Dorota 1880
Exils # 124 (02/09/2025)
En dépit du pronom, Mon XXème siècle (Enyedi, 1989) n’appartient pas à un personnage, plutôt à sa cinéaste, même s’il ne s’agit ni d’un film historique ni d’un film autobiographique. En découvrant ce noir et blanc, on se dit revoici de l’arty, du ciné usagé, du simulacre primé à Cannes. Mais le premier essai de cette réalisatrice et scénariste peu prolifique, universitaire et festivalière passée par Montpellier, mariée à un Allemand, le pays co-produit, ne se réduit Dieu merci à ceci, alors tant pis s’il (dé)tourne assez vite à vide, se termine entre deux rives livides, lent travelling avant à contre-pied de l’exposition éclatée.
Au générique style La Femme publique (Żuławski, 1984) de l’obsolète Annette (2021), autre conte (« de fées ») méta qui peut laisser de bois, Carax remercie Béla Balázs (et « Edgard Allen Poe »), célèbre théoricien exilé de Berlin et fissa professeur au VGIK, au retour recadré par des autorités sous influence soviétique, euphémisme diplomatique. Cinquante années suffisent à desserrer le gros étau un brin hitchcockien (Topaz, 1969), l’item exhumé bénéficie de fait de ce souffle de liberté, ne se vit accusé du crime de cinéma bourgeois, à la Troisième République de Buda spasiba.
Contemporaine du compatriote Béla Tarr, Ildikó Enyedi comme lui des couleurs ne se soucie, ne prend son temps pourtant, préfère au plan-séquence et à l’errance le montage des miroirs et des jumelles (optique ? gamines). Sa traversée lunaire et gémellaire s’achève au creux d’une baraque de fête foraine d’épiphanie schizophrène, d’un palais des glaces sans casse (La Dame de Shanghai, Welles, 1947) appelé Aurora, boucle bouclée avec la foule et le défilé très éclairés de la ricaine orée, sa perspective primitive, merveilleuse magie de l’électricité, ensuite du ciné, proche encore de L’Aurore (Murnau, 1927).
Face à une femme elle-même reflétée, diffractée, divisée, évidée, insaisissable et possédée, au sens sexuel du terme, tandem de scènes à faire défaillir les féministes adeptes du discriminatoire « male gaze », trois hommes font en somme de la figuration, produisent une certaine impression : un Edison dépressif, un Z cosmopolite (à l’écart de Costa-Gavras), un Otto Weininger à la conférence clivante et infamante, les suffragettes auditrices applaudissent puis déguerpissent, costumes immaculés contre misogynie endeuillée, symbolisme facile.
Tandis que l’Autrichien pérore à propos de la maman et de la putain, la conspiratrice se retient, n’en pense pas moins, son calme courroucé annonce l’attentat avorté du ministre de l’Intérieur dévisagé. Arnaqueuse et anarchiste, grappe de raisin et bombe à la main, à bord de l’Orient-Express ou parmi la Sibérie, Dóra &Lili emportent le film (remportent la mise) dans un élan désarmant, devant beaucoup, presque tout, à la grâce silencieuse, sensible et subtile de Dorota Segda, comédienne de théâtre polonaise doucement balèze, mère + filles en prime, certes bien moins meurtrière et mystique que l’anti-héroïne sudiste de Jouve (Paulina 1880), auquel je pique le titre cet article, itou elliptique.
Péter Andorai (Méphisto, Szabó, 1981), Oleg Iankovski (Nostalghia, Tarkovski, 1983), Paulus Manker (Benny’s Video, Haneke, 1992) ne déméritent pas, loin de là, demeurent cependant à l’arrière-plan, passants (in)importants, tels les types anonymes du commencement, propriétaires patibulaires de marchandes d’allumettes (et neige artificielle) à la Andersen, aiguilleurs de destins guère sereins.
La comédie dramatique et kaléidoscopique peut-être onirique, puisque petites vendeuses fiévreuses et rêveuses, où les étoiles parlent, un chien mate des images (de clebs), un singe se souvient, un âne se balade ; où une fermeture et une ouverture à l’iris téléportent de la Sorbonne (voilà Tesla) à la Birmanie (« bambous » de Blanc), un intermède en bateau à Hambourg donne une leçon de géopolitique drolatique en rime aux Persans de Montesquieu, « l’entraide » s’avère livresque, n’essaie pas tant de ressusciter le cinéma(tographe) d’antan, cadre carré, grammaire de la lumière, beau boulot de « light show » du dirlo photo Tibor Máthé, de ranimer « l’hypnotisme de masse », réputation d’Edison, voi(x)e (de von Sydow) du méthodologique Europa (von Trier, 1991), que de manier l’amour et l’humour, le mythique et le technique, l’intime et l’esquisse.
Que sa signataire sincère et scolaire, stylisée au risque du décoratif et de l’excès, mise en abyme par le scientifique magnétique, ne réussisse pareil pari d’espièglerie jolie que par intermittence, privilégiant l’apparence à la substance, témoigne toutefois d’une estimable foi dans les puissances d’un art du réel et de l’illusoire, qui anticipe les tentatives similaires de Guy Maddin (Careful, 1991) & Miguel Gomes (Tabou, 2012), trinité décalée d’une Europe cartographiée, fantasmée, attirante et limitée, en tout cas plus recommandable que l’homonyme belliciste et moralisatrice, de la capitalisation, la déculturation, la manipulation des marionnettes de Bruxelles et de l’imbuvable aviatrice Madame von der Leyen.
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