Le Pantin et la Femme
Exils # 102 (15/04/2025)
Comme Bergman (Fanny et Alexandre) & Kieślowski (Le Décalogue), Pialat (La Maison des bois) & Lynch (Twin Peaks), Comencini manie en cinéaste la temporalité, la proximité de la télé. Que vaut donc cette version condensée, en salle distribuée, en français doublée ? Elle démontre d’abord que la qualité du regard ne dépend de la quantité de l’écran : leçon de réalisation, sinon d’adaptation, bravo à l’incontournable co-scénariste Suso Cecchi D’Amico, (re)lisez mon portrait, Les Aventures de Pinocchio (1972) bénéficie ainsi et aussi d’une direction artistique – costumes + décors de Piero Gherardi (La dolce vita, Fellini, 1960) – et photographique – Armando Nannuzzi éclaire ensuite le Jésus itou cathodique de Zeffirelli – assez admirable, mélange réussi de réalisme et de fantastique, de rudesse et de douceur. Avec son casting hétéroclite, aux caméos drolatiques, citons Stander en marionnettiste, De Sica en magistrat, Adorf en Monsieur Loyal, à l’unisson et en illustration d’une trame épisodique et initiatique, le métrage de remontage, pas de ratage, semble presque une réponse ludique au pessimisme de L’Incompris (Comencini, 1967) et à celui, collectif et symbolique, du Grand Embouteillage (Comencini, 1979), vers lesquels je ne reviens point. Il s’agit bien sûr d’une réflexion en action(s) au sujet de l’éducation, où le fils adoptif, au caractère égoïste, hédoniste et anarchiste, in fine affranchi des influences et des conflits, (re)naît une nouvelle fois, en compagnie du réticent papa, en s’évadant du ventre d’une baleine biblique, à l’opposé du retour au foyer de « l’enfant sauvage » de Truffaut (1970), désormais prénommé, socialisé, civilisé.
Si Comencini lecteur du conservateur Collodi s’inscrit par conséquent dans un reconnaissable sillage de pédagogiques outrages, de Vigo (Zéro de conduite, 1933) & Duvivier (Poil de Carotte, 1932) à Anderson (If…., 1968) & Parker (Pink Floyd: The Wall, 1982), il dialogue à distance et en sourdine avec Allemagne année zéro (1948) du compatriote Rossellini. Le mini nazi on s’en souvient s’y suicidait, incapable de supporter le poids de sa culpabilité, du parricide inculqué. A contrario, Pinocchio sauve Geppetto, valeureux et vieilli Manfredi, corps et âme, lui épargne une retraite de « pauvre » et de misanthrope, une réclusion à l’écart des hommes dont il désespère sans colère. Jamais marxiste ou « communiste », n’en déplaise à la Lollobrigida, Comencini esquisse en finesse les rapports de classes, indépendants de l’âge, puisque Lucignolo le petit patron de Pinocchio. La coda ne conclut pas, la fin s’avère autant ouverte que l’horizon, le film se termine mais « la belle aventure de la vie » va débuter, invisible, l’imaginaire du spectateur substitué à l’imagerie des auteurs. Revoici en définitive et in extremis l’élan revigorant de l’enfant, jadis déjà suivi en train de courir – à peine créé, le pantin réclamait sa patte – en longs travellings, mouvement harmonieux du personnage et de l’ouvrage, le panorama ultime et maritime en rime à la fameuse coda immersive des Quatre Cents Coups (Truffaut, 1959). Habile et mobile, la caméra cadre une misère démunie de misérabilisme, une paternité dépourvue de pathos, une sensibilité tout sauf sentimentale, moche reproche que s’adressaient à eux-mêmes le Fellini de La strada (1954) et la Pascal du Petit Prince a dit (1992).
Les Aventures de Pinocchio ne cherche à faire chialer ni à choquer, cependant Pinocchio y pleure et y pisse. Émouvant et amusant, il possède encore, comme certains contes, un soubassement inquiétant, une noirceur inversée de la candeur indocile de l’excellent Andrea Balestri. Au-delà du monde des adultes rempli de tumulte, de séductions et de dangers, au cœur du créateur et de la créature réside le deuil intime d’une épouse disparue, d’une mère éphémère servant la soupe populaire, d’une femme faite fée, en écho au marmot fissa transformé en animal, c’est-à-dire en âne de bonnet homonyme. La cara Gina en perruque colorée incarne ce fantasme funèbre de photo fracassée, la maison du lac – pas celle de Rydell (1981) – qu’elle occupe évoque la rotonde moribonde de Carnival of Souls (Harvey, 1962), le goûter auquel elle convie les gosses rappelle le thé surréaliste et sinistre de l’Alice de Lewis. S’il ne saurait certes s’agir de misogynie, davantage de survie, le parcours effectué équivaut en outre à se libérer de l’attraction d’un astre sombre, d’une matrice mausolée, à évoluer, se retrouver entre mecs, sincères ou malhonnêtes. Les seules autres représentantes du supposé deuxième sexe s’aperçoivent au lavoir, une grosse robe dissimule un moment le petit voleur de fromage poursuivi style slapstick par un duo de gendarmes locaux. Ponctuée par les thèmes amènes du fidèle Fiorenzo Carpi, la co-production allemande et franco-italienne concrétise un projet d’une dizaine d’années, liquide vite l’héritage discutable de Disney, exit le critique criquet, dédouble des voleurs – célèbre tandem de Franchi & Ingrassia – et des docteurs à la Molière, comprendre incompétents.
En 1964, Pasolini se livrait à une Enquête
sur la sexualité ; huit ans après, Comencini réinvestit les
témoignages d’un second documentaire découpé idem en épisodes, au titre
explicite (I bambini e noi, 1970), au cours duquel il rencontra le comparse Domenico Santoro, et délivre un film libre sur la
liberté, une parabole d’époque, diffusée puis distribuée durant le phénomène,
voire le plébiscite, des enfants dits libres de Summerhill, un conte évocateur en
résumé à contre-courant de notre modernité cadenassée.
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