L’Étranger de L.A.

 Exils # 50 (16/09/2024)

Un papillon sur l’épaule se termine sur la mort de Lino Ventura, descendu dans la rue, tombé à distance et dans l’indifférence, effet snuff movie garanti. Un homme est mort – aussi co-écrit par Jean-Claude Carrière – s’appesantit sur l’agonie de Jean-Louis Trintignant, au creux de l’habitacle d’un corbillard, un gamin proche et lointain pour témoin. Ce dernier plan, assez sidérant, audacieux et silencieux, avant l’arrivée de l’énergie funky du thème de Michel Legrand, démontre en sourdine une maîtrise de l’espace et du temps (surcadrage du pare-brise, durée dilatée), une manière de magnifier, sinon d’immortaliser, en image arrêtée, le grand moment d’un talent évident (l’acteur majeur touche sa bouche, aussi ahuri et motorisé que le trop calme Dustin Hoffman des Chiens de paille). Le meilleur du cinéma de Jacques Deray, réalisateur à succès, auteur à réhabiliter, possède ainsi cette densité existentielle, cette mélancolie individuelle, ce qui sied à merveille à sa chronique d’une mort annoncée en Californie localisée, celle d’un anti-héros guère rigolo (« J’adorais votre sourire » ironise un soir une prostituée solaire), celle d’un assassin point serein, au prénom stendhalien, au destin camusien. Sur son chemin de croix aéré, ensoleillé, d’étranger endetté, aidé, traqué, conclu de manière adéquate selon une hécatombe de tireurs en costards noirs, en accord avec celui du croque-mort, au milieu d’un salon funéraire où trône le cadavre à cigare du père, d’abord entre beaux quartiers et « downtown » populaire, « topless » et paupérisé, autoroute de déroute et océan de néant, Lucien rencontre quelques femmes remarquables : une épouse trouble (belle-mère douce-amère), une mère heureuse (elle vit bien le quart d’heure warholien), une serveuse solidaire (lucide quant à l’avenir « en pire » que promet le parricide héritier). Si la dear Angie Dickinson, bientôt sous la douche de Pulsions, quasi se limite à un caméo de veuve joyeuse et incestueuse, au pudique déshabillage dédoublé, Ann-Margret confère au film une émouvante humanité, une fréquentable trivialité (en sous-vêtements dans l’appartement, « bonne nuit » au Frenchy groggy devant la TV), un élan désarmant, a fortiori face aux mecs armés. Nancy dit zut à sa monroesque perruque, envisage une « nouvelle chance » et une nouvelle vie loin de la souffrance et des États-Unis.

On ignore encore son sort (hors de sa bagnole rose, en vain elle attend le mort-vivant) mais les scènes en tandem de l’actrice intrépide de Tommy réduisent à rien la suspecte guerre des sexes présente et passée, redonnent foi en une fragile et forte féminité, surtout illustrée au ciné. Il croise en outre le mâchouilleur Roy Scheider,  flingueur rateur et moqueur (augmentation du son de la télévision comme au massacre de Scarface), trop fidèle à un employeur de malheur, qui s’offre ici une poursuite plus comique que l’iconique de French Connection. Tandis qu’Umberto Orsini, swimmer à la Lancaster de piscine à la Romy, caution pas à la con de franco-italienne co-production, redécouvre les joies et les tracas d’un œdipe sudiste, gaffe au flic coriace, mon gars, l’exilé décide de rester (« Ils veulent me garder pour toujours » confie-t-il au téléphone à Antoine, amical et létal Michel Constantin), de laisser sur lui les grilles de la villa vénéneuse et du fatum se refermer. Il ne récupère son passeport, sa mallette à l’argent malhonnête ; gifle un fiston espion ; se fait tirer le portrait, par des motards escorter, par un comparse courser ; écoute un converti vite occis ; n’assiste tant pis à une partie de « roller derby » ; n’aperçoit pas le majordome de Magnum et ne reconnaît l’Adrienne de Rocky, eh oui. Il veut comprendre le pourquoi de tout cela, admirable et dérisoire Icare. Partir en compagnie de Nancy, quel beau mensonge, il n’y songe. S’évader via la seventies sexualité, il ne saurait y penser, petit garçon à la tête baissée, assis sur un lit en train de lui expliquer la parisienne causalité. Tel le samouraï de Jean-Pierre Melville, lui-même suicidaire à sa manière, hypnotisé par une pianiste fatidique, le pascalien Lucien s’allonge, son immobilité sans divertissement, lestée de tourment, ne se prolonge. Vivre et mourir à Los Angeles, résumera et philosophera Friedkin, sa ville à lui différemment soucieuse de réalisme (magique et démoniaque), économique et topographique (le dirlo photo Silvano Ippoliti éclairera plusieurs opus du sensuel Tinto Brass). Davantage que John Carpenter, observateur calmement rageur, au moins le temps d’une demi-heure, d’une misère américaine (Invasion Los Angeles), le regard de Deray rappelle celui de Marco Ferreri (Conte de la folie ordinaire), autre Européen peu préoccupé de tourisme rassis ni de stérile sociologie.

Filmé à hauteur d’homme(s), au ras du sol (Constantin s’accroche au pare-chocs et glisse sur une pelouse au vert de cimetière), en dépit du prologue aérien, dédale urbanistique et mécanique de générique informatif, d’une poignée de plans bienvenus à la grue, Un homme est mort documente avec une invisible virtuosité une cité démystifiée, dont les ruines de bord de mer matérialisent une déprime délatrice et délétère. Le chasseur chassé paie au prix le plus élevé un meurtre commercial et un mal banal, rien de malsain, toi ou moi, voilà, la valse véloce des pitoyables pantins se termine bien, en tout cas pour les deux dames précitées, puisque Madame Kovacs prend place dans le panier à salade. La tragi-comédie aux cent minutes munies de stimulant tumulte mérite la visite, en ligne ressuscite, d’une époque sans camelote (La Piscine, Borsalino, Flic Story, Trois hommes à abattre) participe. Ensuite certes Deray du sommet descendra, décevra (Le Marginal, Le Solitaire, Clarissa, malgré Jean-Paul Belmondo & Maruschka Detmers) et cependant cela importe peu, n’importe pas, car l’ultime moment – et tout ce qui le précédant s’apprécie constamment – du métrage de son âge (cf. les affiches pacifistes du faussaire sympathique et en slip) le hisse en cime discrète d’une filmographie à fréquenter, animée de forces mystérieuses, dotée d’étoiles noires, univers fraternel et mortifère que capture une caméra précise, que traverse une sensibilité singulière.              

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