Les Magnifiques
Exils # 52 (30/09/2024)
L’impeccable Alan Bates déclare : « Je voudrais perdre la mémoire ». Hélas pour lui, Philippe de Broca n’oublia jamais la guerre d’Algérie, qu’il vécut et filma aussi. Le très complet Philippe de Broca : Un monsieur de comédie reproduit le fac-similé d’une lettre alors adressée à son père, dont on s’étonne qu’elle ne subit la censure militaire. Le jeune homme incorporé au Service (voire sévice) Cinématographique des Armées y tacle avec lucidité, une camusienne impartialité, la gloriole d’Hexagone (en cas de victoire) et l’avènement de l’ALN (au final de défaite). Les disciplinés, les tortionnaires, les « égorgeurs », les « pillards », le cinéaste désormais à succès décide de les mettre à l’écart, de les rendre dérisoires. « Farce tragique, totalement baroque », selon ses propres mots, pourvue de la « valse déglinguée », déclinée, de Georges Delerue (de Broca lui conseilla d’écouter Kurt Weill, elle rappelle celle, foraine et funèbre, de Garde à vue), Le Roi de cœur s’écarte itou du diptyque épique et exotique autour de Belmondo (L’Homme de Rio + Les Tribulations d’un Chinois en Chine). Celui-ci parle à juste titre de la « gravité secrète », de l’« ombre », de la « noirceur » de son ami, réalisateur « copain » à l’opposé de l’« autoritarisme » melvillien. Restauré, sinon ressuscité, sous la supervision du dirlo photo Pierre Lhomme, échec économique et critique à sa sortie (cela secoua le coproducteur de Broca, puisqu’il envisagea de se retirer du cinéma), sauf aux contestataires et universitaires États-Unis, le film mal-aimé, à présent acclamé, peut-être le meilleur de sa filmographie, une seconde ne se soucie de folie, ne se préoccupe de psychiatrie, pas plus que le « sympathique et anecdotique » (je cite les dernières lignes de mon article) Psy. Ni Franju (La Tête contre les murs) ni Fuller (Shock Corridor), le cinéaste s’intéresse à l’autarcie, à l’utopie, à la sécession douce au sein malsain de l’(internationale) insanité d’un (des) pays, ce qui le rapproche du Eastwood de Josey Wales hors-la-loi et Bronco Billy, de Brigadoon et du Village, fables certes moins fantaisistes, idem de menace et de sursis.
Le Système du docteur Goudron et du professeur Plume de Poe, au passage situé dans un sud français, ironisait au sujet de la réversibilité des identités déterminées, de la méfiance des apparences. Ce manichéisme pour rire et frémir se retrouve ici l’instant d’une réplique drolatique du philosophe Pierre Brasseur – « les hommes, les femmes, les généraux, les putes, simplicité de la vie », des ennemis, en effet. La Première Guerre mondiale devient donc un décor de « carnaval » (à casque prussien ou renversement bakhtinien), la ville évocatrice de Senlis (la route y « glisse » affirmera Claude François), réclamée, comme l’époque, par le décorateur François de Lamothe, se transforme fissa en une scène de « théâtre » à ciel ouvert, cadre endimanché, à la troupe déguisée au carré, d’un compte à rebours (l’épilogue de l’horloge et sa voltige à l’improviste revisitent l’iconique Harold Lloyd de Monte là-dessus) et d’une courte, pourtant poignante, histoire d’amour. S’il se souvient de Beaumarchais, transforme Figaro en Écossais, satirise des types, des allégories jolies, davantage que des personnages, audace et limite de l’ouvrage, qu’incarne un casting choral irréprochable, mentions spéciales à l’acrobate Geneviève Bujold, la duchesse Françoise Christophe, la maquerelle Micheline Presle, de Broca ne perd pas le nord (ni l’esprit), ne perd pas de vue la mort, je pense à ce plan sonorisé via du vent du cadavre du coiffeur résistant, dépassé par une foule en fuite indifférente, matrice apocryphe de la coda de snuff movie d’Un papillon sur l’épaule, je me remémore le massacre en miroir des soldats au sol et de leurs chefs à cheval. Avant la pirouette finale, évasion de désertion militaire, horizon d’enfermement volontaire, « les plus beaux voyages se faisant à une fenêtre », c’est-à-dire devant un écran, philosophe à son tour et en regard caméra l’aristocratique et clairvoyant (au-dehors, hors-champ, plein de « méchants ») Jean-Claude Brialy, la nouvelle mission du colombophile troufion, lecteur de Shakespeare à l’occasion (« all the world’s a stage » indeed, As You Like It dixit), concerne la destruction d’une autre ville, feu d’artifice cette fois-ci offert par les Alliés, palindrome à la gomme d’une « monstruosité » partagée, d’une « part maudite » (Bataille) peu inédite.
