Gallipoli : Running Man
Suite à sa diffusion par ARTE, retour sur le titre de Peter Weir.
L’ellipse et le détail
Que l’on nous pardonne d’emblée ce
double truisme : la grandeur d’un cinéaste réside aussi dans ce qu’il ne montre pas et son talent dans le sens du
détail enfin signifiant. Peter Weir ouvre son film sur un visage, celui du
jeune, innocent et blond Archibald s’apprêtant à courir, et un mot, prononcé
par son entraîneur d’oncle Jack : « Deeper ». Ce terme –
retrouvé dans la bouche des actrices de X, de manière très peu fortuite,
puisque la pornographie hétérosexuelle propose/commercialise à sa façon une
imagerie particulière de la virilité, l’un des thèmes majeurs de Gallipoli
–, sous la forme d’un commandement, annonce les ordres militaires à venir, et
pose la question centrale du souffle, à la fois du protagoniste et de l’œuvre.
Plus « radical » que Lean, Weir se refuse à tout lyrisme, se garde
bien des pièges emphatiques de l’épopée, se tenant au plus près de la
respiration (et de l’inspiration,
bonne ou mauvaise) de ses personnages. Il ne faut donc guère s’étonner
d’entendre ici le bien nommé Oxygène (1976) de Jean Michel Jarre,
anachronisme musical (et morceau déjà désuet dès sa sortie, sans même parler de
sa valeur en soi, bien piètre surtout si comparée aux trésors urbains de
Kraftwerk) mais vecteur d’artificialité, d’étrangeté sonore en accord avec
l’altérité du décor, de rythme rapide à l’unisson des courses (contre la montre),
tandis que les effets de lasers déréalisent le son des balles. Apprendre à
respirer, apprendre à partir, apprendre à mourir – tout le film se tient dans
ce trajet express, cet axiome zen.
Un peu plus loin, après un défi
stupide entre mâles plus ou moins dominants, qui lui laissera des
stigmates (christiques, forcément christiques) aux pieds, à quelques jours
d’une course, Archibald triomphe de Les, son rival à cheval, tombé hors-champ.
Weir réutilisera une ellipse semblable lors de la bataille de Lone Pine, ne
filmant que les blessés de retour du front ; dans cette intelligence du
regard, dans cette économie – double acception du vocable – dramaturgique et
graphique, le cinéaste retient avec brio la leçon de l’école de Val Lewton (Tourneur, Robson et Wise en trio héroïque), et cette filiation s’avère d’autant
plus logique au vu de la tonalité fantastique de sa trilogie inaugurale : Les
Voitures qui ont mangé Paris, Pique-nique à Hanging Rock et La
Dernière Vague. L’adversaire en question lui permet itou de dire beaucoup en peu de plans,
litote politique et « raciale » l’opposant à l’ami aborigène du
coureur ; les meilleurs ennemis finiront du reste par se retrouver sur le champ
d’horreur, réunis par le cercle rouge (sang) melvillien du destin, en tout cas
diégétique. Sa superbe perdue, Les, terrifié, au bord des larmes et de la
tranchée, reconnaîtra son voisin du bush,
qui effleurera son épaule d’une main tendre, geste furtif et bouleversant de
camaraderie à l’orée de la mort, cependant dépourvu du moindre homoérotisme
(sous notre plume, une simple observation, pas un reproche ; cf., à
l’inverse, le traitement par Claire Denis des légionnaires ambigus de Beau travail).
L’Histoire et Le Temps
Ellipse et détail, mais encore
mélange des genres : Gallipoli peut se lire tel un film
de guerre (la bataille des Dardanelles, donc), un film historique (formant un
diptyque avec Pique-nique à Hanging Rock, sis en 1900), un western (scène avec
le troupeau de vaches), un film picaresque (avec de multiples rencontres) et un
récit initiatique. Ce (double) portrait d’un coureur, mieux, d’un sprinter, surprend au premier
abord : Weir, réalisateur de la lenteur, de la torpeur, du dreamtime (facettes temporelles jusqu’à La
Dernière Vague – celle qui clôt l’assaut de la tranchée, découpé en
segments successifs), ne paraît guère l’homme de la situation, et les courses,
du reste, ne constituent pas des modèles de rapidité filmique, aux contraires
de celles d’un Friedkin, par exemple (French Connection). Weir les suit de
loin, brièvement, écrasées par la distance et les obstacles (Gibson se frayant
une voie très étroite parmi les soldats) ; quasiment aucun travelling
latéral ni de rythmique factice due au montage. Et pour cause : ses héros
ne cherchent à prendre de vitesse que l’horloge (baudelairienne) et le
chronomètre, son équivalent laïc, sportif. Ils essaient de faire le meilleur temps contre le Temps – lutte
admirable mais vouée à l’échec, bien sûr, et l’ironie cruelle des aiguilles
tricotant nos vies pour mieux les défaire se manifeste au pire moment, celui de
la course finale entre le front et l’arrière. L’hécatombe, outre la part
humaine, devra son avènement à une tragique et dérisoire erreur de synchronisation,
à des montres en désaccord, à des bombardements finissant trop tôt. Si un coup de dés (mallarméen) « jamais
n’abolira le hasard », Mel Gibson, moderne marathonien, arrive trop tard
pour stopper le massacre.
