L’Hystérique aux cheveux d’or : Jeune et Jolie
L’affreux destin d’Ingrid parmi les loups romains (et auparavant finlandais)…
Une jeune femme blonde en manteau
d’hermine parcourt de plates étendues enneigées, accompagnée par un thème
musical très sentimental signé Carlo Savina et un générique de mauvais augure aux
lettres rouge sang. À une toute petite gare de province italienne, elle monte
dans un train – le prend avant de s’y
faire prendre – et pénètre dans les
toilettes. Face au miroir, elle ôte sa culotte noire surplombant ses bas
blancs, affirme d’un ton résolu : « Jamais plus je ne la remettrai »
puis s’offre à un inconnu de passage,
ravi de l’aubaine mais qui devra se contenter d’un ersatz réifié de rapport
(main et vagin, cela et rien de plus) très
cher payé. En retour, il l’affuble d’un ironique titre de noblesse quand
elle lui reproche son tutoiement familier, sans porter crédit à son aveu de
virginité « commerciale ». La première femme et le premier homme,
Adam et Ève anonymes de la fiction, se parlent très peu, ne se comprennent pas,
s’étreignent comme on se noie et ne partagent qu’une infinie solitude,
métaphorisée par le paysage désertique et stérile aperçu plus tôt.
Après
cette ouverture étonnante, énigmatique et réussie, reprise indirecte du final
de La
Mort aux trousses, revu et corrigé par la glauque « modernité »
du Dernier
Train de la nuit, notre Candide originaire de Finlande va vivre une saison
en enfer dans la capitale transalpine (« Tous les chemins mènent à
Rome ; voir Rome et mourir » se trompe-t-elle dans un sourire
triste), plus exactement dans sa banlieue, territoire pauvre, sauvage, vivant
et sans issue – on n’en sort pas, ou alors les pieds devant, littéralement –
exploré presque vingt ans auparavant par un certain Pier Paolo Pasolini. Franco
Citti, autrefois mendiant christique pour Accattone, revêt ici la défroque du
mauvais ange luciférien, amphitryon goguenard et dangereux à la tête d’un
groupuscule terroriste trafiquant d’armes et poseur de bombes dans des
discothèques (colis remis par la Belle au bois dormant brusquement « réveillée »
dans sa sidération ; un ouvrier en bleu de travail vient d’ailleurs éclairer le
spectateur paresseux ou « endormi » au niveau de l’idéologie :
ces gens-là s’en prennent aux défavorisés, il ne faut pas les confondre avec
l’extrême gauche). Ingrid croise aussi, au début de son chemin (de croix) immobile,
quelques bourgeois décatis et voyeurs, adeptes d’un triolisme littéraire et
ritualisé, conduits par Enrico Maria Salerno (voix du Messie dans L'Évangile
selon saint Matthieu et père vengeur pour La Bête tue de sang-froid),
ainsi qu’un peintre bohème et tourmenté (double pléonasme) flanqué de son
épouse BCBG et critique d’art improvisée ; elle va, surtout, rencontrer une âme
sœur, la grande, brune et « généreuse » Claudia, prostituée par défaut, consolée par l’écho de sa
« caverne » souterraine et bien peu platonicienne, présence vocale
rassurante qui semble l’appeler (dans la dernière scène, Ingrid entendra la
voix de son « amie » décédée en invite létale).
Mortes au monde,
telles les catins prisonnières des libertins sadiens reclus dans leur
château-tombeau, les deux filles, âmes en peine au sein d’un pandémonium laïc
et existentiel, ne vont nulle part, malgré le titre original fellinien (Ingrid
sulla strada) et chutent lentement, durant une heure et demie (une version hardcore, un peu plus longue, existerait) dans les abysses désespérés d’une radicale déréliction, davantage no future que tous les slogans
dérisoires des punks de l’époque. Le
film ne quittera cette Rome pluvieuse, boueuse, grisâtre et
« enterrée », cimetière de la morale et des illusions des jeunes
filles en fleurs, que pour l’épilogue : par un matin ensoleillé, lavé de
tous les péchés de cette faune sous un bleu du ciel à la Bataille, l’étrangère
– son itinéraire cruel évoque les affres de Geraldine Chaplin in Anna
et les loups et renverse, dans sa géographie fantasmatique, celui
de Nino Manfredi pour Pain et Chocolat, immigré méridional
obsédé par les beautés aryennes de la Suisse –, naguère artiste abusée par un son père, surgie d’un « désastre obscur »
(Mallarmé en hommage à Poe), se donne la mort sur un ironique chantier de
construction, levant sa rollinienne cape noire afin de masquer son joli visage
figé ; bientôt, de lourds blocs de pierre viennent l’écraser, parmi la
terre remuée en linceul naturel, dans une reformulation du supplice lapidaire
biblique. Claudia, lointaine cousine inversée
de Cabiria, succomba quant à elle au couteau de Renato, son souteneur sans
pitié, bouffon sinistre aux larmes de crocodile, éploré sur le cadavre symbolique
de sa chère et tendre, surinée dans
un accès de révolte.
