L’Atlantide : Sahara

 

Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Jacques Feyder.

S’il fallait fournir un double indice de la délicatesse express et du lyrisme assourdi du cinéma de Feyder, on citerait ici cette ascension de lucioles au sein d’un soir d’espoir, ce visage de gisante ensablée, embrassée. Mais il s’agit aussi de moments non dénués d’une immédiate matérialité : les bestioles lumineuses s’avèrent un signal de descente et de fuite possibles, la sépulture improvisée, jusqu’à l’aube creusée, avec un bras cassé, accueille un cadavre. Ce mouvement miroité, d’enchantement, de désenchantement, cette dialectique dynamique, du mythique, du pragmatique, structurent en définitive L’Atlantide (Feyder, 1921), diptyque élégant et languissant, divisé au mitan, dont la dimension méta se dissimule derrière un exotisme colonial et non colonialiste dorénavant, depuis longtemps, rendu caduc. Il s’agit en sus d’un portrait à charge d’un matriarcat fantasmatique, chimérique, sur lequel règne une reine obscène, une vamp vampirique vampirisée par le refus d’un officier qu’elle décide donc de faire fissa assassiner, en plus par le meilleur ami de celui-ci, quitte, ensuite, à le pleurer pour l’éternité, à se courber sous le poids de la croix, au christianisme miséricordieux soumets-toi, salope sentimentale, à curieux casque à cornes, d’Antinéa. Face aux hommes en uniforme d’un Occident d’antan, la femme fatale orientale se fout de tout, d’eux et de nous, gâte ses girls de gifts fournis par Guerlain, parce qu’elles le valent bien, amitiés à BB dénudée, échevelée, parfumée, par Serge Gainsbourg chantée. Elle momifie idem des mecs treize à la douzaine, elle ne se chagrine d’un archiviste chétif, elle se rassasie de revues rassies, soudain inintéressantes à la suite du trépas prémédité précité. Ersatz transgenre de Sardanapale de roman d’évasion à deux balles, elle s’étire et soupire, vide et lascive, sur des coussins malsains, mante religieuse amoureuse d’un type unique, de l’unique n’acceptant, justement, de ramper à ses pieds, en captif consenti, autorisé.

À son côté, contre son gré, la jolie et juvénile et sympa Tanit-Zerga, « étourdie » prisonnière aux origines nobiliaires, veut s’esquiver, y parvient, s’y épuise, y perd la vie, en compagnie de Saint-Avit, qui l’apprécie, qu’elle divertit, via son raconté, répété, CV. Au terme du film, de la suite de récits en série, c’est-à-dire de souvenirs, d’évocations vite visualisées, présent passif dévoré par le somptueux et dépressif passé, trois silhouettes suspectes, un séide secourable, deux soldats indécrottables, s’en vont vers « leur Destinée », « ivres de l’attrait sacré du Mystère ». En creux, en eux, heureux, malheureux, survivants, morts-vivants, le cinéphile s’identifie à fond, lui-même amouraché d’images, de mirages, d’hommages et de dommages, agité d’une nostalgie tout sauf sereine, un brin platonicienne. Comme le Youkali de Kurt Weill, le Brigadoon (1954) de Minnelli, l’Atlantide au seul esprit réside, à la fois éden et enfer, matrice et mausolée, utopie pourrie puisque placée ainsi sous le sceau schizo de l’idéalisme de Don Quichotte et du machiavélisme de Macbeth, classiques explicites de bibliothèque obsolète. Feyder filme une fable affable, délaisse la guéguerre des sexes, dépasse le prosélytisme, Feyder se focalise sur une aspiration toujours hors-saison, un retour à l’utérus sinon, et en artiste lucide, il réalise la hantise afin de mieux la confondre, il participe à la construction puis à la destruction d’une illusion. Plutôt baudelairien que brechtien, son voyage viral, mâle et mental, continue à constituer, cent ans après, une aimable moralité, au sujet des songes et des mensonges, de ce qui meut, émeut, du prix à payer à l’écran traverser. Que le ciné, oui ou non muet, s’affiche et s’affirme en art funéraire, pour nous plaire, nous déplaire, qui le contestera, pas la descendante de « Clito » en tout cas, paon puissant, plantureuse et presque à la Apollinaire consœur à faire bander, à faire peur, des festives et funestes performeuses du divertissement pour adultes, sans cesse disponibles, à l’infini inassouvies.