Par conséquent, les historiens relevant
les inexactitudes, les erreurs plus ou moins intentionnelles, le font à raison
mais en vain. Contrairement à ce qu’affirme le général Gardner, les Anglais ne
« prennent [pas] le thé sur la plage », et l’assaut des Australiens
devait en réalité servir de diversion
à une attaque néo-zélandaise ; soulignons encore que le soutien
britannique aux soldats des antipodes coûta moult pertes humaines au Royal
Welsh Fusiliers. Il ne faudrait pas, cependant, faire à Weir un procès en
révisionnisme, ou à l’accuser de parti-pris patriotique. Une (traditionnelle)
mention du générique de fin, mise en valeur, prend bien soin de nous rappeler
le caractère « purement » fictif de l’entreprise, sa nature
a-documentaire. Pour définir Gallipoli, la formule de Vigo dans
les rues niçoises, « point de vue documenté », siérait mieux. Le
cinéaste s’intéresse davantage au sablier métaphorique, à l’intérieur duquel
s’écoule impitoyablement le temps imparti à chacun, qu’à l’exactitude comptable
des faits et des dates. L’Histoire (avec sa grande hache, pour citer Perec), on
le sait désormais, se voit souvent écrite par les vainqueurs, et sa légende
ténébreuse ou dorée ne peut qu’inspirer, en reflet, un art fictionnel et
narratif comme le cinéma. Vian, dans un article sur les films médiévaux,
réclamait des châteaux en carton-pâte, et Gallipoli, faux documentaire mais
œuvre d’une vérité fidèle et profonde, n’entend pas rivaliser avec
l’objectivité sujette à caution des manuels scolaires ni des monographies
universitaires. Ce qui ne l’empêche pas, une fois de plus, de soigner le
détail : l’accent anglais du colonel Robinson dénote ainsi un marqueur
d’époque et de classe.
L’Australie et le désert
Gibson dit vrai quand il voit dans Gallipoli
la « naissance d’une nation », et « pas vraiment un film de
guerre ». Certes, le racisme ne s’affiche pas avec la véhémence hystérique
et lyrique du chef-d’œuvre de Griffith (ah, ces cagoules immaculées
pourchassant l’homme noir et sa proie en femme blanche !), mais Weir
inscrit sa fable métaphysique au sein d’une terre qu’il connaît parfaitement,
cette Australie ocre et brique élégamment saisie par son fidèle chef opérateur
Russell Boyd. Pays « jeune », né politiquement en 1901, mais riche
d’une préhistoire native et non-blanche, le vaste territoire s’oppose à la
vieille Egypte, ainsi que l’énonce un personnage dans le souk. Dans Witness, l’amour adoucira le choc
des cultures, tandis que l’idéalisme (qu’il confond avec le courage)
d’Archibald, métonymie individuelle de l’engagement collectif, se verra moqué
dans Mosquito
Coast, où les rêves d’aventurier en rupture consumériste de Harrison
Ford menaceront l’unité (et la vie !) de sa cellule familiale. Autre rencontre très peu touristique :
celle avec les Ottomans de Kemal Pacha, à peine des visages anonymes débitant
d’infinies munitions au moyen de leurs lourdes mitrailleuses. Gallipoli,
sans forcer le trait, dépeint aussi la séparation des classes, avec les
antagonismes attendus (ouvriers contre militaires, officiers contre soldats,
cavalerie contre infanterie – « La cavalerie, c’est classe ! »
s’enthousiasme Frank). Hugh Hudson, avec ses propres coureurs des Chariots
de feu, accentuera cette dimension sociale en la couplant avec la
question religieuse, et Rupert Murdoch, magnat
des médias, maître de la fabrique des informations et de la mémoire allant
avec, produit le film, en hommage à son journaliste de père opposé à la
campagne anglaise qu’il couvrit.
