Le Sud : Le Retour
Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur
le titre de Fernando Ezequiel Solanas.
Film mental et musical, sensuel et
mémoriel, de décor et de remords, Le Sud, co-production
franco-argentine primée à Cannes (en 1988) pour sa « mise en scène »
(expression à l’occasion idoine, tant la théâtralité du métrage s’affiche dès l’ouverture),
semble ressusciter, une cinquantaine d’années après, le « réalisme
poétique », l’associer à une subjectivité tarkovskienne (celle du Miroir,
dont l’espace-temps intime se jouait de la linéarité narrative majoritaire) et
se placer volontiers sous l’influence de Fellini (un cargo blanc rouillé adresse un modeste clin d’œil au paquebot
onirique d’Amarcord lors d’un numéro sur le port peuplé de plaisantes
putains). Nous voici parmi les « esprits » non plus de Juliette mais
de Floreal, « prisonnier politique » libéré à la chute venue des
urnes de la dictature argentine en 1983. Dans un quartier stylisé de la
capitale au pavé à la Carné (ou à la Trauner), jonché de billets vierges et de
banderoles revendicatives, éclairé par une lumière bleue (Félix Monti
travaillera sur Assassination Tango) propre aux années 80 (retrouvée aussi bien
chez l’érotique Adrian Lyne que l’horrifique Wes Craven) et parcouru d’un
brouillard de fumigènes à la Carpenter, le protagoniste somnambulique,
amnésique, pièce rapportée d’un passé qui ne passe toujours pas, se voit
informé de l’histoire nationale et amicale par un spectre jovial. Le duo improbable
évoque Dante guidé par l’infernal Virgile (voire Cesare/Caligari) et Miguel
Ángel Solá rappelle Brad Davis chez Alan Parker (Midnight Express) ou
Fassbinder (Querelle). Plus tard, un miroir carcéral séparera les amants
comme en Turquie et l’élue inaccessible, fantasmée, ôtera son haut derrière une
glace sans tain, relecture de la rencontre entre Harry Dean Stanton & Nastassja
Kinski dans Paris, Texas.
Le dernier plan du récit, suivi par
un ultime concert de rue, réunit les visages sur le verre, jusqu’à les confondre,
les faire fusionner, métaphore visuelle, réconciliée, de l’unisson amoureux, de
la seconde chance offerte au couple et au pays (cf. encore trois générations en
prison reflétées sur la glace de séparation ou la vitre opaque pixélisant une
face féminine en mouvement). Les réminiscences (massacre et mascarade), le
temps présent (cancer de l’adultère), le possible futur (course et danse de gosses
en short sur fond de samba) composent
une tapisserie sensorielle très personnelle dans sa dimension autobiographique
(exil puis retour du réalisateur) et plastique (Solanas signe à la fois les
décors et la direction artistique, avec pour assistant un certain Gaspar Noé).
Jamais perdu, le spectateur pénètre à l’intérieur d’une double conscience,
celle du personnage principal et celle du cinéaste-démiurge. Certes, l’aura mortifère de
l’oppression-répression persiste, une immense mélancolie baigne ce film de
fantômes, d’occasions manquées, d’hommes et de femmes traqués, courant
prégnant porté par les notes intenses d’Astor Piazzolla et Aníbal Troilo, sur
des textes de Fito Páez, Homero Manzi et Solanas himself. Mais Le Sud se situe aussi, résolument,
définitivement, du côté de la vie, du désir, celui des corps et des idéaux, le
sexe et la liberté étroitement (surveillés) liés, enlacés. Une actrice
talentueuse, Susú Pecoraro, alors dans sa superbe maturité de trentenaire balzacienne,
incarne littéralement l’énergie, la douleur et le pardon. Dans une scène
nocturne, blanchâtre, surcadrée par une fenêtre, elle s’imagine, son bambin sur
les genoux, enfin prise par l’homme qu’elle aime, qu’elle désire, revenu
d’entre les morts pour se réchauffer à son foyer originel.
