Pollack paranoïaque ?

 Exils # 126 (09/09/2025)


Redford au téléphone et face à Dunaway presque adepte du syndrome de Stockholm : « Je ne suis pas un espion ». Cependant Les Trois Jours du Condor (1975) commence comme Mission impossible (De Palma, 1996), par l’élimination de l’équipe, histoire de faire table rase pour sa star. Avant d’aller suer à Langley, suspendu et non plus perché, Cruise transpire et conspire dans La Firme (1993). Il utilise aussi le mot « conspiracy », que la VF transforme illico en « complot », que les sous-titres de juriste traduisent d’un « entente délictueuse ». Parmi d’autres diptyques apocryphes, disons Les Chasseurs de scalps (1968)/Jeremiah Johnson (1972), Yakuza (1974)/Out of Africa (1985), les productions dialoguent à distance, dessinent des individus tendus, témoignent de leur temps. Les choses changent et demeurent les mêmes, la mafia remplace la CIA, Memphis New York (horizon Washington), le blanchiment d’argent le pétrole du Moyen-Orient. Le lecteur et l’avocat s’en sortent in extremis, via la ruse du récit, celui de l’information, celui de la surfacturation. Tandis que Les Hommes du président (Pakula, 1976) répond à la question de Robertson sur sa publication, pouvoir de la presse + impact du New York Times, le chantage sexuel de « l’idéaliste » une fois infidèle anticipe le psychodramatique Eyes Wide Shut (Kubrick, 1999) et sa société itou secrète, sinon funeste, à laquelle Pollack alors acteur sert d’entremetteur démystificateur. Scénario pseudo original ou adaptation du spécialiste Grisham, il s’agit toujours de courir, de découvrir, de ne pas mourir, de ne céder au doute et au défaitisme du ciné US des années soixante-dix, de fuir la satire du fric pathologique de la décennie quatre-vingt-dix, relisez rapido American Psycho, d’user d’un style classique et de donner à ouïr une petite musique optimiste, écho au cool du jazzistique Dave Grusin.

Espèce en voie de disparition d’une réplique ironique, le parcours du « condor » n’éclabousse pas tant que ça l’État, car en somme une cinquième colonne se cache au creux de la « compagnie », capitalisme expéditif versus pragmatisme cynique. Le chemin de croix de l’enrichi lauréat le rapproche de son frère, prisonnier prolétaire, lui redonne foi en ce qu’il fait, à quoi il croit. Le féminisme soft de La Firme accorde davantage d’espace à des femmes fortes pourtant capables de verser des larmes, ni dominées ni misandres mais amoureuses et audacieuses, ce qui dut séduire Tripplehorn & Hunter. Avec le recul, les tours économiques et explicites du World Trade Center, QG de supérieur en hauteur, s’imposent en symboles d’une politique étrangère délétère, promise à enfanter un effondrement encore plus féroce et spectaculaire que la culbute de la Bête en bas du building Empire State (King Kong, Cooper & Schoedsack, 1933). Quant au rêve américain vite viré cauchemar moral, il ressemble bien sûr au pacte faustien de l’acteur de valeur devenu VRP d’Église risible. Redford trouve en von Sydow un meilleur ennemi européen et serein, porté sur la peinture de soldats de plomb, un mercenaire solitaire et solidaire, dont il refuse l’offre point Parrain (Coppola, 1972). Divertissement jamais militant de l’ère du soupçon (Sarraute) à la sauce Nixon, appliquée aux dérapages de l’espionnage, aux crimes de la démocratie, moins déprimant et méta que Conversation secrète (Coppola, 1974) et À cause d’un assassinat (Pakula, idem), Les Trois Jours du Condor doit beaucoup à Owen Roizman, le dirlo photo de French Connection (Friedkin, 1971), L’Exorciste (Friedkin, 1973), Les Femmes de Stepford (Forbes, 1975), Sanglantes confessions (Grosbard, 1981) ou Tootsie (1982), à sa maîtrise du réalisme, voire du romantisme, en ville et au lit, cf. la scène d’étreinte, scandée de clichés non colorés de l’hivernale cité.

La Firme se fiche du format panoramique, l’Australien John Seale, partenaire de Minghella, Miller & Weir, l’éclaire de manière solaire, même en automne, Hackman & Harris s’occupent de seconds rôles dramatiques et drôles, David Rabe (Outrages, De Palma, 1989) & Robert Towne (Chinatown, Polanski, 1974) participent au script. Dix-huit ans dépassés, une partie de l’Amérique nordiste paraît toujours sous emprise élitiste, l’individuel s’étoffe du collectif, le FBI ne défouraille, arroseur arrosé, le joli et gentil couple passé par la déroute reprend la route, direction Boston, home sweet home. Si les Blancs fréquentent les restaurants et les Caïmans, les Noirs ô désespoir les servent sur terre et en mer, pas de quoi inquiéter George Bush, héritier de Reagan et promoteur de tempête désertique rendant réel le « jeu » dangereux et hypothétique de l’opus précédent. Pollack, pas si paranoïaque, conteur lucide plutôt que pénible propagandiste, metteur en scène ensuite réalisateur épris de ses actrices et ses acteurs, ne désespère de son pays, pratique une critique positive, laisse apercevoir la propre obscurité du cryptologue à main armée, otage attachée, visage fermé, la tristesse existentielle du « cavaleur » doté d’un cœur, endormi et embrassé par l’institutrice fille de riches toutefois complice, puis liquidé à la Marat (on ne le voit). L’admirateur de La Grande Illusion (Renoir, 1937) et du Septième Sceau (Bergman, 1957) maniait l’humanisme et dirigea donc von Sydow, au-delà deux œuvres à redécouvrir, en dépit de la tarte à la crème macroniste et trumpiste du complotisme, du storytelling déroulé en écran de fumée, des épuisants épisodes du fiasco français. Le Sundance Kid ne termine à l’asile, le scientologue ne s’avère misanthrope, Les Trois Jours du Condor se clôt sur une image arrêtée, La Firme superpose son générique sur le plan d’un bateau en mouvement.

Baudrillard considérait le premier comme un simulacre, un exemple inquiétant à force d’être parfait de ciné au carré, recyclé, supposé historique. Le second, à la durée rallongée, cent cinquante minutes de rythmé tumulte, connut en salles un gros succès. Une cinquantaine et une trentaine d’années après, ces films en reflet, réversibles et inversés, modestes et soignés, continuent à posséder une certaine actualité, à murmurer à notre oreille, chassez les chevaux, un secret de polichinelle, quelques raisons de ne succomber à la déraison, geste accompli au ralenti par le prudent mari, musique à fond au fond du domicile, surprenant instant de grâce et de menace, de mots masculins et d’effroi féminin, parce qu’ils le valent bien. 

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