Peter Weir, à l’instar de ses fameux
compatriotes, Miller, Mulcahy et Greg Mc Lean (Wolf Creek) filme
l’Australie désertique, ce buisson
asséché plutôt qu’ardent ; l’angoisse du vide évoque Dumont égaré dans le désert
californien de Twentynine Palms ou Antonioni à Zabriskie Point :
dans cet espace hostile et mystique, la bestialité humaine s’ébroue sans
limites, paraphant la fin de la civilisation (et de la civilité, à coup de
meurtres, viols, explosions en tout genre). Il ne perd pas espoir, toutefois,
équilibrant la déréliction de l’environnement, propice à l’essor des pires
violences, par l’acte de naissance de son pays, même souillé de sang. Le
désert, lieu de purification religieuse, espace symboliste qu’il faut savoir
traverser au risque de s’y perdre, ensablé comme Lynch du côté de Dune,
renvoie au cinéma d’hier et d’aujourd’hui, au classicisme et à l’indie : l’aimable chamelier aspirant
à « voir une grande ville avant de mourir » (souhait informulé d’Archibald)
semble tout droit sorti de Lawrence d’Arabie, et l’errance des
deux hommes annonce celle de Gerry. Relever le défi de filmer le
désert, après la sombre et solaire splendeur de Lean ou avant l’itération
expérimentale de Van Sant (reprise par Kelly Reichardt pour son très
languissant La Dernière Piste) revient à utiliser des armes
similaires : lente attente, jeu avec la patience du spectateur, duellistes
allégoriques. Ce qui se déploie sous nos yeux avec ce film dans le film relève de la stase diégétique, d’une mise à
nu du cinéma et des personnages avant le grand départ pour l’inconnu (de la
géographie et de la vie) ; la poudre du tombeau emplit tout l’écran,
surface sensible et spectrale où s’imprime, hypnotique, notre devenir
fantomatique.
Les femmes et la virilité
Pique-nique à Hanging Rock nous plongeait en plein gynécée, le
moindre frémissement, de paupière (ou de rideau) dévoilant les affres du désir
et de la psyché féminine, pour un film onirique et onaniste. Gallipoli
prend le parfait contre-pied pour nous donner à voir un monde essentiellement
masculin, en clin d’œil à la complainte de James Brown. Ici, les femmes se
trouvent réduites au second – voire troisième – rôle de mères/filles/épouses/prostituées.
Parabole sur la virilité désenchantée, Gallipoli ne leur laisse que peu de
place, et encore moins de mots. Silhouettes silencieuses et sans nom à la
périphérie du drame, elles ressemblent à des figurantes à peine entrevues dans
leur blondeur angélique ou leur chevelure brune de pécheresse. Les, encore lui,
résume cette absence-présence avec une maxime définitive et, diront les
féministes, outrageusement misogyne : « Les filles courent, les
hommes boxent » (on voit que le débat sur le genre et la répartition
sexuée ne date pas d’aujourd’hui !). Là encore, méfions-nous des
apparences véridiques de la fiction cinématographique : en 1902, treize
ans avant les événements décrits, les Australiennes obtiennent le droit de vote
et l’éligibilité, alors qu’en France, pays des droits de l’homme en oubli de
ceux de la femme, la reconnaissance électorale passera par leur participation à
une autre guerre, baptême du feu en
guise d’émancipation « historique ».
