Chair pour Frankenstein : Les Enfants du silence
La porte d’entrée dantesque d’un diptyque à vous « filer la trique »,
à vous en faire « mal aux zygomatiques » ? Pas vraiment,
heureusement, horriblement et merveilleusement…
Nul cinéaste ne l’ignore : chaque
film s’avère une expérience in vivo,
l’élaboration d’un corps à partir d’éléments épars, la mise au monde par
procuration d’une créature revenue d’entre les morts. Le tournage, les postes
et les collaborations, la distribution-projection et la nature funéraire du « septième
art » en font le terrain de jeux naturel des héritiers plus ou moins
reconnus de Mary Shelley, le terreau fertile dans lequel enraciner leurs
innombrables variations du récit matriciel. Oser passer derrière une caméra
revient donc à jouer au baron, au Re-Animator, à rassembler des
morceaux de chair, des peaux de pellicule, des tas d’octets, à concurrencer
Dieu, mort, absent ou instrumentalisé, davantage que ses petits camarades au box-office. Que cette métaphysique
mécanique et organique se voit noyée hebdomadairement sous un déluge de
camelote déglutie jusqu’à la lie n’y change rien – le cinéma demeure un jeu
sérieux, une activité admirable et dérisoire, un commerce et un divertissement
en lien avec les puissances de l’être et de son anéantissement. De Paul
Morrissey, au courant de ces choses, en prise directe avec elles, on ne
connaissait de près que l’attachant Heat, mélodrame sexuel illuminé par Sylvia Miles, relecture seventies de Boulevard du crépuscule ;
Chair
pour Frankenstein, volume liminaire d’un coffret René Chateau enfin
visionné, confirme le souvenir positif et prolonge l’univers singulier (la
brève parenthèse présente suffira pour conjurer les spectres encombrants d’Andy
Warhol, Antonio Margheriti et même Tonino Guerra, purs alibis mercantiles ou
respectables : l’opus appartient du
premier au dernier plan à son seul auteur crédité).
À défaut de la 3D prévue et d’une VO
anglophone, il fallut se contenter d’une VF agréable car soignée, aux dialogues
vraiment ciselés dus au polanskien Gérard Brach – l’organisateur du Bal
des vampires fait une apparition moustachue dans Du sang pour Dracula,
second tome à découvrir ce soir – et d’une qualité d’image guère optimale, même
si supérieure à celle de La Résidence, ne rendant pas
totalement justice à l’envoûtante vivacité assourdie du travail de Luigi
Kuveiller, directeur de la photographie attitré d’Elio Petri, encanaillé auprès
de Dario Argento (Les Frissons de l’angoisse), Lucio Fulci (L’Éventreur de New York)
et même Bud Spencer (Banana Joe). Produit par Carlo Ponti
et Jean-Pierre Rassam (flanqué de Jean Yanne, paraît-il), tourné à Cinecittà pour
les intérieurs et en Yougoslavie titiste pour les extérieurs, bénéficiant des
décors évocateurs d’Enrico Job (Le Grand Silence, Film
d’amour et d’anarchie, Carmen), associés à la direction
artistique irréprochable de Giovanni Giovagnoni (Le Dernier Empereur, Fair
Game, Kingdom of Heaven), d’une partition remarquable du rarissime
Claudio Gizzi, partenaire de Polanski sur Quoi ? et des effets spéciaux
anatomico-hématologiques de Carlo Rambaldi, Flesh for Frankenstein,
appréciez au passage l’allitération, notez le clin d’œil à Flesh, débarrassé en
Europe du possessif warholien, doté du gastronomique titre transalpin ll
mostro è in tavola... barone Frankenstein, admiré par un certain Nicolas
Winding Refn, laisse loin derrière lui sa réputation paresseuse et myope de
farce trash et gore, de plaisanterie réactionnaire de carabin, de porno soft interdit alors à la minorité un peu
partout. Il s’agit, en revanche, à la fois d’un rejeton ignoré ou décrié du
« gothique italien » jadis initié en majesté, la décennie précédente,
par Mario Bava (Le Masque du démon) et, surtout, d’une sotie très personnelle
dont le drame se nourrit d’échos contemporains, sinon pasoliniens.