Il suffit à Solanas d’une simple
culotte blanche aperçue dans la pénombre, d’un doigt féminin (remarquez
l’alliance à l’annulaire) posé dessus, de la courbe d’une hanche et d’un regard
d’invite, pouce sur la lèvre, d’une chemise d’homme déboutonnée, d’un ceinturon
défait, pour créer un grand moment d’érotisme adulte, pudique, à mille lieux
des impostures hollywoodiennes, auteuristes (il écrivit sur la possibilité d’un
« troisième cinéma ») ou de l’aveugle trivialité pornographique. Un
écho masculin au lit, cette fois-ci, les cuisses de Rosi emprisonnant doucement
les reins de Floreal (couverture de Positif !), ou l’étreinte hâtive, désespérée, au sillage de larmes, entre lui
et la jeune Maria, étudiante réfugiée dans la grande gare désaffectée, possèdent
une similaire puissance physique et politique (le chanteur d’un groupe de rock courtise itou une fan sans soutien-gorge avec une sympathique
vulgarité) : ici, faire l’amour équivaut à ne plus mourir (« Mourir,
ça fatigue » affirme un carton), à combattre tendrement, à s’abstraire un
instant poignant et ravissant de l’atroce réalité des fantoches puritains et
assassins. Dans une vaste bibliothèque, les ouvrages se retrouvent à terre, embarqués
pour un autodafé. Sur la Liste (interdite), l’essai de Foucault (forcément
immoral) sur l’histoire de la sexualité voisine avec le prince perdu de Saint-Exupéry
(jugé socialiste), des textes de Freud, Gramsci,
Sartre et même une boîte de bobines d’un Raoul Walsh. Au ministère de la
Défense, on dératise, on désinfecte, dans une atmosphère de fin du monde (et de
la culture) à la Kafka. Film d’amour, du retour, de l’élan vers maintenant, Le
Sud n’oublie pas de sourire, de faire sourire, au détour d’un tank urbain « amical », électronique,
post-moderne, tellement poli (voix d’hôtesse) dans ses truismes et ses menaces,
d’un perroquet ordurier, de la bouffonnerie sinistre d’un gradé de l’armée
craignant pour sa carrière, inquiété par les recherches des amis du disparu,
finalement envoyé se rééduquer dans un pénitencier de Patagonie.
L’ancien ouvrier, tout sauf syndiqué,
des abattoirs – il y travaille et y fait grève en compagnie de Philippe
Léotard, Corse de Buenos Aires, dans l’un de ses rôles les plus émouvants
d’amant coupable et ne pouvant rester – se lamente sur son sort, sur
l’infidélité de sa belle, qu’il trompa plusieurs fois (le film se moque et
corrige assez durement, entre quatre murs et derrière des barreaux, ce machisme
sentimental, disons culturel, le tango représentant souvent sa face doloriste,
emphatique, mélodramatique, sinon touristique, avant que l’admirable modernité
blessée de Piazzolla ne transcende tout cela en expérience sonore essentielle
et existentielle). La magnanimité, in
fine, conduite principalement par un compagnon de cellule, par El Negro en
maître de cérémonie à la Peter Ustinov dans Lola Montès (autre
magnifique et fantastique ronde des délices, des supplices, du spectacle, de l’âme
mise à nu), concerne également, évidemment, la contrée sans pitié, qu’il
s’agit de retrouver, de regagner (double sens), de reconstruire. L’enfant de Floreal et Rosi doit être élevé dans une nouvelle Argentine, son père et sa mère, pour lui et
pour eux, doivent surmonter tout ce rien qui les sépare, comme un trottoir et
un mur séparent les détenus de leurs épouses venues les voir de loin, dialogue
drolatique et pathétique de cris privés, de questions banales aux allures
d’épopées. Les travellings latéraux
dans la rue sans joie (Solanas admire Pabst, Dreyer, Eisenstein, Welles en sus
de l’auteur de La dolce vita) paraissent des rimes à la scansion des chansons,
Roberto Goyeneche, empêtré dans une relation contradictoire avec une opulente
blonde fellinienne, jouant un peu le rôle d’un coryphée délocalisé.