Brunello Rondi, scénariste pour
Rossellini et Fellini, adaptant pour son premier opus comme réalisateur Une
vie violente de PPP, livre le portrait croisé d’une héroïne et d’un
pays, tous deux pris dans la désespérance métaphysique de temps sombres, d’une « gueule
de bois » généralisée après les colorées utopies hippies, « l’Été de l'amour » avorté, les rageuses
doléances féministes, contemporaines de l’essor de la pornographie, avec leurs
déclinaisons nationales (par exemple, Mai 68 en France, épiphénomène d’essence
bourgeoise et illustration de la devise cynique de Tancrède dans Le
Guépard : « Pour que tout reste comme avant, il faut que tout
change »). Il paie bien sûr son tribut à Salò ou les 120 Journées de
Sodome, sorti un an plus tôt, au moyen d’une scène de torture
(coprophagie, brûlure de cigarette et ablation de la langue, technique dont se
servit Mesrine pour réduire au silence un journaliste jugé indélicat) en
métonymie d’un très vicieux « cercle
infernal », au sens propre (et sale) de l’expression.
Si le long métrage pèche par son
interprétation, au mieux bressonienne, au pire inexpressive – portée par Janet Ågren, jadis mannequin suédois, entrevue en soubrette dans La Plus Belle Soirée de ma vie
de Scola et Francesca Romana Coluzzi, une ancienne cascadeuse sollicitée pour Huit
et demi (auquel elle préféra ses études !), les deux actrices
comptant itou des apparitions chez Fulci
en point commun –, par un manque de point de vue cinématographique (Rondi en
homme de mots plutôt que d’images, même s’il se sert à deux ou trois reprises
d’une lentille bifocale affectionnée par De Palma, sous l’inspiration, qui sait,
du directeur de la photographie Stelvio Massi, simultanément cinéaste avec L’Exécuteur
vous salue bien) et politique (la peinture « sociologique »
demeure assez superficielle), il mérite une bienveillante exhumation pour son
honnêteté foncière, dépourvue du moindre racolage sexy ou gore : voici
un martyre sans compromis, qui va droit dans le mur et plonge sans faillir dans
le vide, l’exploration méconnue d’un territoire caché, nié, part d’ombre mise
en lumière (crue), déjà en germe dans le « miracle économique » italien
des années 60 (cf. Risi et son Fanfaron), peuplé de morts-vivants
un peu plus réalistes que ceux de Fulci, toujours lui, un peu moins marxistes
que ceux de Romero, où règnent l’entropie,
les puissances de mort, les signes obscènes du passé filtré par le cynisme
post-moderne (brassards et chants nazis, panoplie fétichiste du néo-fascisme).
L’au-delà n’attend pas Ingrid, ni le
spectateur venu, à tort, s’encanailler au spectacle édifiant d’une nouvelle
Justine partie se dorer/ressusciter au soleil méditerranéen, femme libre,
dit-elle, et « travailleuse du sexe » volontaire, n’y trouvant que la
nuit sans fond de l’âme et du corps : il se déploie sous nos yeux, en
miroir anxiogène d’une réalité meurtrière et glacée, d’un monde certes
hystérique, malgré son anémie épidémique, digne d’un cauchemar impuissant, mais
plus encore névrosé, psychotique, dominé par Thanatos violant (à deux reprises)
cette Alice orpheline perdue dans sa cité funeste. Près de quarante ans après,
dédoublé dans les miasmes mondialisés du néant numérique, cet univers grimaçant
et hideux n’en finit pas de nous étouffer, de nous tuer dans notre esprit et
notre chair, de nous blesser au quotidien puisque nul (pour l’instant) ne se
soulève collectivement. L’Hystérique aux cheveux d’or (titre
vidéo français, poético-psychanalytique et vaguement misogyne), montre tout
cela et le donne à voir sans fioriture d’auteur ni cahier des charges habituel
du cinéma « bis » ou dit de genre, méprisé/réhabilité souvent pour de
mauvaises raisons – grandeur troublante et avérée d’un petit film prophétique à
vite (re)découvrir, pour mieux conjurer notre présent damné…
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