Le Cochon de Gaza : Martyrs
Suite à sa diffusion par ARTE, retour sur le titre de Sylvain Estibal.
Si le « conflit
israélo-palestinien » peut se lire politiquement de plusieurs manières, il
donne aussi lieu à des traitements cinématographiques divers : bien loin
du formalisme keatonien d’Elia Suleiman pour Intervention divine,
Sylvain Estibal, écrivain-voyageur amoureux du désert (Le Dernier Vol de Lancaster,
adapté à l’écran par Karim Dridi) et journaliste (l’idée provient d’ailleurs
d’un reportage photographique pour l’AFP mené en Cisjordanie), propose la
(trop) sage mise en images, primée par un César du meilleur premier film, d’un conte moral pour adultes, davantage dans la
lignée lucide mais en apparence naïve de Robert Guédiguian, que dans celle de la
cruauté tragique – et parfois volontiers mélodramatique, comme chez le Dino
Risi du Fanfaron ou des Monstres – naguère représentée par la
« comédie à l’italienne », comparaison critique un peu facile,
assortie du fameux et péjoratif « sans prétention », auquel Pierre
Desproges, en son temps, régla son compte, soulignant au contraire la belle et
grande ambition de faire rire, surtout avec des thèmes qui ne s’y prêtent pas
au premier abord (en matière de guerre, les satires sardoniques de Kubrick, Docteur
Folamour ou Full Metal Jacket, demeurent inégalées).
Ce manque de point de vue, décelable
dès les premiers plans dans le bateau, poursuivi ensuite par de paresseux
champs-contrechamps entre les personnages, ne signifie pas pour autant absence
de regard, car Estibal, dans la douce lumière maltaise habilement rendue par Romain Winding, chef
opérateur notamment de Brisseau (le diptyque « coloré » Noce
blanche et L’Ange noir), sait saisir avec justesse et humilité la beauté
en ruines et la désolation vivante des visages et des paysages de sa fable
drolatique (couple à angle droit dans des lits séparés, enfants en gros plan,
rieurs ou méprisants, squelette d’installation municipale ou olivier bientôt
coupé en représailles, jouxtant un mur de séparation « berlinois ») ;
mieux, sa bienveillante neutralité, son altérité originaire – ni Israélien
comme Amos Gitaï, ni Palestinien comme Suleiman, seulement Français, au sens international d’un Renoir plus que d’un
Annaud, et à la tête d’une équipe cosmopolite brouillant les nationalités
fictives – lui évitent de succomber aux pièges du pathos, de la dénonciation, du
parti pris, du cinéma dit engagé. Le défaut de vision, rédhibitoire pour tout
cinéaste digne de ce nom, finit même par s’avérer une plus-value
symbolique : dans l’usage de cette grammaire basique et conventionnelle se
reflètent en effet la césure identitaire, la coupure, au propre et au figuré, séparant/reliant les deux peuples,
ainsi que la lingua franca de
l’anglais devenu pur vecteur commercial (une erreur de langage vaut une
savoureuse réplique d’Ulrich Tukur – le mot pig
associé à celui de paranoïa – pour un
caméo hystérique en représentant de l’ONU).
Fatima, l’épouse de Jaafar, résume
l’esprit du long métrage dans sa réponse au sujet de l’impureté supputée moindre
d’un animal honni venu du Vietnam : « Un cochon est un cochon. Ils
sont partout les mêmes. Comme les hommes. » On va s’en apercevoir durant
une heure et demie vite passée, au rythme de dialogues bien écrits et souvent
amusants. Myriam Tekaïa, qui interprète une jeune colon de Russie en affaires
avec le gazaoui « hérétique », se voit créditée de l’énigmatique mention « collaboration
artistique », mais ne doutons pas de l’importance des femmes dans ce film,
à l’intérieur et en dehors (une pensée pour la belle Baya Belal, femme au foyer
dénoyautant des olives à longueur de journée, entre ses quatre pauvres murs au
toit-terrasse occupé par deux « combattants de Tsahal », dont l’un
vient d’ailleurs regarder avec elle une telenovela
sentimentale (pléonasme), seule évasion partagée d’une prison commune, en relecture
« positive » du Silence de la mer). Solaires et
sauvages, sensuelles et sereines, elles se tournent toujours du côté de la vie,
malgré les reproches de leurs communautés ou les expulsions intempestives de
leur foyer, constamment en exil, sur le départ, dans l’attente d’une terre où enfanter,
que la progéniture appartienne à l’espèce humaine ou animale !