La tristesse cauchemardesque de
l’ensemble, ce ressenti (et cette imagerie) de ruines, de solitude, de
désamour, d’errance dans l’obscurité (« tout » se déroule en une
seule nuit, durant une marche vers nulle part, vers hier, vers l’appartement
fermé, dépassé, à la fin certain, doublement souriant) de la déréliction
peuvent être mis en parallèle avec leurs homologues dans la sombre, sans
espoir, parabole individuelle et collective de La Légende du saint buveur
d’Ermanno Olmi adaptant (avec Tullio Kezich, proche de Fellini) Joseph Roth. La
cosmogonie du film offre de saisissants paysages de naufrage, des humiliations
à plusieurs, à la Pasolini (prisonniers faussement fusillés cul nul par leurs
geôliers hilares raccordés à un trio exécuté pour de vrai). Si, de l’aveu de
l’auteur, Le Sud constitue avec Tangos, l’exil de Gardel (1985, à
moitié financé en France, en partie tourné à Paris) un diptyque lyrique,
déraciné, inversé, il s’apprécie sans peine pour lui-même, il respire malgré, à
travers, une artificialité assumée en exploration d’intériorité, en recréation
du réel perçu via le prisme de la
mémoire esthétique (l’œuvre miroite et réalise littéralement sa démarche, le film se sait,
se dit méta, par exemple quand El Negro énonce son propre déclin adjoint à la
fin du film), en affirmation de passion, d’utopie (le projet Sud, empoussiéré
dans des cartons, impossible alors à concrétiser, accessoirement nom du parti
politique du député Solanas), de réconciliation au son du bandonéon (de Norbert Marconi, instrumentiste et arrangeur), non pas en
fascisme cinématographique (donc idéologique), en maniaquerie publicitaire, en
joliesse stupide et vide de petit-bourgeois soignant ses émois autant que ses
cadres et ses effets, tares sévissant dans l’Hexagone et au-delà dans
l’écrin-purin de la décennie du fric, du SIDA et de la boîte à rythmes (Beineix
et Besson en parangons, en caricatures de ce cinéma-là).
Divisé en quatre parties, comme une
symphonie de l’image et du son, le film de Fernando Ezequiel Solanas déploie
sur deux heures et deux minutes sa séduction, sa lucidité, sa richesse. Il agit
à la façon d’un envoûtement, d’un exorcisme, d’une balade et ballade au royaume
des ombres, des chairs, du sang, de l’horizon (Maria en camion, pleurant de
joie devant les plaines patagones, à l’aube géographique d’une nouvelle vie). Chargé
de colère, de confiance, de mélodies et d’envies, l’homme à la caméra sait où
il va, solitaire au milieu et en marge des innombrables faussaires fêtés par
les médias et leur minable « grande famille » de cinéma. Dans Le
Sud, tout commence et s’achève par une voix off attribuée en pensée au narrateur-réalisateur (El Negro s’amuse
de son idée de vouloir faire un film d’amour, glisse son récit dans le second
en surplomb, s’identifie à lui), tout débute par des vieillards (beau motif de
la transmission, même impuissante, du lien, familial ou non, entre les
générations) assis à une « table des rêves » et se clôt sur un panorama au crépuscule de grues et d’épaves maritimes emprunté à Vidéodrome.
On ne peut qu’inviter le cinéphile mélomane et curieux à pénétrer dans ce café
homonyme, à cartographier, au sein de la solidarité des guère fortunés, amis,
ancêtres, pères (bègue au porte-voix et au bétail
« révolutionnaire » !), le Sud incompréhensible au général
glacial, zone d’anecdote, demi-continent « sous » le géant étasunien
(néo-colonialisme de la « mondialisation » unilatérale, commerciale,
éventuellement martiale), territoire à inventer ensemble, sans charrette
fantôme à la Duvivier, sans flic se bornant, dit-il en fonctionnaire de la
tyrannie, en criminel ordinaire, à exécuter les ordres (et les contestataires
utilisés en mécaniciens), sans fouille rectale par une matonne à l’air aryen en
contre-jour.
Le film pratique (héritage du muet) à quatre reprises la
fermeture à l’iris et pourtant
s’ouvre infiniment sur le champ des possibles, sur la mer prometteuse d’une jetée
ensoleillée en présage de celle foulée par la désirable et néanmoins éthérée
(presque spirituelle, platonicienne) Jennifer Connelly dans Dark
City. Trois citations en guise de structure, d’échos, de coda et de
lignes de force d’un poème (d’un récitatif) libre (« à la mémoire de Glauber
Rocha, poète ») qui n’en manque pas : « Dire non est tout ce
qu’il nous reste » (la mère), « Je suis pauvre mais pas à vendre »
(une complainte), « Je veux oublier » (El Negro) – n’oublions pas Le
Sud et célébrons-le longtemps.
Magnifique célébration d'un film qui reste pour moi à découvrir...
RépondreSupprimer"La Fédération Euro-Méditerranéenne Contre les disparitions Forcées, organise à l'occasion de la journée internationale des victimes de disparition forcée une conférence-débat sur le thème de la mémoire."
Miguel Benasayag, "LA MEMOIRE" https://www.youtube.com/watch?v=sJk4IVLXTKM
Merci pour ceci, qui souligne, in extremis, la complexité de l'engagement, au "pays des disparitions", pas seulement...
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