Amateurs hilares de tripaille,
exégètes guindés, universitaires, de la romancière féministe – anachronisme
pragmatique – ou fans de Drella – un
salut à Lou Reed & John Cale – en artiste de son époque et de son pays,
même « adoptif », passez votre chemin : nous pénétrons à présent
dans l’œuvre, dans le corpus en
Scope. Tout commence par un miroir, le reflet d’une pièce fermée – le film va
multiplier les espaces clos, de la chambre à coucher au labo, les emboîter à la
manière de poupées russes infernales – aménagée en laboratoire de poche, où
deux bambins mutiques, la gamine interprétée par Nicoletta Elmi, rescapée de La
Baie sanglante, Mort à
Venise, Baron vampire et surtout Qui
l’a vue mourir ?, « jouent au docteur », littéralement,
accompagnés par des criaillements de rats, avant de s’essayer, automates
guillerets, à la guillotine ludique ; dès le prologue, Morrissey répond à
la question concrètement en suspend de
la coda – les aimables « petits monstres », munis de scalpels,
vont-ils laisser la vie sauve au survivant suspendu ? Certainement pas,
bon mauvais sang ne saurait mentir – et filme frontalement la scène
brechtienne, le proscenium distancié,
scientifique empathique observant à travers l’objectif des cobayes eux-mêmes
voyeurs et en cela spéculaires du spectateur. Le conte de fées pour adultes
donne le ton et se double ainsi d’un récit d’éducation, perverse ou
émancipatrice, selon le point de vue, à situer dans le contexte
cinématographique de l’enfance en souffrance et en déshérence (La
Horde sauvage ou L’Exorciste en repères monumentaux,
sociétaux). Mimes des crimes de leur oncle-papa, puisque les parents, frère et
sœur, vivent et se reproduisent en autarcie, dans un inceste explicite mais
pudique, asexué, intéressé – propriété paternelle, bijoux maternels –, éloignés de la racaille scolaire, ils se
baladent en calèche et poney à la
rencontre de la populace fornicatrice sur les terres de la baronne, à laquelle
Monique van Vooren prête ses traits livides et sa libido létale.
Sorte d’avatar belge maladif de notre
fantasmatique et somnambulique Delphine Seyrig, la propriétaire puritaine aux
sourcils épilés, au verbe cassant, aperçue dans Le Décaméron réjouissant,
bientôt renié, de Pier Paolo Pasolini, remarque un étalon gominé, Joe
Dallesandro dans toute sa trouble splendeur, pas encore éboueur pour Serge
Gainsbourg (Je t’aime moi non plus avec l’androgyne Jane Birkin) mais déjà
capable, via la trilogie lapidaire de
Morrissey (Flesh, Trash, Heat), d’émoustiller un
Vincent Canby, sans compter ses innombrables admiratrices conquises, dans l’underground et au-dessus, straight, bi, trans ou entre les deux leur cœur et leur queue balancent. Film de
classes et de rôles sociaux, Chair pour Frankenstein transforme
la plèbe en matière première de peu d’importance et cependant primordiale pour une
aristocratie tout sauf nietzschéenne, ici en partie incarnée avec intensité –
et non outrance camp ou surjeu
irrespectueux – par un Udo Lier en très grande forme, à l’aube d’une riche
carrière hétéroclite, de Just Jaeckin à Guy Maddin, en passant par Rainer
Werner Fassbinder, Lars von Trier, Gus Van Sant, Wim Wenders, Michael Bay, Fred
Olen Ray, Werner Herzog, Uwe Boll ou Rob Zombie et même Madonna ou Gwen Stefani.
Le frère et la sœur, mariés mal assortis, parents rigoristes ou absents,
exploitent chacun à sa façon, et sans façons, avec une impunité seigneuriale, la
force vitale des travailleurs, revisitée par le Tobe Hooper en mode Hammer de Lifeforce,
justement, quand bien même ceux-ci semblent plus préoccupés par l’oisiveté
musicale, « l’origine du monde » et la « gentillesse »
généreuse ou rémunérée des gourgandines et des jouvencelles – dans Du
sang pour Dracula, la virginité envolée des années 20, en prémices de l’ère de la « libération
sexuelle », posera bien des problèmes au comte exilé en Italie, crue à tort bastion
catholique – que par les travaux des champs, leur soc dressé sillonnant
d’autres sols au sang supposé bleu.
