lorsqu’il revisite les
légendes dorées, au propre, au figuré, de l’enfance européenne, Mario Bava
écourte le bonheur, délivre une victoire à la Pyrrhus, une coda douce-amère où
la caméra, au côté de la chère solitaire, semble s’engloutir au sein de l’océan,
auparavant parcouru en panoramique, durant le tendre accouplement express d'Erik & Rama, pudeur d’époque
point puritaine. Monothéisme ou polythéisme, croix-talisman ou dague baptisée de
sang, parade de départ ou danse de vestales devant un arbre géant, à La
Nurse (William Friedkin, 1990), les hommes (de)meurent rarement
tranquilles, à domicile, malgré des femmes fréquentables, aimables, secourables,
ni faire-valoir, ni victimes, ni décoratives, en dépit de la beauté des sveltes
sœurs Kessler, Alice & Ellen, dont la blondeur teutonne s’accorde à celle,
séduisante, de la noble Françoise Christophe, surprenante, de Mister Mitchell, de son frangin George
Ardisson. Jamais totalement manichéen, car Sir Rutford affectionne ses chiots,
en rime à Adolf Hitler, d’accord, ose se déclarer à sa suzeraine
refroidissante, La Ruée des Vikings propose de surcroît un évocateur combat sur
les flots sans verser, recevoir, une seule goutte d’eau, preuve vivante,
violente, du talent stratégique de Mario Bava, artiste désargenté toujours
riche d’idées, d’éclairages contrastés, de cadres composés, millimétrés, animés,
de brumes et de fumées usitées à dessein, édificatrices de grandeur à base de
rien, d’illusions propices à leur mise en abyme méta, je renvoie vers les
épilogues de La Fille qui en savait trop et Les Trois Visages de la peur
(1963), de Lisa et le Diable (1974).
L’opus
reprend brillamment, cette fois-ci en couleurs, remarquables, mémorables, immanquables,
la schizophrénie féminine, en noir et blanc, du Masque du démon (1960), l’architecture
caverneuse, voire troglodyte, du contemporain Hercule contre les vampires,
péplum transgenre. Il présage en sus
le sadisme érotique, gothique, du Corps et le Fouet (1963), demandez à
la bestiole velue, à huit pattes, derrière sa cage de verre, à proximité du
visage de l’otage. Alors que la division multiple et l’opposition personnelle,
amoureuse, Iron voulant le trône pour y asseoir sa passion, rendre acceptable
son tabou virginal, létal, constituent l’une des forces du récit, Olaf & Erik se
soucient d’union sacrée, scandinave ou anglaise. Et la vie imitant l’art, merci,
Oscar (Wilde), la production cosmopolite miroite la concorde internationale.
Escorté par les plumes d’Oreste Biancoli (Le Voleur de bicyclette, Vittorio De
Sica, 1948 ou Le Petit Monde de don Camillo, Julien Duvivier, 1952) & Piero
Pierotti (un Riccardo Freda, un Umberto Lenzi), par les notes ad hoc de Roberto Nicolosi, notez le
mini concerto de piano pendant que la caméra tourne autour de Daya & Iron
allongés, compositeur précédemment à l’ouvrage sur La maschera del demonio,
ensuite sur I tre volti della paura, par les ciseaux d’un second Mario,
Serandrei, monteur intime de Luchino Visconti, assembleur de Il
bidone (Federico Fellini, 1955), Été violent (Valerio Zurlini, 1959)
ou Black
Sunday + The Girl Who Knew Too Much, Mario Bava signe un songe de cinéma
climatique, héroïque, exotique, constamment stimulant, intelligent, inspiré,
inspirant, lucide et gracile, placé sous le signe du feu, leitmotiv extérieur,
intérieur, boucle bouclée de l’incipit,
de la conclusion, sis sous le sceau de l’eau, à la fois horizon et linceul.
Ici, les cadavres obscènes pèsent,
panoramiqués, des nuages de fin du monde surplombent une renaissance
dissimulée, les chorégraphies impliquent l’épée, les plongées cartographient un
décor magnifié, écrin du casting cohérent,
convaincant, impliqué. Un film dit d’aventure supérieur ? Mieux : un diamant
méconnu, qui interroge le pouvoir, le pardon, le destin selon Odin, la seconde
chance, l’altérité, la fidélité, le territoire, l’espoir, qui amuse, émeut, manie
de manière modeste le zoom, tradition
locale de décennie suivante, s’élève brièvement à la grue et nous élève nous
tous, cinéphiles déjà vieillis, « ciné-fils » à la Serge Daney,
orphelins hier ou demain, encore capables, néanmoins, de s’émerveiller, de se
déchirer, de fraterniser. Ne pensez surtout pas qu’il s’agisse d’un livre
d’images, d’enfantillages, de divertissement d’antan. Bava carbure au cinéma,
au rationnel, au pulsionnel, à la grandeur populaire, oxymoron mettons pour les
cons, pour ceux qui financent leurs immondices nombrilistes, auteuristes,
autarciques, avec le fric des connards de contribuables, toi, moi, camarade.
Les petits marquis de la bourgeoisie, il faudrait les incendier, par seulement
par des mots, leur faire subir le supplice ludique réservé au pauvre Erik,
Christ visé avec les pieds, olé. Évitons de nous énerver, plaçons la
célébration énamourée des « envahisseurs » au-dessus de la
malédiction méritée à l’encontre des usurpateurs. Quand tous les vaisseaux
s’évanouiront, quand tous les films que nous aimons formeront un amas de
souvenirs, de cendres, de mystères d’amnésies, quand ce blog s’englobera parmi l’oubli, les admirables et les minables, les
francs-tireurs et les favoris, les secouants et les rassurants se rejoindront,
s’annuleront, arithmétique du cercueil, algèbre de l’érosion, addition des
anonymes. Gémir, se lamenter, ruminer jusqu’à l’écœurement ? Prendre la
mer, prendre une femme/un homme, saluer au présent blessé des survivants la
rigueur, la beauté, la générosité, la clarté, l’éclat du cinéma du caro Mario
Bava, voilà.
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