Retour à Ithaque : La Terrasse
Méconnu (des critiques hexagonaux) et primé (au Brésil, en Italie), tourné
en quinze jours et sorti en catimini, ce voyage immobile mérite largement le
détour et recule afin d’aller de l’avant…
Une invitation imprévue, une séance
d’après-midi, une petite salle clairsemée : nous voici en train de
découvrir le nouveau film de Laurent Cantet, dont nous appréciâmes jadis beaucoup
Les
Sanguinaires (téléfilm atmosphérique sis dans un cadre familier), Ressources
humaines (l’un des meilleurs titres « sociaux » du cinéma
français au tournant du siècle) et L’Emploi du temps (œuvre mystérieuse
magnifiquement portée par Aurélien Recoing, qui laissait loin derrière elle L’Adversaire,
adaptation auteuriste et poseuse de Nicole Garcia du remarquable récit
d’Emmanuel Carrère, d’après « l’affaire Jean-Claude Romand »), bien moins
Vers
le sud (pas vu en entier, malgré Charlotte Rampling) ou Entre
les murs (subi jusqu’au bout ce pensum
frisant la démagogie). En « exil » à Cuba, le réalisateur collabore
avec Leonardo Pedura (en compagnie de Lucia Lopez Coll et François Crozade,
scénariste pour la TV) à la transposition d’un roman (et non d’une nouvelle,
comme l’indique à tort le générique final) de ce dernier, par ailleurs auteur
de polars renommés, Le Palmier et l’étoile, paru en français en 2003, à la trame
apparemment très différente du long métrage. Citons ce passage du premier
chapitre qui donne le ton : « De la mélancolie à la haine, de la joie
à l'indifférence, de la rancœur au soulagement, au cours de ses voyages
imaginaires, Fernando avait joué avec toutes les cartes de la nostalgie, sans
deviner qu'il avait peut-être gardé, tapie dans l'obscurité de sa manche, cette
tristesse agressive, incrustée dans son âme, avec une interrogation :
fallait-il vraiment que tu reviennes ? »[1]
Amadeo, professeur, revient donc à
Cuba après seize ans (il tient au compte exact) d’absence, passés en Espagne,
en France et en Italie. Au sommet d’un immeuble « populaire », il
retrouve quatre amis : Tania, ophtalmologue « orpheline » de ses
enfants, qui lui en veut de son départ, alors que sa meilleure amie, Angela, se
mourrait d’un cancer ; Rafa, peintre écœuré par ses propres toiles,
« barbouillages » qui se vendent pourtant et lui rapportent un peu
d’argent ; Aldo, l’ingénieur licencié s’abîmant les mains à construire des
batteries de contrebande (sa mère et son fils feront une brève apparition
durant la « fête ») ; Eddy, enfin, homme d’affaires anciennement
chevelu, désormais chauve dans sa veste à cent dollars et nanti d’un smartphone
(mais un audit risque de lui coûter
sa place et sa situation, acquises à base de petites combines un temps
autorisées). Souvenirs (« école à la campagne », premiers émois),
chansons (le rêve californien de The Mamas & the Papas, par exemple),
photographies (portrait de groupe en noir et blanc), apéritif, repas et café,
les retrouvailles vont vite s’orienter vers le règlement de comptes et le grand
déballage des reproches, des regrets et des remords, avec la vérité balancée
comme une gifle, blessant davantage puisqu’elle provient d’amis « de
quarante ans » (Eddy, furieux, s’en va mais finit par revenir, imitant
l’itinéraire d’Amedeo), avant la grande révélation in extremis concernant les vraies raisons du départ (et par
conséquent du retour).
Cantet joue l’unité de temps, de lieu
et d’action, ne cède jamais au théâtre filmé, au psychodrame, tire le meilleur
de dialogues habilement rédigés (pas un seul mot inutile dans ce film reposant
sur la parole et sa profération). Filmé au plus près du corps et du visage de
chacun des acteurs de la troupe – excellents Isabel Santos, Julio Díaz Ferran, Fernando
Hechevarria, Néstor Jiménez et Jorge Perugorría, ce dernier aperçu dans Fraise
et Chocolat, présent dans le Che de Soderbergh –, monté avec maestria par Robin Campillo (scénario de
L’Emploi
du temps et d’Entre les murs), superbement éclairé
par Diego Dussuel, Retour à Ithaque, sans Ulysse mais pas sans espoir,
cartographie du soir au matin un groupe et un pays, une « faute »
individuelle (« Vous faites chier, avec votre culpabilité ! »
rage Eddy à voix basse) et un crime collectif (le mensonge castriste), un
ressassement (le passé ne passe pas, surtout là-bas) et une ouverture (la
terrasse donne sur une corniche elle-même abouchée à la mer). Avec sa caméra
portée discrète et précise, avec ses champs-contrechamps dynamiques, ses
recadrages judicieux et ses gros plans hypnotiques, avec sa durée assumée (film
court mais dense, sensation du temps qui « coule » et des scènes qui
durent, notamment durant le monologue d’Amedeo), Cantet élabore un espace-temps
singulier, choral, qui n’oublie jamais la course (de la lumière, du jour vers
les ténèbres et l’inverse) du monde ni son bruit de fond (le cinéaste pousse
l’exactitude au point d’utiliser la vraie bande-son du match de football entendu dans la diégèse !).
