Snake Eyes : Regarde les hommes tomber
Le « trio infernal » d’un titre méconnu et mal-aimé de la
filmographie d’Abel Ferrara…
Cinéma méta (pellicule et vidéo,
scènes – de ménage – et répétitions, star
jouant les apprenties actrices), cinéma Madonna (irréprochable, productrice,
bien qu’elle désavoua le montage final, avant l’étonnant et « autobiographique » Evita,
abordé ici même), cinéma de chambre
aux frontières de la folie (façon Friedkin, dont L’Exorciste terrorisa
Abel enfant) : Ferrara s’inscrit dans l’écume des nuits (américaines), se
faufile, pour son neuvième (cercle dantesque) opus officiel, dans un sillage
réflexif bien fourni (Minnelli, Truffaut, De Palma, Cronenberg, parmi
d’autres), délaissant tueurs à la perceuse (Driller Killer), clowns
violeurs (L’Ange de la vengeance) – ces deux personnages incarnés par ses
soins – et autres flics « ripoux », camés, suicidaires (Bad Lieutenant, avec déjà
Harvey Keitel, sosie de Jo Prestia, en magistral alter ego
de polar) : la vie imitant l’art (Wilde), le « septième art » se reflétant au Mirage
de la vie, la nature profondément funèbre des images dédoublées (bien vu, ce vol de l’âme par la photographie d’après
les indigènes des bandes
colonialistes), pour un film dans le film nommé La Mère des miroirs (la
VF spiritualise avec le mot Madone, clin d’œil à la chanteuse et
à la « conversion » de Sarah), tandis que celui-ci se voit rebaptisé
aux USA Dangerous Game afin d’éviter les doublons du X, genre dans
lequel Abel Ferrara débuta (remember
itou les polissonneries de Coppola ou Stallone, ah ces Italo-américains,
toujours entre églises et latrines !), expression en reprise des « mauvaises
cartes » (au poker ou ailleurs) et métaphore pour désigner une activité
très peu catholique, finalement (Welles apocryphe : « Quiconque exerce
ce métier stupide mérite tout ce qui lui arrive ») ; le « drame
bourgeois » tourne vite au psychodrame puéril, la satire sociale sur le cauchemar climatisé de l’Oncle Sam (Christmas
et sa « neige » à la coke) se
limite à un mot furtif (consumérisme,
mal du siècle), l’autobiographie officieuse et fantasmée (le cinéaste embauche
sa propre épouse d’alors pour interpréter celle de son double) fait sourire à
force d’auto-ironie et de démystification (pour le combat du Ciel et de l’Enfer
à la William Blake, pour l’hubris
triste à la Werner Herzog, il faudra repasser, idem pour la trop fameuse rédemption, tarte à la crème des
critiques paresseux, à chacun la sienne, Antonioni avec l’incommunicabilité, De
Palma avec le voyeurisme) – tout ceci, certes, mais pas la partie la plus
intéressante de l’œuvre, ni la plus originale (ne disons rien du ratage de The
Blackout)…
Abel s’exile, se délocalise au soleil
californien, mais l’obscurité new-yorkaise (et spirituelle) finit quand même
par rattraper le maître et ses marionnettes : voici un voyage au bout de
la nuit, des illusions et des aveux, écrit par le fidèle et précieux Nicolas
St. John, placé sous le signe féminin et mélancolique de la Lune (Blue
Moon, l’une des chansons fétiches
de William Irish, au générique de début et de fin, une version inattendue
signée Bob Dylan) qui débute par un simulacre fragile – repas familial aux
spaghetti sur du Haendel – et s’achève dans l’écœurante vérité d’un vomi
solitaire, le roi (The King of New York underground)
du cinéma (d’auteur) enfin mis à nu, dépourvu de tous ses masques – le père, le
copain, le petit ami –, allongé (mort, peut-être ?) sur le sol glacé, ses
pieds aussi sales que son âme ; la coda,
superbe, nous donne à voir un dernier « dialogue » entre Louise
Ciccone et James Russo (à fleur de peau, révélé par le brutal Extremities), fin
ouverte à coup de revolver (cf. French Connection), indécidable