Le chirurgien taquin, son fameux
patronyme pas une seule fois mentionné, veut créer, en bonne orthodoxie
mégalomane, une race de surhommes – Morrissey, bien avant Laurent Boutonnat en
Pygmalion de Mylène Farmer et en horticulteur cultivé de Jardin de Vienne, s’amuse
à citer par deux fois les premières mesures de l’ouverture de Tannhäuser
– et ce sympathique, bien que psychorigide, Mengele de province, traumatisé
dans sa jeunesse par un repoussant dépucelage au bordel rempli de matrones volumineuses
et crasseuses, assisté du dévoué Otto, autodidacte médical redoutable, aux yeux
protubérants, au pénis insistant – il ira jusqu’à lécher avec avidité sur le
ventre de la créature féminine une cicatrice serpentine, utérine, présage de sa
rime érotique arborée par Rosanna Arquette dans Crash ; les deux
métrages remodèlent d’ailleurs avec inventivité, jovialité, l’emplacement des
organes sexuels, n’hésitant pas à greffer un vagin badin sur un abdomen ou une cuisse –, peine à trouver
la tête et surtout le « nez serbe idéal », héritage de la beauté
antique, grecque, contradictoirement décelable parmi les spécimens de la
sous-humanité paysanne, basanée, qu’il lui faut afin de parachever son ouvrage
grandiose accompli, comme il le dira à la fin, empalé par une lance très
phallique renvoyant vers Siegfried, avec peu de moyens mais beaucoup de
passion, d’abnégation, dont il espère, dont il ne doute pas, qu’il lui survivra
grâce au nouvel Adam impuissant, incapable de bander, sacrilège de la diégèse,
face à la nudité offerte et aux baisers innocents de la sculpturale, hiératique
et touchante lors de son supplice, Dalila Di Lazzaro, charmant mannequin de
vingt ans au silence éloquent, son apparition-extraction hors d’un aquarium géant, portée par un thème en
forme de requiem sensuel et un ample travelling arrière à la grue venant
cadrer l’ensemble du décor, constituant l’un des sommets expressifs de Chair
pour Frankenstein.
Tandis que la « magnifique
femelle » attend sans le savoir un « obsédé parfait » pour la
féconder – le baron s’interroge et se lamente : va-t-il pouvoir tenir neuf
mois avant de s’extasier sur le fruit impie des entrailles profanées ? –,
des fresques façon Klimt décorent son bureau, une statue à la Michel-Ange orne
son laboratoire, en réponse hautaine, surélevée, aux « déchets » virils que les deux
assassins empilent dans un coin avec un sens de la composition évoquant l’art
homoérotique du Caravage ou les images d’actualité des cadavres entassés d’Auschwitz.
Chair
pour Frankenstein annonce ainsi, au détour d’un plan puis par l’outrance
future, la mise en spectacle – jumelles protectrices et téléobjectif écrasant du
poète frioulan – de l’indicible, de l’inacceptable, de l’infilmable magistralement
exhibée dans Salò ou les 120 Journées de Sodome et que deux personnalités
aussi dissemblables, sinon opposées, que Pasolini et Morrissey en viennent à
dialoguer par leurs films et leurs « moralités », à quelques années
séparées, ne représente pas la moindre des surprises, ou des évidences
inattendues. Des accessoires humains de la science aux nourritures terrestres
du repas : une dispute du « couple » se situe « devant les
enfants », avec en arrière-plan l’abstraction d’une salle à manger aux dimensions royale, ce que démontre
une table interminable flanquée d’un double travelling
ostentatoire dans les deux sens inverses. S’alimenter, partager les mets,
l’appétit pas coupé par ce qui précède, ou mourir au monde, devenir moine, à
l’image de Sasha (Srdjan Zelenovic et sa belle gueule d’ange absent, insensible
aux plaisirs de la chair, à peine animé par ceux de l’amitié entre hommes). En lui, ici et maintenant, à creuser sans se
questionner une fosse supplémentaire pour y enfouir les reliquats des
recherches ratées, plus tard, lorsqu’il se suicidera dans son nouveau corps de
géant, refusant de libérer l’amical Nicolas, se lisent une atonie et une entropie
en contradiction avec l’élan vital et prodigue de Dallesandro, Little Joe – dixit Lou Reed en virée sur le Wild Side
– à percevoir, pourquoi pas, en avatar profane et en danger de Terence Stamp,
séraphin sexuellement et spirituellement révolutionnaire dans Théorème.
