Planète Harlem
Exils # 91 (12/03/2025)
Contemporain du cossu Starman (Carpenter, 1984), moins sentimental et plus social, Brother (Sayles, 1984) mérite un accessit, bien qu’un brin manichéen. Écrit, dirigé, monté – et interprété – par le scénariste de Piranhas (Dante, 1978), L’Incroyable Alligator (Teague, 1980), Hurlements (Dante, 1981) ou Le Clan de la caverne des ours (Chapman, 1986) et le réalisateur de Limbo (1999), il s’agit d’un conte moral (et anti-drogue en mode Reagan). Un extra-terrestre mutique à l’épiderme aussi sombre que la nuit se retrouve vite à Harlem, s’insère parmi ses « frères » (mendiant musulman le bénissant), réparateur de matériel électro et guérisseur de genou de minot doté d’un cœur d’artichaut, épris presto d’une chanteuse – Dee Dee Bridgewater sans Ray Charles – elle-même (dé)chue, du hit-parade, pas des étoiles. Le candide céleste découvre d’abord l’Amérique du Nord via les vestiges d’Ellis Island. Une main sur un mur, en écho à Brando sur ceux de studio, plus tard assis au sein d’une salle spectrale, il entend les langues étranges, les idiomes mélangés, des millions d’immigrés moins muets que l’homonyme de Chaplin (The Immigrant, 1917). Le même phénomène d’invasion sonore, contre lequel pousser un cri silencieux, clin d’œil ironique et renversé à la célèbre accroche d’Alien (Scott, 1979), se reproduira illico au creux du métro. Ni Orphée ni Gulliver, ni Basquiat ni Black Panther, le bienveillant brother (« d’une autre planète » précise le titre d’origine), muni de six orteils, triviale merveille, croise une compagne râleuse, « grande fille blanche » qui bénéficie de « l’aide sociale », élève seule son petit métis, héberge sa belle-mère ébène, travailleuse en sourdine vindicative, une addict et addictive gameuse, jeu vidéo vintage, à laquelle il offre en vitesse, grâce à la vitesse, une sorte d’orgasme express, à joystick onaniste et lèvres humides.
Il rencontre encore le cordial Hector, salarié hispanique peu physionomiste, au patron plutôt raciste, le guide Virgil, tourisme marxiste (et reggae), « Babylone » à « idole ». Autrefois il faisait la caisse d’une épicière coréenne ; le voici désormais à écouter le spleen d’un pâle flic bleu bite, à visiter au côté du miston une exposition anti-esclavagiste, à punir un pleutre caïd en costard à coup de cocaïne, amitiés mortelles à Tony Montana (Scarface, De Palma, 1983), surtout à semer un blême tandem de dérisoires (et suicidaires et réduits en cendres) « hommes en noir » (Sayles & Strathairn), dont on suppose qu’il influença celui en bichromie de Sonnenfeld (Men in Black, 1997). En partie produit par Maggie Renzi, partenaire personnelle et professionnelle, caméo de « Noreen », éclairé par le débutant et convaincant Ernest R. Dickerson, ensuite passé par Romero puis employé par Spike Lee, Brother doit beaucoup à son casting choral impeccable, où reconnaître l’incontournable Steve James (Héros, Tannen, 1988), que domine en douceur, en vrai-faux mime évocateur, le remarquable et remarqué Joe Morton. Doté d’une éducation catholique (et d’un diplôme de psychologie), cf. le christ en vitrine et le message du métrage, les pouvoirs du personnage, formé par l’incontournable Roger Corman, auquel ne dut déplaire le prologue spatial et artisanal, Sayles se souvient de Mack Sennett et des Keystone Cops (suspension à l’escalier d’incendie), n’opte pour le plaidoyer plein de pathos, lui préfère un film impressionniste, au picaresque modeste, décidément ludique et discrètement didactique, plus historique qu’utopique (tours jumelles tout sauf éternelles). Souvent amusant et signifiant, par exemple le tour de cartes et de passe-passe racial de Fisher Stevens, la nostalgie alcoolisée d’affamés étudiants égarés, Brother possède l’élégance (et la résilience) de se terminer sur un regard et un sourire caméra.
L’esclave évadé, à présent affranchi
(contraste du grillage), puisque les chasseurs de primes aux cris de chats
occis, merci aux autres aliens arrivés comme une obscure cavalerie,
signe de reconnaissance tracé avec le sang, graffiti entre amis, l’ancien
laveur de pare-brise pas même récompensé d’une pièce de monnaie, testeur
d’aiguille et de joint, quel curieux destin, décide de rester ici, de s’y
installer, de développer une certaine solidarité. Le passager clandestin de
Spielberg – Sayles lui écrivit deux scripts jamais mis en images, dommage
– levait l’index vers le ciel, un compatriote du nôtre tourne son pouce
vers le bas, langue des signes explicite. Et si E.T. (l’extra-terrestre,
1982) prenait congé au moyen d’un happy ending mitigé, retour soulagé au
foyer, échec de l’amerloque melting-pot, le (not big) brother,
arborant un béret blanc, un globe caméscope, ne se carapate et nous adopte,
prend sa place pragmatique et empathique dans la mosaïque, tels tant d’autres
avant et après lui, eh oui. Intégré mais pas désintégré, accueilli mais pas
acculturé (le végétarien viandard ne devient), il dispose de sa propre présence,
il s’expose à la seconde chance. Cet humanisme presque renoiresque esquive ainsi
le cynisme consensuel d’Un fauteuil pour deux (Landis, 1983) ou
la satire controversée du Bûcher des vanités (De Palma, 1990).
Renversant le renversement (et le dessillement) d’Invasion Los Angeles
(Carpenter, 1988), Brother doit en sus être salué pour savoir filmer
la new-yorkaise cité, sa laideur et sa beauté, en écho à Cohen & Ferrara, idem
lucides indépendants de là-bas.
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