Cello : Ma meilleure ennemie
Oubliez le célèbre cliché de Man Ray, ne pensez pas à la regrettée Laura Antonelli
dans Ma femme est un violon : ici, le sexe s’abolit
dans une danse macabre et mentale…
Alors que la Corée du Nord joue les
Docteur Folamour (mais de quel droit les USA lui donneraient une leçon de
morale nucléaire ?), la voisine du Sud renforce sa suprématie
cinématographique avec un titre sorti voici une dizaine d’années. Placé sous le
double signe d’une silhouette de violoncelliste accompagnée d’une platine
auprès d’un lit et d’une femme ensanglantée sur une table d’opération, l’opus – mot littéralement idoine – épouse
le rythme lent et implacable d’un métronome filmé au ralenti, conduit avec une
discrète maestria vers un crescendo tissé de gore, de révélation et d’ironie. Un malaise et une menace s’immiscent
dans la vie de tous les jours d’un professeur de musique n’enseignant plus.
Beaux traits, belle maison, belle voiture (allemande) : tout pourrait
aller bien pour Mi-ju, malgré le mutisme autiste de sa fille aînée (rien à voir
avec des médicaments pris pendant la grossesse, rassure un médecin), ses soucis
avec une ancienne élève revancharde, ses cauchemars à base de brouillard noir,
le suicide « assisté » de sa belle-sœur esseulée (son petit ami en
Amérique rompt par téléphone) façon La Malédiction. Des dissonances plus
ou moins sonores et spectaculaires viennent cependant parasiter la petite
musique du quotidien, réglée tel le papier du même nom, avant que les cordes de
l’émotion et de la destruction ne se déchaînent (et se brisent) dans le dernier
tiers, descente aux enfers en circuit domestique fermé.
Dans la maison-prison, la rescapée
finit par se souvenir, par affronter une vérité déjà soupçonnée par le
spectateur affranchi de la fausseté d’un flash-back via, disons, Le Grand Alibi de Hitchcock. Sur
fond de rivalité amicale et musicale à l’unisson du diptyque adolescent et
féminin de Claude Miller (L’Effrontée puis L’Accompagnatrice),
le film s’apparente à une odyssée intérieure, un voyage immobile et méta
utilisant le coma en métaphore du cinéma. Mi-ju se raconte des histoires et
réalise son propre film, dont elle tient le rôle principal et subit l’impact à
la fois destructeur et salvateur. Pour renaître parmi les vivants, pour cesser
de subir le courroux des morts, pour espérer se délivrer d’une partition
répétée au diapason de la culpabilité, il lui faut se risquer, endormie, à cette fugue dite psychogénique, traverser ce territoire intime, foyer aussi
labyrinthique et circulaire que l’hôtel et le « jardin » de
l’Overlook. Au cinéma, à l’image de la supposée réalité, le monde se confond avec sa
perception, et l’existence procède d’une solitude ontologique. Cello,
morceau en solo, joue avec brio de l’incertitude des phénomènes et
des photogrammes, surtout lorsque le réel paraît reprendre ses droits
diégétiques. L’épilogue réaliste et rassurant semble ainsi miné dans ses fondements
par un sentiment de déjà vu, une variation de la biographie ouverte sur un
emboîtement infini, à l’instar du « rêve à l’intérieur d’un rêve » de
Poe.
Lee Woo-chul, jeune réalisateur au cœur
d’une mise en abyme sentimentale le temps d’une photographie, évite la vanité
de l’entreprise – ceci se réduit à un songe, à un mensonge, un paresseux tour
de passe-passe, écueil sur lequel s’abîmait le duo cérébral et réflexif L’Esprit de Caïn/Femme
fatale (un admirateur de Brian De Palma écrit cela) – par son caractère
heuristique à fleur de peau. La prisonnière de son corps martyrisé, de son
esprit en surchauffe, ne se remémore pas pour la gloire ou le divertissement de
l’amateur d’horreur, forcément (?) déçu par la retenue, le classicisme et la
précision du discours. Elle cherche avant tout à se libérer d’elle-même, de son
acte irréversible, accident de voiture devenu meurtre incarné par une
cicatrice/empreinte au poignet, stigmates ternaires hérités de la victime en
réminiscence accusatrice et indélébile. En matière d’apparence, le jeu social,
illusoire et précaire, rime avec le jeu esthétique, malléable miroir tendu au
protagoniste autant qu’au spectateur. Dans la fiction à la première personne
pourtant revêtue des atours de l’objectivité, de la « focalisation externe »,
pour jargonner avec les exégètes (ou les enseignants) de Lettres, les pires
craintes prennent corps et vie dans une fable graphique à la séduisante et imparable rigueur.
