Adieu Anna

 Exils # 132 (08/10/2025)

Amour mineur ? Diptyque anecdotique ? Codicille inutile au révolutionnaire requiem de Rome, ville ouverte (Rossellini, 1945) ? Durant soixante-quinze minutes (30 + 45) de modeste tumulte, Roberto dit adieu à Anna, donc la recommande à Dieu, la transforme fissa en folle homonyme, solitaire en prière, insomniaque et enceinte. Neuf ans avant Le Bel Indifférent (Demy, 1957), monologue mimétique, d’une durée identique, d’après Cocteau idem, mais cette fois sans personne au téléphone, précédant de plus de soixante la version d’Almodóvar (La voz humana, 2020), Swinton s’y colle, L’amore (1948) d’abord adapte une pièce de 1934, s’écarte du théâtre, dès le premier plan se dédoublant. Rossellini filme et magnifie Magnani, au(x) miroir(s) et au lit, admirable et démolie, bien beau boulot du dirlo photo Robert Juillard, qui éclaira itou les ruines enfantines d’Allemagne année zéro (1948), la restauration souligne sa « richesse ». Si la vie ne tient qu’à un fil, celle-ci se retient à un coup de fil, se suspend à un cou invisible, bouée en bouillie sur l’obscur océan du suicide. Contrairement à la comédienne, la communication s’avère mauvaise, la coupure participe de la rupture, la donne à entendre et à voir, paniqué puis implorant désespoir. Tel le message personnel de Berger & Hardy, le psychodrame de poche, en partie prophétique et autobiographique, carbure à la loquace incommunicabilité, anticipe ainsi Antonioni, aux non-dits, aux secrets avoués. En compagnie de son clébard raccordé au montage, animal peu amène envers le cinéaste, en tout cas selon L’Année des volcans, documenté roman du spécialiste François-Guillaume Lorrain, la dame anonyme de La Voix humaine monologue et se démène, se lève et se traîne, fait front et s’effondre. Sa chambre moins verte que la truffaldienne sent cependant la maladie de Sardou, l’absence et la présence, la délivrance et la démence, les lettres brûlées, les promesses marseillaises. La caméra tourne autour du visage paysage, on peut penser à d’autres allongées tourmentées, par exemple Liz Taylor opposée à l’impuissant Newman (La Chatte sur un toit brûlant, Brooks, 1958), aux origines aussi scéniques. N’en déplaise à Bazin, rien de « paresseux » ici, davantage un condensé de cruauté, un écrin de tocsin, un numéro sado-maso, rétif à l’exhibitionnisme et au narcissisme.

L’amant suivant demeure mutique, énigmatique, revoici Fellini, en introduction et presque par effraction, situation inversée du fugitif refus de l’Anna de Roma (1972). Son sujet « réduit » par le fidèle Tullio Pinelli & l’infidèle Rossellini constitue un chemin de croix plein d’une joyeuse misère et situé en plein air au bord de la mer. Le co-scénariste de Rome, ville ouverte + Païsa (Rossellini, 1946) se déguise en barbu et blond vagabond, enivre une bergère un brin suicidaire, la viole sans violence. L’épiphanie vire vite à l’hallali, car la foule surtout féminine et tout sauf cool, réunie pour une procession d’humiliation, se moque de la mystique en cloque, du vrai-faux saint Joseph de ses fesses. Une cuvette sur la tête, ersatz trivial de la déjà ironique et prosaïque couronne d’épines, elle demande pardon en leur nom, puisqu’ils ignorent ce qu’ils font, parole christique, miséricorde de martyre. « J’entends ta voix » affirme-t-elle toutefois, alors Le Miracle, conte écourté d’un « monde malade », annonce les héroïnes aliénées, estimées saintes ou diagnostiquées cinglées, de Stromboli (Rossellini, 1950) et Europe 51 (Rossellini, 1952). Le futur réalisateur des Onze Fioretti de François d’Assise (1950) se fiche de l’escroquerie religieuse, la délaisse à Il bidone (Fellini, 1955). Le drame bourgeois devient mélodrame populaire, la monologueuse devient in extremis une mère. Nannina convoite une pomme, Nannina tombe dans les pommes, au milieu d’un jardin d’enfants qui rappelle le jardin d’Éden. SDF refoulée par un fielleux confrère, elle finit par atteindre le « sanctuaire de saint Michel », à défaut d’accéder au Ciel. Les multiples escaliers matérialisent la verticalité d’une destinée, au prix de l’inculte, au risque de la chute. La chèvre cordiale ou curieuse ne sert d’accoucheuse, la paria de là-bas ne doit compter que sur soi. La photographie douce et rugueuse d’Aldo Tonti crée un clair-obscur à sa (dé)mesure, renvoie vers une iconographie débarrassée de dolorisme. Le « bambino mio » que nul ne voit, comme l’Antéchrist de Polanski (Rosemary’s Baby, 1968), à part la parturiente aimante, bouleverse en sourdine, ravive le souvenir du fils défunt de Rossellini, acte de foi figuratif et « hommage » à une actrice unique, tendre et tellurique. Doté de codas en écho, l’item malmène et sublime une femme aimée, muse insoumise à carrière exemplaire, à l’intensité sur film immortalisée.

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