Pain et Madeleine
Exils # 142 (19/11/2025)
Aseptisée, désincarnée, illustrative, translucide, cf. la célèbre scène de la « tempête crânienne » : on peut préférer sans regret la robustesse de Bernard (Les Misérables, 1934) ou le pessimisme de Hossein (Les Misérables, 1982) à l’échantillonnage de Le Chanois (Les Misérables, 1958). Malgré ses trois heures de familiers malheurs, sa version va trop vite, survole son sujet, rabotage de montage, deux heures ailleurs de tumultes et de chutes, ressemble à une bande-annonce soucieuse de ne déranger personne, de quoi donner raison de facto au pamphlétaire Truffaut. La discutable et discutée « qualité française » mise en cause par l’un de ses futurs représentants, même différemment, s’acoquine ici au fameux, sinon sinistre, professionnalisme allemand, car co-production de bon ton, figurants de la DEFA disons à ouf, capables de remplir avec rigueur le(s) cadre(s) de la bataille des barricades, l’Italie investit aussi. Dès le début, défilé de bagnards sous le soleil du Sud, la voix off du narrateur Jean Topart surplombe l’opus, le distance, le dévitalise, rappelle un précédent travail de Barjavel, à savoir Le Petit Monde de don Camillo (Duvivier, 1952), idem adaptation (ra)contée, itou sise sous le signe du tragi-comique. Tandis que la (trop) douce, édentée Danièle Delorme succombe à un arrêt cardiaque, que la (pas si) forte, affamée Silvia Monfort, déjà au générique du peu épatant Le Cas du docteur Laurent (Le Chanois, 1957), se sacrifie, remarquez au passage la rousseur partagée de ces dames, à l’unisson de celle du rusé, cupide et vil Bourvil, pourvu de lunettes à la Lennon, comme en train de répéter le rôle point chrétien d’Un drôle de paroissien (Mocky, 1965), Bernard Blier, Javert père puis fils, porte des pattes patraques et se supprime menotté, Serge Reggiani joue un Républicain, Giani Esposito campe un Marius inconscient, des sentiments d’Éponine autant que du nom de son sauveur.
Divisé en deux « époques », la première pourvue d’émotion, la seconde consacrée à l’action, donc diptyque (mélo)dramatique et politique, l’amour toujours en ultime morale de classe de terminale, Les Misérables sent le carton-pâte, ne sent à aucun moment la misère et la colère, l’injustice et la némésis, l’Empire et l’emprise. Waterloo liquidé au galop cristallise la traduction expéditive et cependant languide, défilé chloroformé de figures obligées, imposées, sorte de texte issu du Reader’s Digest, de résumé filmé. Quant à sa Cosette proprette, elle suinte la transparence, exit la maltraitance, et devenue adulte, la bien élevée Béatrice Altariba ne déçoit son vrai-faux papa. La musique de van Parys sert de sucre ajouté à la solide et insipide pièce montée, aux costumes et aux décors trop beaux pour être honnêtes, pasteurisée par un paraît-il confortable budget, confortée par son succès. Longtemps après, quelques critiques gauchistes reprochèrent au riche Berri un colossal Germinal (1993), petit exercice capitaliste censé réveiller les sensibilités communistes, le rouge Le Chanois ne rougit pas. N’en déplaise aujourd’hui à leur héritier putatif, c’est-à-dire au PS amnésique et squelettique, compromis avec la clique hétéroclite et cynique des Écologistes et des Insoumis, la pauvreté au ciné coûte cher, pierre d’achoppement d’un art industriel désormais doté, en tout cas ici-bas, au pays de Ladj Ly, d’engagés à dégager, de VRP du peuple auto-proclamés, de petit marquis à vous donner envie de (re)prendre le maquis. La famille affligeante, effroyable, incestueuse, ingénéreuse du ciné français, qu’elle aille au fond se faire foutre, qu’elle continue hors de notre vue sa conformiste et perfusée déroute, guillerette galérienne du moralisme moderne, asservie et au service du CNC, enchaînée aux chaînes de TV publiques et privées, sa camelote elle-même en toc et démunie de l’estimable vernis du dirlo photo Jacques Natteau (La Traversée de Paris, Autant-Lara, 1956), de la présence consolante du point serein Jean Gabin, raison véritable, pas déraisonnable, de se farcir en ligne cette fresque suspecte.
Le tourment de Valjean lui convient tel un gant, frise l’autofictif, reflet déformé d’un acteur populaire, par la classe, à l’écran, à présent et a priori embourgeoisé, en réalité « ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre », transformiste complice et altruiste, philanthrope interlope, enterré sous une anonyme tombe d’automne. Moins massif que Baur, moins marqué que Ventura, Gabin bouleverse en sourdine, (dé)montre à ses opposants qu’il ne perd son talent, à l’argent ne se vend, que son chemin de Damas ne s’apparente à une retraite fadasse. Plusieurs titres de la mésestimée partie de sa filmographie, à la suite d’un exil outre-Atlantique dû au contexte historique, à l’éthique, permettent de corriger le préjugé d’une star installée, sur le set en charentaises, redéfinissent le fatalisme d’avant-guerre, celui de Duvivier, Carné & Prévert, par exemple Voici le temps des assassins (Duvivier, 1956), Le Clan des Siciliens (Verneuil, 1969), Deux hommes dans la ville (Giovanni, 1973). Sans révolutionner l’increvable anti-héros de Hugo, âme « (r)achetée » de chandeliers, de destinée, il parvient à lui conférer une crédibilité, une calme combativité, à contre-temps convaincant de l’ouvrage davantage inconsistant que déshonorant, inutile que servile.

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