La vie se poursuit, avec un canal
séminal en gros plan, un pique-nique enfantin interrompu par les ébats du tiers
état, des pommes paradisiaques ou démoniaques dévalant la pente d’une colline
ou du vice. Voici le palefrenier convoqué au château, plus précisément dans la
chambre de la baronne, pour le lendemain ; voilà toute la trivialité latine
d’un lupanar rural où les « travailleuses du sexe », à la Manet ou à
la Zola, se lavent les seins à leur coiffeuse, à l’eau froide comme le cœur des
hommes supposés supérieurs (« Mon mari est très intelligent » avoue
la blondasse en paraphe de classe). Il voulait déniaiser l’ami et se retrouve
aux prises avec un lézard édénique inoffensif, alors que des oiseaux mécaniques
et un aquarium aux poissons issus de Rusty
James
constituent un simulacre de vie dans la chambre des enfants, couchés dans le
même lit, « Honni soit qui mal y pense », bien sûr. Kier, carburant à
l’obsession, pratique d’une main experte une décollation nocturne et singe Persée
levant le chef coupé de la Méduse avec la tête décapitée du pauvre comparse,
son compagnon étourdi à coup de gourdin préhistorique. L’épouse esseulée se
console entre les bras de son Adonis attristé, le mari prend son pied avec les
reins, la vésicule et le foie de sa proie immobile, docile. Cette scène assez
sidérante, éblouissante, mêle orgasme, grotesque, autopsie, poésie, élégie pianistique
à la douceur d’un Cannibal Holocaust – intelligence du contraste
– et atrocité insensée, l’émotion réelle couplée au bruitage suggestif dans son écœurante
« humidité ». Tout ceci nous évoque évidemment la philosophie du « docteur »
Cronenberg, incitant à organiser des concours de beauté pour élire les organes
internes, dans Faux-semblants, notamment.
Il ne s’agissait que d’un prologue ou
d’un prélude – survient une séquence de nécrophilie avec main dans la blessure sur
une table pivotante, le baron obligé de faire appel à son serviteur dos tourné
pour qu’il le redescende à la verticale ; on frémit, on compatit, on
sourit. Après toutes ces émotions, les trois
couples s’en vont dîner, se présenter leurs trophées. Les gosses, eux, se
réjouissent avec une main coupée, un cœur artificiel et des chauves-souris.
Catherine, face au miroir de son boudoir, ne veut croire aux inquiétudes de son
gigolo désintéressé, elle se lasse de ses insinuations et s’abandonne à une fellation
puis à un 69 pareillement miroité. La servante, moins chanceuse, mourra des
mains d’Otto, trop pressant et trop imprégné des assauts de son mentor. Le format
de l’écran large permet à Morrissey de répartir de chaque côté du cadre, à
l’intérieur de celui-ci, deux perspectives et par conséquent deux entrées de
personnages, échantillon de l’élégance et de la précision de sa réalisation
libérée du règne du scénario mais pas sacrifiée aux hésitations de
l’improvisation. Film fondamentalement funèbre, Chair pour Frankenstein
adresse un clin d’œil récréatif à l’escalier d’Errol Flynn dans Les Aventures
de Robin des Bois tout en soulignant les corps blessés, suturés, privés
d’âme et de volonté, réifiés en sex toys grandeur nature, en Mannequins
nus, pour parler comme Christian Bernadac. Et la baronne de se faire
étouffer par le ressuscité, le serviteur de se voir étranglé par son maître
anéanti, après avoir « cassé » la poupée vivante, sanglante, en
voulant reproduire sa sexualité déviante : l’amas de corps duplique celui des
victimes masculines.
Sa main coupée prestement par une grille,
symbole phallique de premier choix, le baron succombe à son tour, et l’ami se
suicide, avant que l’épilogue sonne ainsi que le final d’une pièce de théâtre ;
les lumières baissent et une contre-plongée oblique sur Dallesandro et la
petite Elmi laisse présager le pire à venir – rideau, ou plutôt arrêt sur
image, en plan d’ensemble, l’histoire scellée par trois lettres fatales aussi
rouges que la source de vie et d’ennui. Si Frankenstein se lisait en réflexion
tragique, romantique, sur l’hubris, sur la part d’ombre des Lumières, sur les
moyens très malsains et littéraires – la Créature s’exprime à la manière d’un
libertin sadien – de se passer enfin, une bonne fois pour toutes, de la
sexualité humaine, de la procréation imparfaite ; si La Promise baignait dans
une atmosphère éthérée, celle de l’enfance, du conte d’apprentissage, de la
parité des sexes et des mystères d’une élection sentimentale, Chair
pour Frankenstein regarde vers George A. Romero, chaînon manquant et
réduit entre les marxistes et satiriques La Nuit des morts-vivants et Zombie,
reprend avec brio l’alliage du rire et de l’horrible, du physique et du
métaphorique, à la suite de Psychose et en amorce de Massacre
à la tronçonneuse, dépourvu toutefois, quoique, de la rage asociale de Peter
Cushing dans Frankenstein s’est échappé.