L’auteur entoure son pêcheur (très
bon Sasson Gabai, élu chaplinesque lors des funérailles, jadis au générique de… Rambo III) endetté, débrouillard,
sans descendance mais pas sans amour (jolie scène de la robe offerte, cadeau
quelque peu gâché par les chansons juives du dessus et l’eau de Cologne trop vaporisée)
d’une attachante galerie de petites gens ou de potentats, équivalents locaux des
villageois du Petit Monde de don Camillo du grand Duvivier, autre fantaisie
moins dramatique sur fond d’affrontement culturel et religieux – parmi eux,
un coiffeur capable de dégoter en
vingt-quatre heures une kalachnikov ; un prédicateur, « le meilleur de
la Palestine », formé en…. Angleterre ; une voisine confondant les
couinements de la bestiole (une truie prénommée Charlotte !) avec les
râles de plaisir de la maîtresse de maison ; un surveillant de péage adepte
sans le savoir de la liqueur porcine ; un riche – il possède une villa dotée
d’une douche et roule en Mercedes – terroriste qui cherche à convaincre notre malheureux
héros de se suicider, à la suite de son hilarante revendication numérique, histoire
de boucler en beauté son martyre impromptu. La bête transite de l’un à l’autre,
dans leurs appartements, leurs territoires, leurs discours, part d’ombre
joviale et attendrissante, d’une innocence bressonienne (Jaafar ne peut se
résoudre à l’abattre de sang-froid, mais il gifle un mouflet admiratif de son
attentat ; auparavant, il portait une ceinture d’explosif en lointain écho
du final rimbaldien de Pierrot le fou). Là encore, Estibal
se tient à la bonne distance et la drôlerie des échanges verbaux ou des
situations ne déséquilibre jamais l’acuité de l’observation, enracinée dans le réel
pour mieux s’en affranchir, se détourner de tout manichéisme, avec le rire, bien connue « politesse du désespoir », comme acte de liberté
posé à l’encontre de toutes les gravités meurtrières, d’où qu’elles viennent –
en lui réside la vrai valeur politique du Cochon de Gaza, petite leçon très
aimable adressée à tous les fanatiques ou aux porte-paroles politiquement corrects handicapés par leur « esprit de sérieux » (des
noms, vraiment ? Disons Boisset, Costa-Gavras ou Michael Moore).
Après un faux épilogue sur un rivage
vierge et « asiatique », nos protagonistes, un homme, un enfant et
deux femmes, quittent le bateau métaphorique dans lequel ils se trouvaient,
voguant vers un avenir incertain, tout sauf réconciliés (ils trouvent moyen de
se disputer à propos… d’humour juif !), afin de retourner à la case départ
– tout change, pourtant, au moins pour quelques minutes : au bord de l’eau
des possibles, deux jeunes amputés se livrent à une battle de street dance au
milieu d’une foule enthousiaste ; le ralenti du dernier plan sur les
béquille jetées en l’air avec, en arrière-fond sonore, les termes
« ensemble » et « paix » répétés en mantras par des voix
masculine et féminine, frise certes l’hyperbole œcuménique, mais la fraternité
de la séquence rachète ce péché véniel, et le geste de Jaafar, rajustant la
kippa sur la tête du gamin, signe bleu et blanc d’espérance dans l’aube du
premier matin du monde, enfin débarrassé d’étiquettes géographiques, contient
assez de sincérité filiale, d’amour désintéressé (plus tôt, il étreignait
également les deux femmes, qui lui donnèrent une bonne claque en retour !)
pour vivre ensemble dans un pays apaisé, à réinventer, via sa jeunesse, même blessée, et non plus sacrifiée (la mort inutile
de Walid, martyr d’une cause vouée à l’échec). Le cinéma, hélas ou tant mieux,
ne modifie pas directement le monde, mais l’art, celui de la danse ou des
images animées, constitue une arme tendre et une promesse précieuse. Le titre
original de l’œuvre, When Pigs Have Wings, traduisible par l’hexagonal « Quand
les poules auront des dents », atteste la nature utopique de cette nouvelle
nation, mais l’immunise contre la concorde misérable des affligeants feel good movies actuels, sa foi modeste
et solide – l’olivier, encore – dans un meilleur lendemain au présent, déjà là en
germe, finissant par emporter l’adhésion du spectateur uniquement occidental,
puisque aucun habitant de Gaza, en dépit de sa destination première, ne le vit
à ce jour...
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