En Égypte, « pays rude »
loin de la prude Australie, « les femmes se comportent comme ça »,
commente l’un des voyeurs d’une collection de photographies dénudées, et les
bordels jouxtent les pyramides. Les hommes, jeunes et vigoureux, morts
peut-être dans un mois ou moins, sacrifient au rite initiatique et priapique, à
l’exception de Snowy qui veut se garder pur pour le mariage. Le film abonde en
figures paternelles proposées à l’identification d’Archibald : l’oncle/mentor
(Bill Kerr, aux faux airs de Sean Connery), le major Barton, attachant mais
impuissant (sur le champ de bataille, pas au lit), le père irlandais, exilé, de
Frank (pour mémoire, les parents de
Mel Gibson quittèrent New York pour l’Australie motivés, paraît-il, par le refus
d’un autre conflit, celui du Vietnam), les compagnons de Frank, devenus ensuite
les siens : Bill, Barney et Snowy (épisode drolatique avec les mulets, en
parodie triviale de la morgue des officiers britanniques juchés sur leurs fiers
destriers, l’œil cerclé d’un monocle à la von Stroheim), ouvriers du rail et
version soft des sympathiques voyous d’Orange mécanique (le lien avec Kubrick,
s’il faut en tisser un, appert avec eux, bien plus qu’avec des tranchées très
différentes de celles des Sentiers de la gloire, nous le verrons vite). Nul
hasard si, au seuil du film, Weir cite Kipling avec un émouvant passage du Livre
de la jungle qui met en abyme le trajet du héros, sa soif
d’indépendance et son adieu à la famille (notez le père absent). Gallipoli, pas
si poli à ce niveau, fait une réponse amère et cinglante au poème
programmatique du « père » de Mowgli, le célèbre Tu seras un homme, mon fils (Si),
écrit pour un enfant disparu la même année (1915) : Weir, avec son dieu
noir et son diable blond, avec ses trimardeurs à la Capra, avec ses grands
enfants encore vierges jouant à la guerre insatiable, dresse le portrait d’une
génération sacrifiée par ses géniteurs, dans un gâchis à des années-lumière de
la moindre célébration.
La musique et l’écriture
Art temporel et cyclique, la musique,
dans Gallipoli,
s’abreuve à trois sources principales. Au côté de Jarre, Albinoni résonne sur
le générique de début, avec ses lettres rouges et un peu gothiques sur fond
noir endeuillé. Le compositeur baroque se voit requis au moins pour deux
raisons : d’une part, le pathétisme assumé de son Adagio, très connu du public et, pour certains, dont l’auteur de
ces lignes, inséparable de la voix triste de Jim Morrison déclamant son American
Prayer, sert de requiem au
film ; d’autre part, l’œuvre, on l’oublie souvent, doit « en fait » sa paternité véritable à Remo
Giazotto, qui la composa en 1945 – date importante ! – à partir d’un
fragment de sonate perdue, retrouvé dans les ruines de la bibliothèque de
Dresde après son bombardement par les Alliés. Ici plus qu’ailleurs, il convient
d’user du conditionnel (au moins dans l’esprit, à défaut de la conjugaison)
tant l’histoire du morceau demeure incertaine, d’aucuns allant jusqu’à douter
de l’existence même du musicologue. Ce doute fondamental et fondateur rejoint
l’un des aspects les plus riches de Gallipoli, que nous aborderons en
fin d’article. Quant à Bizet, le major Barton sifflote, à la veille du combat, Au
fond du temple saint, duo extrait des Pêcheurs de perles
(livret d’Eugène Cormon et Michel Carré) : la rivalité amoureuse devient
fraternité masculine et de destins – chercher la femme signifie, dans Gallipoli, épouser la Mort, avec un surprenant romantisme noir en pleine lumière, enfin
délesté de toute naïveté, une lucidité ne cédant jamais au pittoresque ni à
l’effet (pas même avec le redoutable Jarre). Voici des mots chantés en harmonie
avec les images animées : « Oh oui, jurons de rester amis ! Oui,
c'est elle ! C'est la déesse ! En ce jour qui vient nous unir, Et fidèle à ma
promesse, Comme un frère je veux te chérir ! C'est elle, c'est la déesse Qui
vient en ce jour nous unir ! Oui, partageons le même sort, Soyons unis jusqu'à
la mort ! » L’opéra châtie et blanchit le traître par son sacrifice
ultime, tel un répons à celui d’Archibald.
On doit le scénario de Gallipoli,
d’après une histoire de Peter Weir, au dramaturge David Williamson, par
ailleurs auteur de L’Année de tous les dangers, autre page d’Histoire (re)lue par
l’ancien Mad Max. Le long métrage s’ouvrait sur un roman de Kipling ; il
se ferme sur le journal intime d’un soldat, sur les lettres du front plantées à
l’aide d’un poignard dans les sacs de sable des tranchées, en ex-voto
littéraires promis à l’oubli, sinon à l’anéantissement des orages d’acier.