La mort d’une enfant, inguérissable
tragédie pour tout parent, s’y voit dédoublée avec le parcours de la
gouvernante, cruauté au carré obéissant au dédoublement général, vrai roi de la
narration depuis le générique amniotique, décliné en moments (le retour à
domicile), gestes (les doigts qui comptent), indices (les ondes cérébrales
parallèles) exposés avec une cohérence spéculaire. Tout se reflète et tout (se)
réfléchit au sein de Cello, les destins et les sœurs, les
anniversaires et les chutes. Un message moqueur à propos du bonheur fait
mystérieusement retour sur un portable ; dans un parking anxiogène, une
berline noire manque de renverser Mi-ju en reproduisant le trauma initial ; le violoncelle de la gamine duplique celui de
la mère ; dans l’album scolaire, les photographies étêtées vont par deux.
La gouvernante, autre survivante d’une famille décimée sur la route, partage le
silence de l’adolescente déjà réglée (filet de sang entre les jambes de la
génitrice et de sa progéniture, réunies dans une baignoire gentiment
incestueuse). La mort soudaine d’un chien aveugle baptisé Sunny, un concert
donné par la sœur de l’amie défunte, où notre héroïne se retrouve soudain
seule, tandis que le spectre de sa belle-sœur tient l’instrument, une brume
sombre et végétale se répandant sur le mur d’une chambre verrouillée (cf. le
contemporain Mortuary de Tobe Hooper), une pluie impromptue liée à une
chanson de « Rainy Melody », mille et un signes affleurent, énigmes à
résoudre, que nul ne parviendra vraiment à percer, béances de sens ouvertes en
blessures vives et visuelles.
Le mari, attendri et inquiet, ne
parviendra que trop tard, in fine, inutilement, à comprendre la
nature dramatique de la supercherie/substitution et la vraie raison de la
disparition de sa fillette, censément partie dans un improbable camping inventé par le déni de la mère
(il ira s’empaler sur un morceau phallique de ferraille, dans la cave utérine
occupée par le petit cadavre à l’abri au sein de l’étui du violoncelle :
que les « psys » se repaissent avec cet espace et ces accessoires
hautement symboliques !). Mi-ju essaiera de noyer dans le sang frais tous
les avatars de sa némésis, ses faces diverses attribuées en masques
reconnaissables au gynécée, quitte à se sacrifier, à s’automutiler, son
insupportable douleur dissoute dans un fondu au blanc. Les retrouvailles au
réveil apporteront le soulagement et la tendresse, des larmes en leitmotiv d’un mélodrame sec, mais une
dédicace sur une pochette de disque bouclera la boucle maudite, tel un sillon
raillé de vinyle provoquant le bégaiement du temps et de l’histoire en musique
(Bach, « machine à coudre divine », selon, peut-être, Colette, rime
avec le défilement régulier de la pellicule surnaturelle, puisque le cinéma
s’avère un art mécanique et mystique). Pas d’Ave Maria pour la musicienne finissant par ouvrir les yeux
(traversant celui de son succube), dans la double acception de l’expression, en
réponse à la douce supplique de l’époux, Orphée policé.
On le voit, cet attachant portrait de
femme résonne avec Carnival of Souls, Dark Water, voire Deux sœurs,
bien plus qu’avec Ring (rappelons aux amnésiques la présence de fantômes aux
longues chevelures de suie dès le Mizoguchi des Contes de la lune vague après la
pluie en 1953) ou la roublardise hollywoodienne de Sixième Sens. La
photographie pastel et hyperréaliste du binôme Kwon Yong-chul/Kim Doo-sam, la
performance intense de Sung Hyun-ah, postulante à Miss Corée primée avec
justice en Espagne, à la carrière hélas écourtée par un « scandale sexuel »
présageant celui de Bo Bo Chan après The Park, la réalisation « japonisante »
de Lee Woo-chul – cadres composés immobiles, lenteur cadencée du récit, huis
clos claustrophobe, juste distance capable d’illustrer un animisme journalier,
une sauvagerie tenue quasiment hors-champ – font de Cello, tourné en deux semaines pour
un budget deviné modique, une hypnotique réussite, en dépit des regrets de son
auteur pressé. Film de chambre, de femme, de faute (et d’innocence), il sonde
avec puissance et sérénité les affres d’une conscience tourmentée par les
crimes d’hier et les fêlures d’aujourd’hui. L’ultime plan, saisissant au propre
et au figuré, paraphe poétiquement l’emprise du passé, l’impossible oubli et la
main au collet d’un démon très familier, laissant l’héroïne et le film en
suspens, un visage muet, terrifié, comme coda
d’une sonate mélancolique et inspirée à vraiment réécouter…
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