On peut certes y voir, avec Maurice
Yacowar, doyen canadien – université de Calgary, faculté des beaux-arts –
auteur d’un court essai pour l’édition Criterion et d’une monographie parue en
1993, sobrement intitulée The Films of Paul Morrissey, une sitcom épicée, une condamnation de la liberté sexuelle et individuelle détruisant notre
fibre personnelle et sociale, nous transformant en pures denrées, aux origines à
traquer dans le romantisme historique ; Morrissey se moquerait du « genre »
et de la 3D – le réalisateur voyait clairement en celle-ci « une idée
ridicule et donc attirante » – en tant que vices
romantique et commercial, l’universitaire accolant en CQFD la phrase
fameuse « To know death, Otto, you have to fuck life – in the gall
bladder », presque un concentré ou une épitaphe pour le film, avec son
écho par Brando chez Bertolucci « You won’t be able to be free of this
feeling of being alone until you look death right in her face… Until
you go right up in the ass of death – right up his (sic) ass – till you find a womb of fear ». Républicain, croyant, taclant, en
compagnie de Nico, dans un goûteux entretien – à faire passer James Ellroy pour
un militant d’extrême gauche – avec Jonathan Rosenbaum publié dans Oui
en mars 1975, les étudiants, les acteurs « engagés » (Jane Fonda, Marlon
B.), les Arabes rois du pétrole, Nixon, New York, Eisenhower, Le
Dernier Tango à Paris – « soap mélodramatique » indigne de
l’auteur du Conformiste et des louanges de la kolossale Pauline Kael – Z,
Sur
les quais, portant au pinacle John Wayne, Edward Kennedy, Harry Truman,
Paul Morrissey se contrefoutait du « cinéma-vérité », celui du X ou
des tueries pour de vrai d’animaux – Ruggero Deodato effectuera son voyage
touristique et méta en 1980 –, se méfiait de l’artificialité des productions de
studio tout en reconnaissant leurs qualités « instinctives », non
polluées par le discours critique ou réflexif.
Chantre de la caractérisation, en
quête de réalisme et de naturalisme mais pas à n’importe quel prix – aucune
once d’exploitation de quiconque devant et derrière son objectif –, il signe
avec Chair
pour Frankenstein un film littéraire et viscéral, adulte et ludique,
qui ne juge pas, qui ne donne pas de leçon, qui rappelle les Atrides en les
délocalisant sur les planches du Grand-Guignol (avant Jean Marbœuf). Libre à
lui de proférer des aphorismes à faire rougir les rebelles d’hier et les nantis
d’aujourd’hui, du style « Without institutionalized religion as the basis,
a society can’t exist. All the sensible values of a solid education and a moral
foundation have been flushed down the liberal toilet in order to sell sex,
drugs, and rock and roll » (Yacowar, again),
car sa filmographie, encore largement à redécouvrir, ne condamne à aucun
moment, ni ne les enrobe dans une obscène pitié, les marginaux, les travestis,
les gloires pâlies, les camés, les cocufiés, les révoltés, les freaks et compagnie qu’elle portraiture
avec respect, empathie, sinon compassion, voire charité chrétienne, formuleront
certains. Exhumé une quarantaine d’années après sa sortie, Chair pour Frankenstein
séduit, égaie, surprend, bouleverse et continue à nous parler de nous au
présent, belle réussite à propos d’un lamentable échec, mélodrame – donc film
d’horreur suprême – rempli de sarcasmes et d’une inguérissable mélancolie, à
l’unisson, disons, du Phantom of the Paradise de Brian De
Palma, autre fable contemporaine sur le pouvoir absolu et le corps défiguré.
Avant de nous immerger dans son Italie ensanglantée, nous lui laissons
volontiers la parole, au moyen d’un « distique » résumant
parfaitement et le film et l’acuité de son regard fraternel :
Basically, I have a comic outlook on
things.
A human being is a sympathetic
entity. No matter how terrible a person might be, someone with an artist’s
point of view will try to render his individuality without condescension or
contempt. That’s the natural function of a dramatist. The movies I’ve made have
no connection with what I’m talking about now. They don’t say, “Do this”, or “Don’t
do that”. They portray a kind of emptiness in people who are living through a
transitional cultural period when they don’t know who they are or what to do.
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