Chaque plan du film s’enracine dans ce vécu épistolaire, dans ce poids des mots
tendres, désespérés, sentimentaux (presque autant que l’adagio), memento mori à
lire un siècle plus tard, comme on visionne Gallipoli trente-six ans
après sa réalisation. Weir ne se livre pas à une reconstitution historique
sentant bon l’encaustique mais parvient, en moins de cent vingt minutes, à
ressusciter une époque, un état d’esprit, des péripéties qui peuvent encore
nous parler de nos jours, bien que le visage contemporain de la guerre, proche
ou lointaine (« Ce n’est pas notre guerre », se défausse Frank),
prenne d’autres formes, se réclame d’autres idéologies. Les prétextes pour
exterminer son semblable ne manquent pas, ne manqueront jamais, et l’écriture
martiale dit aussi cela, témoigne de la propagande (les tracts) ou de la
résistance (l’usage de la première personne contre la censure) ; au cours
du bal, le major bonhomme recevra un billet lapidaire et létal.
La guerre et la subjectivité
Dans sa deuxième partie, Gallipoli se
déplace sur le théâtre des opérations
avec, en guise de débarquement, un son et lumière nocturne à la Fellini (cf.
aussi le paquebot blanc sorti d’Amarcord).
Chez Weir, la guerre anti-spectaculaire se nourrit du spectacle fantastique de
la réalité, avec pour exemples paradigmatiques la texture particulière, entre rêve
diurne et songe hyperréaliste, de Pique-nique à Hanging Rock et The
Truman Show. La guerre, tout d’abord, se répète, avec l’exercice hilare entre l’infanterie et la cavalerie,
jeu de gendarmes et de voleurs reproduisant pour de rire (et pour de faux, comme
disent les enfants) la lutte des classes. Le cinéaste ne concède au final
guerrier que quelques minutes seulement, précédées par des soldats dans un cimetière ;
à la manière des imagiers funèbres nommés Leone, Ringo Lam ou Tsui Hark, Weir
nous rappelle (à) notre sort funeste, et la nature funéraire du dit septième art,
miroir des fantômes s’animant des deux côtés de l’écran. Pourtant, sa guerre
possède une étonnante douceur, avec ces vagues de cadavres trop propres venant
s’échouer les unes sur les autres. 60 000 morts, pas de « fusillés
pour exemple », une cérémonie du souvenir qui se tient le 25 avril de
chaque année : l’Australie paya son tribut à la Grande Guerre, préférant,
à croire le film, la baïonnette aux balles. Weir suit son Candide sans véritable « boucherie
héroïque », lointain cousin du Fabrice de Stendhal aveuglé à Waterloo, dans
une œuvre pas vraiment pacifique, proche en cela de La Grande Illusion de
Renoir : rien ni personne ne vient remettre en cause le conflit, et le
pathétique se circonscrit à la perte d’une jeunesse, non au ravages premiers et
« collatéraux » de la guerre. Il sut trouver un écho dans la conscience
nationale, avec huit prix professionnels assortis d’un succès critique et
commercial (des recettes quadruplant le coût), tempéré par une moindre réussite
à l’international.
Ni amnésique ni cocardier, Peter Weir
livre un film faussement réaliste, et nous fait penser à David Cronenberg,
autre auteur de films-cerveaux enrobés de « naturalisme » (précision
transparente du regard et galerie de monstres humains à la Zola). Bien plus qu’avec La Colline des hommes perdus
de Lumet (sadisme en Lybie, avec punition de soldats rebelles transformés en descendants
de Sisyphe) ou Hope and Glory de Boorman (la joliesse de la guerre perçue par
un enfant autobiographique), Gallipoli dialogue avec Le Festin nu, lui-même
allaité par Casablanca, de la même façon que The Truman Show relira Vidéodrome.
Les deux cinéastes existentiels sondent les apparences du réel, projettent le
spectateur à l’intérieur d’esprits créateurs éprouvant leur fiction avec un
corps mutant, athlétique ou malade (la course comme une drogue, pourquoi pas ?).
Leur orientalisme dénude l’exotisme de l’âme, qui toujours aspire à conjurer la
mort assurée, à la suite des pharaons. Le dernier plan, superbe, fige Archibald
dans son élan vers le trépas, retravaillant dans le même mouvement arrêté la
photographie controversée (document ou pose) de Capa, Mort d’un soldat républicain,
l’épilogue de La Jetée de Marker (assister à/se souvenir de sa propre mort, exploit
cinématographique) et le générique sépia de La Horde sauvage immobilisant
ses spectres gérontophiles et épuisés. La Dernière Vague nous abandonnait face à une fin ouverte et
mentale, apocalypse à décrypter ; Gallipoli renverse le processus démystificateur de Mémoire de nos pères, avec
une icône immortelle et légendaire.
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