La position en hauteur donne à voir
par inserts le quotidien du quartier,
cerné par les « barres » de buildings
délabrés : ici, une jolie voisine se peigne sur son balcon ; là, une
gamine s’amuse tandis que sa mère étend du linge ; ailleurs, un couple
s’engueule et des hommes se mettent à plusieurs pour égorger un cochon
(hors-champ, rassurons la SPA). Le charme, la beauté, la réussite du film tiennent
également à cette présence périphérique, à ce brassage de classes, à ce
tressage de destins et de trajectoires individuels avec une sorte d’esprit
national, de magma unanimiste (la
réalisation matérialise ainsi la tension entre l’intime et le politique, entre
le moi et la communauté, soulignée/combattue par l’idéologie
« révolutionnaire » et « dictatoriale », interroge
charnellement le fait d’exister individuellement au sein d’un régime
totalitaire, au sens « spatial » du terme, englobant toutes les
facettes de la vie et prétendant les régler sur son pas). La peur s’avère la
source noire d’où découle la disparition et les désillusions, peur de trahir
(déjà le sujet latent de Ressources humaines, conflit œdipien
sous la surface syndicaliste), peur de se confronter au néant de son succès (le
thème de L’Emploi du temps, radiographie d’un vide existentiel proche de
l’autisme), peur de perdre le seul trésor qu’ils possèdent en commun, leur
amitié, mise à mal par les menaces, les privations, les arrangements du régime
et d’eux-mêmes.
Film solaire et nocturne, drôle et
grave, Retour à Ithaque parle et regarde (en face) Cuba, bien sûr,
sans complaisance ni dolorisme, sans aveuglement ni auto-flagellation, mais
cette fable « universelle » sur la nostalgie, l’échec, l’impuissance,
le désenchantement et la solidarité pourrait se dérouler n’importe où, en
démocratie, dans une économie de marché, en Afrique ou en France (on pense à
Marseille pour les textures lumineuses, le voisinage maritime, la faconde
continue et le stade sportif). Le spectateur ne sort pas le cœur lourd, en
dépit du sentiment de gâchis, de temps perdu, d’envies brisées (peindre,
écrire, aimer) qui étreint les personnages et fait ressembler l’épilogue silencieux
à une gueule de bois saisie en élégant panoramique. La sensualité de l’œuvre,
des peaux, des musiques, des haricots, de la jeunesse projetant de prendre la
mer à son tour, du vent, des sons, du rythme terrestre, vient équilibrer la
désespérance et la cruauté des échanges. Les cinéphiles songeront sans doute à Dreyer,
Pagnol, Cassavetes ou Scola (clin d’œil au récent défunt, avec le sous-titre de
ce texte), beau sillage de mots, d’intensités, de « sociologies »
majoritairement oublié dans le « septième art » contemporain. Avec
douceur, avec humilité, avec un faible budget, aussi, Retour à Ithaque
représente ainsi un retour à un certain cinéma, celui des « vrais
gens » (Cassavetes), filmés à la bonne distance, dans un Scope surprenant,
avec amour et générosité, non en tant que symboles ou étendards bidimensionnels
mais en êtres de chair, de sang et de langage essayant de vivre décemment,
honnêtement, dans un environnement pour le moins difficile. Ils nous touchent
et nous ressemblent, ensemble, un par un, avec leur franchise et leur tristesse
(pas seulement « générationnelles »), la saudade et l’amertume en revers de l’humour et des forces de vie. L’opus s’achève à l’aube, sur Amedeo
enlaçant Tania tournée vers l’horizon, vers le champ liquide des
possibles : l’avenir reste à écrire, à vivre, à peindre (tableau
« inspiré » en vues multiples des ultimes images) et à filmer.
PS : nos remerciements renouvelés
à la sage et souple Sophie (pour la découverte et la place offerte !), amie
« musicale » et cinéphile « encartée », à laquelle nous
dédicaçons volontiers cet article rapide et ravi.
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