(scène du film, fantasme meurtrier du réalisateur, comédie noire jouée en
privé ?) et livrée (« L’abandon, c’est une mort », dit Keitel, jeté par sa femme) à l’appréciation du
spectateur, volontairement perdu (jamais égaré), auparavant, entre les
différents niveaux de réalité (le film, le tournage, la « vraie vie »,
le vécu des acteurs), comme un
présage du Festin nu (et du fondu au noir final surgira bientôt le mari
jaloux et violent de Lost Highway) ; créer son film
ou le singer, détruire sa vie et celle des autres ou leur accorder une
immortalité dérisoire (Ferrara et sa troupe croyaient-ils sincèrement que Snake
Eyes allait leur ouvrir les portes du paradis infernal de Hollywood ?),
boire, baiser, se droguer ou élever
un enfant (« Ne m’oublie pas, je suis ton père »), critiquer l’American way of life (and film) dans une
villa de parvenu (piscine obligatoire) sur les hauteurs de L.A., gavé de bière,
de « hamburger à la dinde » et de culpabilité sur une chaise
longue : Ferrara entrecroise les oppositions binaires, ne parvient pas à
résoudre le conflit majeur et banal, métaphysique et trivial, de sa persona, reflet transposé, déformé,
autant que repoussoir moqué mais souhaité, qui sait, et il le fait dans une
forme sereine, presque douce, nantie d’une évidence et d’une force à l’opposé
de son image « débraillée », borderline ;
Baudelaire, parlant des Liaisons dangereuses, évoquait le feu glacé d’un texte écrit la tête froide, et cela nous semble
correspondre parfaitement à la vision du cinéaste, à sa maîtrise totale pour
portraiturer le chaos (voir le sublime Nos funérailles)…
Surtout, il s’agit d’une peinture
impitoyable et empathique de la masculinité blessée, d’hommes en train de
tomber (à genoux, tel Russo écrasé par ses démons intérieurs, sous le ciel vide
d’un dieu absent), de chuter (Stewart en Lucifer de Sueurs froides selon Jean
Douchet), de mourir, littéralement (le père de l’ami, celui de Maddy), de ne
pas faire le poids en regard de femmes courageuses, belles au cœur de la
laideur, combatives (même durant une scène dérangeante de vrai-faux viol
vaginal), drôles, discrètes, toujours tournées du côté de la vie, de la
lumière, ni saintes ni pécheresses, ni mamans ni putains, mais les deux à la
fois, les deux en même temps, pièce identique/identitaire frappée du sceau réconcilié de
visages antagonistes, équilibre miraculeux de contradictions, de tensions, dans
lesquelles la gent masculine s’enlise, impuissante (sexuellement,
artistiquement), asphyxiée, incapable de jouir ou de faire jouir (belle
épiphanie sur Mulholland Drive pas encore hantée par Lynch, moment de vérité
entre les époux, développé dans leur dernière rencontre houleuse, au vengeur pot
de fleurs), inaptes à aimer, vivre, conjurer leur pandémonium érigé en seconde
(ou première) nature : de cette franchise jamais en défaut, de cette
honnêteté adulte, de cette justesse dans l’autoportrait existentiel naissent la
beauté, la valeur du film ; tous les miroirs narcissiques, anxiogènes ou brisés, emprisonnent des « héros » devant une double caméra inquisitrice, à
l’intérieur d’une chambre (noire) autarcique et autiste (Bug, encore), le monde extérieur
réduit à un vague décor nocturne ou neigeux, pantins stériles, misérables et
manipulateurs, dans lesquels chacun pourra reconnaître une grotesque et terrible
facette, hommes de pouvoir et de ruines (DSK ou Pasolini), de grandiloquence (« Je lui ai donné mon sang et mon sperme » confie Eddie, romantique christique) et
d’hypocrisie, anges et bêtes (pascaliennes) magnifiques et sordides, ignobles
et attachants, mes ennemis, mes frères…
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