Fichus Français
Exils # 140 (13/11/2025)
Évasion de Delon, Gabin en Sicilien, Ventura ne vapote pas : divertissement amusant mais limité, un poil longuet, Le Clan des Siciliens (Verneuil, 1969) fonctionne en fait et en définitive de façon déceptive, raconte à l’encontre de l’horizon de réception, paraît l’estimable précipité d’un pays et d’une partie de sa population sur le point de changer à jamais. Il s’agit bien sûr aussi d’une histoire de hasard, de bijoux et de joujoux, ombre baudelairienne d’arnaque aérienne, le cadeau mimétique offert au futur mouchard par son grand-père pas encore froidement furibard en reflet de l’aéronef filmé, donc du film lui-même, grand jeu pas autant dangereux, jadis déjà décrit par Welles tel un « train électrique » magnifique. Cette dimension d’enfance disons émouvante, au risque du puéril, un instant assez superbe la symbolise, lorsque Roger Sartet se souvient du passé, son CV de braqueur à main armée, fatal aux flics, lu par le juge, sourit comme la Joconde aux déclarations de l’instituteur, le seul à en dire du bien, Alain gamin le valait bien. Même s’il prend également les transports en commun en studio, se sert de transparences, Verneuil ne s’immisce chez Melville, n’anticipe les maquettes suspectes du final et funèbre Un flic (1972), ici pas question d’abstraction ni de sidérante stylisation, cf. la dense séquence du double vol, en l’air et millionnaire, suspense solaire et contraire au casse en huis clos molto parigot du Cercle rouge (Melville, 1970), exercice de virtuosité méthodique et hypnotique. Cependant le récent « samouraï » à nouveau déraille, remarquez de Cathy Rosier le poster publicitaire, le projet vain d’achat de terrains italiens sent le sapin, la concorde couve la discorde et le collectif autarcique du titre succombe in extremis à l’autodestruction, contaminé par un homme et une femme français.
Moins sociologique que Scorsese, quoique, le cinéaste dirige sa sienne « valse des pantins », danse rigolarde et macabre de silhouettes simplettes, de mecs en toc d’une autre époque, pris entre l’étau réversible du puritanisme et de la pornographie, André Pousse à la fois « photographe d’art », le commissaire secoueur se marre, de harem dévoilé, puis faussaire rusé aux portraits voilés. La trivialité de Verneuil remplace ainsi l’idéalisme de Melville, Le Clan des Siciliens ressemble à un requiem désacralisé, daté, commencé dès l’orée par d’explicites arrêts sur image d’écran divisé, de quoi mettre en colère Jean-Pierre, qui jugeait risible le générique idem à moitié figé de La Horde sauvage (Peckinpah, 1969), similaire et différencié acte de décès, davantage dilaté, ensanglanté, d’une certaine masculinité. Il s’achève de manière sèche, en bordure de barres d’immeubles bientôt érigées, avec les suites que l’on sait, no man (nor woman)’s land humide et boueux, revu à l’ouverture de Série noire (Corneau, 1979) et en écho à la destruction domestique, au propre et au figuré, du Chat (Pierre Granier-Deferre, 1971), Courbevoie mis à bas, s’écrient Céline & Arletty. Tout sauf western ou film d’amour, malgré les extraits regardés, quel malvenu baiser mouillé en mode Tant qu’il y aura des hommes (Zinnemann, 1953), la course-poursuite guère frénétique, un peu pachydermique, du chat Ventura et des souris à soucis procède en réalité, en sourdine, d’une lucide radiographie, illustration de saison d’une modification des mœurs et des humeurs, relie à leur terme l’hédonisme supposé des années soixante à la déprime glacée de la décennie suivante, chronique d’une ruine programmée dans laquelle le racisme et le féminisme s’avèrent en vérité des combustibles responsables de l’implosion clanique, par extension métonymique de celle de la nation.
Dépassé, trépassé, en sursis, trop vénère pour arriver à « Veracruz », Lancaster le laisse (se dé)faire, Delon s’allonge au lit, en compagnie écourtée d’une prostituée payée (Sabine Sun), réplique ironique comprise, s’allonge, gisant, sur une banquète arrière pour dire adieu à sa sœur en pleurs (Danielle Volle), Orphée motorisé, manipulé, dont l’amour incestueux rappelle celui de Scarface (Hawks, 1932) et Scarface (De Palma, 1983). Gabin sort de l’ascenseur de sa boutique de flippers comme on descendrait aux Enfers, se fait filmer au musée, signe sinistre, capture macabre. Tous ces types peu sympathiques réunis en avion évoquent un brin le corbillard estudiantin de Destination finale (Wan, 2000), variation horrifique du cercle coloré fatidique. Les mains d’Alain manient une sorte de couteau suisse avec une habileté à rendre jaloux les détrousseurs du Louvre, pointent un pistolet sur une cible volontaire et envoûtée, malmènent une murène mais ne parviennent à conquérir une épouse complice et callipyge, coitus interruptus cachés derrière un rocher, puisque surpris par le gros ballon et le petit garçon. Bonniche à domicile, priée par procuration de se vêtir moins court, Jeanne (Irina Demick, compagne de Zanuck, la Fox ne s’en moque, lui fournit distributrice une doublure nudiste) déverse sa rage dans l’habitacle, sur la route de déroute du duel express, victime du désir, de l’ostracisme, sinon du sado-masochisme, l’instituteur s’intitulait Ségur, d’une morale à deux balles, imposée par de médiocres mâles. Féministe, Henri ? Plutôt attentif aux femmes, auxquelles il accorde au fil de ses films des rôles brefs et toutefois essentiels, par exemple l’insistante Madame Evans (Sally Nesbitt), intruse et têtue, qui fait capoter le braquage sans aucune balle tirée, impuissance insinuée, jusqu’à l’apogée autobiographique du diptyque Mayrig (1991) et 588, rue Paradis (1992).
Si Le Clan des Siciliens congédie la dynamique intergénérationnelle de Mélodie en sous-sol (1963), Sarcelles pas belle, thriller initiatique itou sis sous le signe du malhonnête, de l’échec, le réalisateur moraliste et non moralisateur, cf. la limpide et désormais intempestive citation de Tchekhov, au profit d’un mépris partagé, de chacun et chacune pour chaque côté, hormis une sincère amitié de compatriotes en pointillé, appréciable respiration de co-production, il incline à la morriconienne mélancolie, au pack de yaourts Chambourcy, à l’instantané détourné d’une France en train de se métamorphoser. Verneuil ne regrette rien, il constate plus qu’il ne compatit, il introduit une dose d’humanité au sein malsain de machines viriles inutiles. Jeanne se rétame, s’interpose à raison et à tort, accepte sa mort, néanmoins le néant revient à Gabin, survivant dessillé, privé de ses fils prisonniers, truand démodé, démuni, docile à l’invite du flic compréhensif. Incapable d’écouter les avertissements du comptable et expert bon vivant, d’adouber l’indifférence de Madame Manalese (Elisa Cecagni), cette terre lui suffit, Vittorio ne mourra pas en Sicile, ne dînera pas avec son petit-fils, s’en va vers la nuit, obéit à l’oubli.

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