Art poétique (double sens) et politique plutôt que tract pacifiste, Le Roi de cœur s’apparente ainsi à une odyssée immobile, au picaresque en huis clos, un métrage méta (mise en abyme du maquillage de Micheline) sur la tragi-comédie sociale et la sincérité sentimentale. La tristesse stoïcienne du cinéaste l’écarte du contemporain, pareillement cosmopolite et provincial La Grande Vadrouille, dialogue à distance, filmique et financier, en écho au KO de l’adulte (et désespéré) Convoi de la peur (aka Sorcerer) face au faste festif (et régressif) de La Guerre des étoiles. Giorgino et sa folie féminine, ses orphelins du Destin, son candide refroidi, développera cette veine mortifère de la Grande Guerre, avec des conséquences similaires, malgré la présence de la populaire Mylène Farmer. Dans une autre vie ou une réalité alternée, on pourrait imaginer de Broca reconstituer sa guerre d’Algérie à lui, par exemple diriger à la place de Cavalier L’Insoumis. La participation de l’Italie (Michel Serrault semble par avance esquisser l’inoffensif efféminé de La Cage aux folles ; sur l’affiche latine le film s’intitule Tous fous sauf moi) peut aussi faire songer à la fameuse « comédie à l’italienne », à ses guerriers items, disons La Grande Pagaille ou Le Fou de guerre, mais la tendresse preste et svelte de l’auteur (mineur), son humour démocratique, empathique, collectif, tout sauf acide, ne procèdent du mélodrame ni du cynisme à la sauce transalpine. S’il fait souvent sourire, son film émeut également, en filigrane, sans soulignement. Le romantisme de Philippe, cinéaste en sourdine minnellien, adepte du « dépaysement » et du « rêve », de la dialectique entre « principe de plaisir » et « principe de réalité », cf. la fracture/fusion façon Le Festin nu du statique et dynamique Le Magnifique, sait saisir l’éloquence du silence des amants d’antan, le drame aimable d’une larme artificielle réelle.
Quand on traverse et survit à un conflit comme celui des « événements d’Algérie », euphémisme de jadis, on souffre de « stress post-traumatique », diagnostic d’aujourd’hui, on peut souhaiter s’ermiter, écœuré des hommes en somme – ou continuer à les fréquenter sans s’illusionner, à s’amuser de manière mélancolique, à faire un pas de côté pour se protéger, simulacre de roi littéralement mis à nu et riche de son individualisme, responsable auparavant de grands enfants pas si délirants. Le délectable et incontournable Julien Guiomar, ecclésiastique un brin fellinien, sur les hauteurs de la cathédrale comédien, l’an suivant cambrioleur du Voleur de Louis Malle (il y délivre un monologue existentiel compatissant et cruel, peuplé de « folles » et de « fous » itou), résume ce mouvement de survivant le temps d’une réplique explicite, écrite par le bienveillant et bon vivant Daniel Boulanger (scénario d’après une idée du cinéphile Maurice Bessy) : « Pour aimer le monde, il faut s’en éloigner. » Ce constat contradictoire, doux-amer, valable naguère, encore de nos jours, probablement toujours, et tressé à l’élégance du regard, formel et fraternel, en Techniscope, sans camelote, confère au film sa justesse, sa noblesse, sa sombre et lumineuse jeunesse. Planqués plus que cinglés, généreux plus que malheureux, amis des animaux (ménagerie de Maigret, mince) plus que des misérables (anti-)héros (récompense d’oiseau et d’Yves Robert caméo), les pensionnaires point patibulaires, une fois la fête finie, le film terminé, la panoplie abandonnée (sur le set en lunettes noires, de Broca ressemble à Godard et se met en scène grimé en Hitler sur les nerfs), referment sur eux-mêmes la grille d’une liberté réinventée, d’un « bonheur dans l’esclavage » (Jean Paulhan à propos de l’éprouvant Histoire d’O de Pauline Réage), abrités des atrocités à main armée, perpétrées au Proche-Orient ou pas, des sinistres « divisions de la joie » (viol en uniforme style Le Vieux Fusil), de l’impunie psychopathie des tarés d’État (la lettre précitée, calmement enragée, qualifie de « criminels » les ordonnateurs du malheur). En définitive, le paradoxe du comédien à la Diderot et celui dédoublé d’une émancipation de promiscuité, d’une célébration distancée (et distanciée à la Brecht, retour vers Weill), paraphent l’ouvrage de valeur, à (re)découvrir parmi d’anciennes et modernes horreurs.
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