Vestiges du révisionnisme

 Exils # 45 (08/07/2024)


Dire d’Indiana Jones et le Cadran de la destinée (Mangold, 2023) qu’il passe à côté de son sujet s’affirme un euphémisme. Tout, pourtant, y tourne autour du temps, matière première de nos artères et d’un art funéraire autrefois divisé par Deleuze en « image-mouvement » et « image-temps », justement. Vingt-cinq années séparent les deux périodes historiques et donc les deux représentations du personnage supposé mythique, surtout cyclique, dont la double profession d’exhumation et de transmission, puisqu’archéologue puis pédagogue, s’avère en soi symbolique. Au moment présent de l’hégémonie numérique, Dorian Gray peut aller ailleurs se damner, se faire tirer le portrait c(r)aché, contaminé, Harrison Ford retrouver sans effort sa force, les outrages du grand âge de la suite touristique, située du côté de Tanger, aux cascades bondesques (studios de Pinewood compris, pardi), réminiscences de celles de Rémy Julienne, compensés par la solidité de la maturité du prologue de pendaison (désir de suicide) et de récupération (artefact fatal). Le corps filmé, promis à la mort au carré (« embaument » de Bazin, « momification du mouvement » de Cocteau), devenu de fait effet spécial, la fameuse fontaine de jouvence délocalisée, propriété de Lucas & Disney désormais, équipe logique, rajeunissant chaque plan, rien (de spécial) à signaler, sinon des (més)aventures bien sûr mouvementées, au kilomètre musiquées, à fond et au fond réchauffées, fournies en faire-valoir en effet dans l’air du temps – la voleuse audacieuse, économiste du capitalisme, victime d’un ex-mari, rédimée en héritière sincère, in extremis salvatrice – ou en souvenir du temps d’avant – le gamin basané un brin rappelle celui, asiatique et malin, du deuxième épisode (Indiana Jones et le Temple maudit, Spielberg, 1984) – et d’un méchant Allemand (« N’essayez pas d’être drôle », réplique germanophobe) voulant lui-même voyager dans le Temps, revenir en arrière y corriger les erreurs de l’incompétent Hitler, et d’un Archimède de bord de mer, aux allures de Machiavel débonnaire (Steven idem).

Toute cette histoire (au filigrane de désespoir) au long cours va-t-elle changer l’Histoire pour toujours ? Davantage Zemeckis (Retour vers le futur, 1985 + Forrest Gump, 1994) que Nolan (Memento, 2000), l’estimable cinéaste de Copland (1997), Night and Day (2010) ou Wolverine : Le Combat de l’immortel (2013), progression de régression, hélas assez ne se soucie de la mélancolie d’Indy, le réduit à un père endeuillé, un époux sur le point de divorcer, un ami de jadis (Toby Jones s’y colle) digne d’une série télévisée, comme s’il fallait surtout ne troubler le public puéril visé, gêner la nostalgie des spectateurs aînés par le moindre soupçon de réalisme altruiste à la Michael Haneke (Amour, 2012). « Tout fait mal » philosophe Ford, mais le métrage n’illustre vraiment jamais le « naufrage » (de Gaulle), la fragilité, la touchante tristesse de la sénilité, a contrario de Clint Eastwood, Sean Connery ou Sylvester Stallone qui surent s’y frotter avec brio et réflexivité. Moins malmené que Mallarmé par des collégiens déjà dits indisciplinés, le professeur Jones, retraité programmé, cadeau à la con dare-dare bazardé, s’adresse à des étudiants désespérants, pendant que l'État, que la CIA, relookée selon une blaxploitation bientôt de saison, s’acoquine au crime, truisme de meilleurs ennemis, de scientifiques nazis ensuite au service de l’américaine et spatiale démocratie. Au terme de deux heures vingt (moins dix minutes de générique à rallonge) divertissantes et vaines, bruyantes et amènes, Indiana retrouve donc Marion, Harrison Ford étreint Karen Allen (voire l’inverse), scène presque superbe et réponse à distance à la séparation de conclusion de Starman (Carpenter, 1984), la version disons adulte de E.T. (l’extra-terrestre, Spielberg, 1982), eh oui.

Chez le Schrader (American Gigolo, 1980) adorateur de Bresson (Pickpocket, 1959), il convient de courir aussi, dear Indy, de faire des tours, des détours, jusqu’au féminin amour, retour à la flamme (à la femme) du foyer plutôt que repos mérité du guerrier, quoique. Durant ces instants de gérontophilie jolie, Mangold réussit son pari, ressuscite une attachante actrice, à un acteur de valeur (rematez Mosquito Coast, Weir, 1986, le couple en route et déroute qu’il dé/forme avec Helen Mirren) l’unit, la réunit. Un médiatique alunissage, un caméo d’Antonio Banderas, un Sallah sympa, le vil Vietnam hors-champ et la dérive des continents, le siège de Syracuse en sus : David Koepp, le scénariste de L’Impasse (De Palma, 1993), d’après des romans d’Edwin Torres, porté par un Pacino – au passage partenaire de Mademoiselle Allen au cœur du culotté Cruising (Friedkin, 1980), le film préféré des cinéphiles LGBT – au bout du rouleau, avide de se retirer, de se faire oublier, d’aller se dorer au bras de sa dulcinée sous de fantasmatiques palmiers, épaulé par Jez Butterworth (007 Spectre, Mendes, 2015), ne recule (devant le ridicule), il accumule, mais comme le Lelouch assez agité d’Itinéraire d’un enfant gâté (1988), il fait mouche avec une scène de calme confidentiel (fertile en confidences, formulées en confiance), de domesticité apaisée. D’un James au suivant, soulignons que Mads Mikkelsen croisa encore Casino Royale (Campbell, 2006), que la fine et (pas si) juvénile Phoebe Waller-Bridge co-écrivit en partie Mourir peut attendre (Fukunaga, 2021). De façon à la fois anecdotique et significative, Ford souffrit sur le set dans sa chair crépusculaire d’octogénaire, on dut modifier le calendrier, adapter en résumé sa temporalité à celle éphémère de l’humanité (du dinosaure en or), « machine molle » (Bill Burroughs) animée, condamnée à se détraquer (à traquer, à être traquée, cohorte à la Hitchcock, pas qu’au Maroc, cf. L’Homme qui en savait trop, 1956), morale adéquate d’un (long) métrage de son âge au sujet de l’âge, le « principe de plaisir » rattrapé in fine par celui dit de réalité, CQFD. 

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