Des justiciers dans la ville
Exils # 122 (28/08/2025)
Dans Death Wish (Winner, 1974), la femme de l’avocat Paul Kersey se faisait tuer, sa fille se faisait violer ; dans Fighting Back (aka Philadephia Security ou Death Vengeance, Teague, 1982), la femme de l’épicier John D’Angelo fait une fausse couche après une poursuite en voiture et sa mère se fait « mutiler ». À huit ans de distance, les deux productions Dino De Laurentiis paraissent prendre le pouls d’une Amérique nordiste malsaine et urbaine, où sévissent toutes les violences, dont celle du vigilante, d’abord citoyen anonyme malmené, ensuite modèle ou malaise à main armée, (anti-)héros dépressif ou héraut droitiste de westerns modernes, pantin de républicains ou cauchemar de démocrates. Ce personnage donnera au passage son titre à un film de Lustig (1983), dans lequel la femme de l’ouvrier Eddie Marino se fera poignarder, son fils se fera descendre, inspiré en partie lui aussi par l’entreprise salvatrice ou le discutable épouvantail du documenté Anthony Imperiale, au speech de prologue impressionnant, délivré via un Fred Williamson très déterminé, manière habile de contourner l’accusation de racisme. À Philly, s’y déroulait déjà la mélodramatique et méta paranoïa d’un De Palma (Blow Out, 1981), cité censée de « l’amour fraternel », plutôt capitale locale d’une haine nationale et internationale, en témoignent les archives analysées, commentées, montées, de l’incipit médiatique, Yaphet Kotto, quasi caméo en improbable chorégraphe, « guide et romancier » nommé Ivanhoe Washington, on rigole, incarne une sorte de conscience morale et raciale, associe ainsi criminalité + pauvreté, traite de « naïf et raciste » le justicier « problématique » dixit son ami flic, bientôt flingué, sinon sacrifié, victime d’un guet-apens. Confronté au couple d’agresseurs de malheur de sa cara mamma, il frappe en effet fissa le Noir, peut-être pas au hasard, la tentative diplomatique et œcuménique vite déviée vers le retour du blanc refoulé.
Si Winner, avec le succès que l’on sait, accompagnait au premier degré un cas anachronique de stress post-traumatique, utilisait l’intensité tragique et mutique du solitaire Bronson, jadis déjà vengeur chez Leone (Il était une fois dans l’Ouest, 1968), Un justicier dans la ville placé sous le signe d’une mélancolie intime, portrait d’époque d’un Sisyphe de la justice, davantage qu’apologie simpliste et complaisante de l’autodéfense, l’ex-employé de Corman et le cinéaste estimable des réussis L’Incroyable Alligator (1980) et Cujo (1983), des plus anecdotiques Cat’s Eye (1985) et Le Diamant du Nil (1985) dirige une comédie dramatique munie d’humour, cf. la scène des premiers secours, le triple jeu de mots sur hero (héros, héroïne, sandwich ethnique) et démunie de désamour, Patti LuPone la révélation de l’ouvrage désormais oublié, à sa sortie point apprécié, même si Tom Skeritt ne démérite, mène une étude de mœurs et décrit une communauté à l’italianité annonciatrice, certes dans un autre registre, de celle d’Éclair de lune (Jewison, 1987). Sans copier Coppola, sans singer Scorsese, Teague se permet d’esquisser la silhouette d’un parrain en prière compréhensif et rétif au fric de la chnouf, à la pièce offerte originaire « de Gênes » en écho à l’obole de Charon, tacite autorisation de tabasser le taulier du KFC de quartier, fournisseur du « pusher » de lycée, bien nommé Duster au bras bousillé à la batte de baseball. Le dernier acte construit d’ailleurs un parcours en boucle bouclée, puisque le discrètement démoniaque D’Angelo passe in extremis, petit sourire en prime, du côté obscur, au propre et au figuré, image symbolique d’un cœur conradien enténébré, d’un répit en retrait du magasin spécialisé de supporters peuplé, réduisant au silence éternel, grâce à un curieux cocktail de Perrier, grenade et ballon Captain Chicken, le mac black et ses acolytes réunis, adversaire dès le début de prostituée blanche et battue, d’indignation et de solidarité sexuée, de café renversé, d’avenir avorté.
Fighting Back démarre sur un familial départ, le grand-père au chapeau de cow-boy se casse au Colorado, se clôt sur un parc récupéré, pasteurisé de ses occupants, inquiétants trafiquants, doté d’une bibliothèque et rebaptisé d’après le policier décédé, lutte de territoire qui ne surprend en somme personne sous la plume de David Zelag Goodman, le co-scénariste des Chiens de paille (Peckinpah, 1971), alors flanqué de Thom Edley (Flashdance, Lyne, 1983, co-écrit en compagnie de Joe Eszterhas), itou producteur associé. Malgré le manteau immaculé, les gamins en train de courir et de s’amuser, le guère rigolo D’Angelo ne s’avère en vérité blanc comme neige, sa célébrité enracinée, sa reconnaissance progressive et convoitée par les autorités, conductrices d’une politique pragmatique de « bons procédés » échangés, sa « croisade » aux mains sales dialoguent en sourdine avec l’épilogue ironique et rédempteur de Taxi Driver (Scorsese, 1976), Travis Bickle, bombe à retardement de rétroviseur troublant, bien sûr pourvu d’une sociopathie absente ici. La blancheur à la Melville (Moby-Dick) & Poe (Les Aventures d’Arthur Gordon Pym) de l’épilogue paraît pour ainsi dire un tapis pudique tissé selon l’idéologie positive et volontariste du reaganisme, jeté sur la misère et la poussière de la peu reluisante réalité, collective et individuelle. Sous ses allures de pur et expéditif happy ending, le divertissement modeste et lucide de Teague, éclairé par le dirlo photo Franco Di Giacomo (Amityville 2 : Le Possédé de Damiani au même moment), musiqué par le maestro Piccioni Piero, affiche en fait une faillite fondatrice, sise au-delà de l’assassinat d’un certain JFK, n’en déplaise au tandem de journalistes plus cyniques qu’idéalistes, péché originel d’un « enfer » réel substitué à l’édénique et estivale sentimentalité de l’ancien OC.
La victoire à la Pyrrhus de D’Angelo,
élu municipal conseiller à l’insu de son plein gré, confère au film son
caractère adulte, liquide la cosmopolite et presque sympathique « patrouille
des voisins », alibi joli et bienséant de revanche et de
ressentiment, comme si l’homicide multiple du proxénète et de ses sbires pouvait
équilibrer in fine la perte du fœtus et le canicide commis à
domicile, variation de bon ton sur le home invasion et le
caticide domestique de Straw Dogs.
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