Le Messie et le Matricide

 Exils # 121 (20/08/2025)


« Abomination » s’exprime Rampling en sourdine, « amélioration » se félicite le cinéphile en séance gratuite. J’expédiai jadis ainsi la première partie : « Hiératisme, romantisme, scepticisme : pasteurisation nolanisation » (Un film, une ligne). Aujourd’hui je dédie quelques lignes à demi laudatives à sa suite – sic transit cinéma mundi. Sis sur le sable du désert et de l’arène, la poursuite du périple de Paul Atréides indeed mérite une mesurée estime. Certes, on y retrouve et on y réécoute hélas la mélasse bien ambient du sieur Zimmer ; certes, le sound design ne lésine sur les effets acoustiques, quitte à faire frissonner le fauteuil ; certes, la philosophie politique paraît presque simpliste comparée à celle du Prince de Machiavel – mais ce passif se voit en vérité dépassé, fluidifié, par l’actif d’une réflexion en action(s) sur les limites du messianisme. Si Lawrence d’Arabie (Lean, 1962), sa matrice apocryphe, usait du lyrisme et de la lucidité, faisait in fine succomber son sauveur (et victime de sévices sodomites) massacreur mort-vivant revenant via un motorisé accident, coda déceptive car anecdotique, Dune : Deuxième partie (2024) étudie sans complaisance le destin d’un « prophète » trop honnête, d’un « élu » malvenu, d’un émule de Hamlet incapable de prendre la poudre d’escampette, de développer une amourette, apte pourtant à punir l’impérial trépas de Papa, suriner son « cousin » lisse et malsain, de sa maman point repentant assassin, crimes en famille (in)digne des Atrides. L’Empire contre-attaque (Kershner, 1980), influence évidente et inversée, à laquelle on ne peut ne pas penser, transformait fissa la guerre stellaire en désir de tuer le père, donc en opposition œdipienne à la truelle. La dynamique mimétique d’un saut in extremis du pluriel à l’individuel anime le film, toutefois elle révèle une parenté de pedigree symboliquement différenciée.

Sur son chemin de Damas d’angoisse et d’extase, notre Paul très laïc ne se convertit malgré lui, endosse plutôt un rôle qui lui sied autant qu’il le désole, découvre que sa mère s’avère être misère la fille de l’ennemi intime, du puissant et impotent Harkonnen. Vador évacué, en dépit de la voix off précédant le premier charnier enflammé, la main du gamin coupée contournée, appendice pseudo phallique propice à ravir les psychanalystes, revoilà le matriarcat du Bene Gesserit, éminences grises et missionnaires complices, dames de (mélo)drame, maîtresses au propre et au figuré d’hommes tourmentés, constamment occupés à s’exterminer, cf. le final en forme d’annonce de djihad, sortie de la troisième partie de la trilogie prévue en septembre 2026, dixit le directeur du site. À proximité intéressée ou sur cette planète hostile et stérile, au nom ancien « féminin », où parmi les Fremen Fedaykin règne l’égalité entre les garçons et les filles, où les tensions se situent au niveau de la religion, ces Spice Girls se réjouissent ou font la gueule, ersatz des Parques, « Révérendes » guère clémentes et génitrices de légende(s), parturientes complotantes, initiatrice protectrice à kiss et gifle, sœur en douceur fœtus et adulte. L’ultime image magnifie avec logique une Chani déclassée, dégoûtée, déterminée, héroïne nationaliste emportée à l’insu de son plein gré par le vent violent d’une Histoire de sombre « espoir », proverbial opium du peuple, surtout le sien à présent, asservi autrement, nordistes et sudistes séduits, réunis, combattants et croyants souriants élancés à l’assaut du « paradis » c’est-à-dire du néant. Ni démiurge ni visionnaire, jamais cynique et toujours sincère, Villeneuve se fiche en définitive de « l’Épice » psychédélique, les incises du pire avenir se réduisent à de lents « fragments », tandis que le film de Lynch, imparfait, écourté pour les raisons que l’on sait, s’apparentait en intégralité à un trip immersif.

Plus classique, moins mystique, le cinéaste du présentable Prisoners (2013) et du dispensable Blade Runner 2049 (2017) délaisse la psychologisation et la verbalisation à la con du premier produit au profit d’un divertissement assez intelligent, au romantisme solaire et maudit, d’humour noir non démuni. À la pesanteur du pompier succèdent la légèreté de l’allègre, l’élan du mouvement, le déplacement d’abord dansé, ensuite divisé, des amants charmants, la chevauchée du ver véloce, morceau de bravoure métonymique « piloté » par Tanya Lapointe, partenaire personnelle et professionnelle du Denis récidiviste. La troupe ne sert la soupe, le casting choral impliqué, cosmopolite, participe de la réussite, mention spéciale à Javier Bardem en avatar du guide Anthony Quinn chez Lean. La première partie pâtissait d’un aspect aseptisé, comme captée en studio et en plein air à l’aide d’un gros et statique cellulaire. Ici l’organique se réactive et dégouline, le sang, la sueur et les larmes désarment, rendent aux corps leurs âmes, l’ocre et le mordoré s’autorisent une touche de gris, uniforme ou océan, le noir et blanc de la séquence des jeux du cirque revisite à la sauce numérique le maniement des masses façon Riefenstahl, déjà et encore inspiration pour Gladiator (Scott, 2000).

Apprécié par Spielberg & Nolan, adoubé, co-produit par le fils de Frank Herbert, succès critique, économique, l’opus épique dure deux heures quarante-six rapides, ne contredit le « court chemin » du probable Kwisatz Haderach, chaque plan précis et lisible au service de l’intrigue, de l’espace, des visages. L’analyse critique de la fabrique d’un mythe (du moderne storytelling, sa variante dévaluée), souvenirs de L’Homme qui tua Liberty Valance (Ford, 1962), des westerns révisionnistes des seventies, le spectacle assumé, distancié, de ses discutables « signes », « miracles » patraques, sur fond de destruction et menace atomique, résonnent en sus avec l’actualité médiatisée, tramée des motifs du messie sioniste ou d’iraniens « fondamentalistes ». Le « fanatisme », en résumé, sévit en salle et excède le ciné, incite de l’espèce à désespérer, ou alors ses efforts collectifs et créatifs à saluer, en tout cas un soir d’été.

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