Certains estimeront sans doute le mélodrame assez statique, pas assez héroïque, or il convenait de donner à voir, à éprouver, de l’ennui la durée, du désir, de s’unir, d’agir, la brièveté, en réponse disons par anticipation au vrai-faux épigone Leone, peintre apparenté, à l’opposé, de plaisirs opiacés, par conséquent de paradis artificiels, du cinéma fait chez soi, en soi, par et pour soi, accessoirement du sexe insatisfait, vibrant et violent, à effarer les féministes de notre médiocre modernité. N’en déplaise à Proust, Il était une fois en Amérique (1984) devient Il était une fois en Algérie, toutefois Feyder dévoile l’envers de l’orientalisme à la mode, pictural, littéraire, sa tendance au cimetière, ne se soucie d’un nationalisme de toute façon pas encore effectif, offensif, cf. le simulacre de « massacre » subito modifié en détention sexuée. À pénétrer ce pays, à arpenter son désert doux et amer, échauffé par son attraction, refroidi par sa répulsion, on devine une vérité de drogué, de damné : le manque crée l’accoutumance, la servitude délivre, l’autarcie respire l’asphyxie. Fourni en surface d’un espace asséché, insolent, doté en profondeur d’un décor caverneux, libidineux, L’Atlantide explore la psyché masculine, sonde l’anatomie féminine, entrecroise des couples en déroute, de malentendus, de déconvenues, je t’aime, moi non plus. Opus pionnier, premier long du principal intéressé, à transposer le best-seller du droitiste romancier le premier, avant la (les) version(s) de Pabst (1932) à nouveau avec Angelo, coûteux, à succès, tourné in situ, rien de m’as-tu-vu, ce film bénéficie des apports importants de l’affichiste et décorateur Manuel Orazi, retrouvé sur le pont de Crainquebille (Feyder, 1922) à l’occasion et du directeur de la photographie Georges Specht (El Dorado, L’Herbier, 1921 ou L’Inhumaine, L’Herbier, 1924), des interprétations plaisantes de Stacia Napierkowska & Marie-Louise Iribe, de Georges Melchior, le méchant soupirant aristocratique et cynique de La Princesse des tropiques (Étiévant, 1927).  

Il paraît que le réalisateur majeur regretta l’emploi de Miss Stacia, partenaire régulière de Linder, certes moins éthérée que la métropolitaine Brigitte Helm, détentrice d’un érotisme davantage massif, néanmoins un tel matérialisme d’impitoyable et pitoyable dominatrice cristallise la dichotomie évoquée supra, oui-da. Déjà salué par votre serviteur via Crainquebille et Visages d’enfants (1925), le cher Feyder fait en résumé une entrée dans la carrière remarquable et remarquée. Restauré, voire ressuscité, sous l’égide de l’équipe de Lobster, L’Atlantide séduit en item expressif et déceptif, aventure terrestre et non maritime, tant pis pour le palmé Patrick Duffy, méditation immobile, immersive, sur les bienfaits et les méfaits de l’imagination, sur le besoin d’absolu et l’inquiétude de l’inconnu(e), sur la nécessité des amitiés même et surtout à coup de camé marteau fracassées, sur la force infaillible des filles fragiles, sur une recherche qui nous obsède, nous excède et nous succède, celle d’une transcendance à caresser au milieu de l’immanence, celle, magique et mécanique, fertile et futile, valeureuse et crapuleuse, du ciné, CQFD.                

Commentaires

  1. Un beau film qui n"hésite pas à donner dans la citation littéraire à multiples reflets de nos classiques auteurs...
    https://www.cacciatoredilibri.com/latlantide-di-pierre-benoit-e-il-suo-successo-in-italia-dagli-anni-20-a-crepax/

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire

Posts les plus consultés de ce blog

Les Compagnons de la nouba : Ma femme s’appelle Maurice

La Fille du Sud : Éclat(s) de Jacqueline Pagnol

L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot : Le Trou noir