Clair obscur
Exils # 133 (13/10/2025)
Dans sa biographie de l’« auteur de films », mention (im)précise de plaque commémorative, à l’intitulé contradictoire (Le Mystère René Clair), Pierre Billard parle à juste titre de « morale libertaire », rappelle que le cinéaste répugnait au message, c’est-à-dire au film homonyme, cite l’auto-critique de l’intéressé « ironique » : « ambitieux mais écrit et réalisé trop vite ». Ressorti et à peine retouché en 1951, désormais restauré, disponible en ligne, À nous la liberté (1931) assume sa légèreté, son irresponsabilité, sa sécession en chansons. Sympathique et un peu vain, il dure une heure vingt, héritier du muet, exploitant le parlant, donc le son, accessoire réflexif du phonographe inclus. Escorté d’une dream team peu propice à la déprime, Auric à la musique, Meerson aux décors, Périnal à la photographie, l’« écrivain » dispose d’une caméra plus mobile que celle de Chaplin, vrai-faux plagiaire davantage vénère (Les Temps modernes, 1936), objet d’un procès d’épicier, auquel Clair sut se soustraire, conscient et reconnaissant. « Le travail c’est la liberté » assène aux dociles élèves l’instituteur pas encore au courant de la devise sarcastique d’Auschwitz, ne rien faire revient à conserver sa santé, d’accord avec Salvador. L’ultime étape d’automate du taylorisme à la française s’avère balèze, les machines soumises dominent, fabriquent fissa, procurent un utopique bien-être de guinguette, les ouvriers oisifs jouent au bowling, aux cartes, les couples dansent « au bord de l’eau », à La Belle Équipe (Duvivier, 1936) prophétique écho. Le tandem d’amis, quasi gay friendly, se transforme in fine en chansonniers associés, désargentés, (dé)libérés, vive la déroute, voilà la route. Adieu bienheureux à la « grue », au « parvenu », à la prison d’introduction, à sa réplique symbolique, l’usine de Clair certes moins documentaire que l’établissement des Lumière (La Sortie de l’usine Lumière à Lyon, 1895).
Billard le rapproche et l’oppose à Pabst, illustrateur au carré, en allemand et français, d’un marxisme idem mis en musique (L’Opéra de quat’ sous, 1931), pourtant le réalisateur ne manie le communisme, ne rend jolie l’idéologie, son duo d’anti-héros ne ramasse par hasard nul rouge drapeau. La foule ici ne manifeste, ne possède aucun trait particulier, individualisé, figurants complices façon Metropolis (Lang, 1927), architecture brutale en partage, silhouettes simplettes de courses-poursuites style slapstick. La romance sans une chance entre la blonde et le candide, j’allais taper benêt, un regret du directeur, « scénario et direction » dixit le générique, ne se réduit au sacrifice de la ficelle sentimentale, sillage de Cyrano, du chanteur de charme moqué numéro, affirme en sourdine le naufrage du mariage, arrangé ou prohibé. Comparse de Picabia (Entr’acte, 1924), Clair délaisse la lutte des classes au profit d’un anarchisme festif et inoffensif, les radicaux diront régressif. Ni apologie de la clochardise (Boudu sauvé des eaux, Renoir, 1932), ni mélodrame familial et social (Ressources humaines, Cantet, 1999), À nous la liberté ne (ré)clame que la sienne, celle de filmer l’élan, le mouvement, une fleur des champs, l’émancipation en dehors des institutions. Cependant cet affranchissement ne saurait se défaire du pénible et périlleux passé, chantage cordial semblable au dilemme moral des Misérables, l’ascension inséparable de la division, le capital accumulé de l’identité dissimulée, qu’au prix de la fuite finale, estivale, promesse de picaresque masculin, parce que ces deux-là, Montaigne et La Boétie d’aujourd’hui, de jadis, le valent bien, au revoir Paulette Goddard.
Si toute liberté en vérité participe du fantomatique, Buñuel opine, si chacun souvent succombe à la servitude volontaire, à présent et naguère, le rire, d’autrui et de soi, portrait vaniteux et vandalisé, constitue un antidote au cadre confortable et carcéral bourgeois. On s’en souvient, Clair devint académicien, comme Pagnol, néanmoins son classicisme ludique n’affiche le sourire mélancolique du confrère lui-même malmené, à succès, mis de côté, (re)consacré. Historien de 1998, Billard attribue l’oubli de l’applaudi et populaire Clair à l’exil, londonien puis américain, à l’arrivée de la Nouvelle Vague, pourquoi pas, cela va, ne suffit à fournir une exhaustive explication à la désaffection. Une réponse réside peut-être dans le contre-courant, le contre-temps, l’intempestif : la frivolité, la virtuosité d’À nous la liberté, conte consensuel et immatériel, manifeste modeste, sa lumière toujours sincère et jamais amère, placent le cinéaste en marge, vite rattrapé par une lourde obscurité, le retour (d’Adolf) du refoulé, la nuit de King Kong & Caligari. C’est arrivé demain (1944), La Beauté du diable (1950), Les Grandes Manœuvres (1955), sur lesquels je ne reviens point, vers lesquels je vous renvoie, tout autant élégants, dessinent ainsi une filmographie calligraphique, aérienne, qui sans s’y salir caresse le réel, (en)chante au lieu de déchanter, montre la voie et la voix à Tati & Demy. L’estimable et limité mystère des films fragiles de René Clair ? Avoir cru à la liberté de la clarté.
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