Amour : Gerontophilia


Suite à son visionnage sur le service Pluzz de France Télévisions, retour sur le titre de Michael Haneke.


Assez chambré par nos soins pour sa finesse éléphantesque (sauvagerie scolaire et quasi complaisante de l’espèce humaine), sa propension à donner des leçons (spécialement sur la violence au cinéma), sa posture puritaine d’auteur démonstratif (mettre le spectateur à distance de ses vils plaisirs scopiques, le malmener en faisant des manières maniéristes), Haneke se refait une santé en compagnie contradictoire de la maladie.

Le possible masochisme à s’infliger une large part (Benny's Video, Code inconnu, La Pianiste, Caché, Le Ruban blanc) de la filmographie de ce cinéaste prisé par William Friedkin – que nous aimons entièrement, lui, en semblable et mémorable explorateur des nuits de l’âme – paierait donc in fine ?

Oui et non, seulement en partie, tant le naturel, conceptuel et visuel, finit toujours par revenir (au galop lent de Trintignant), y compris entre les quatre murs d’un huis clos.

Avec son film le plus aimable/aimé (sauf par Cronenberg, irréductiblement organique, qui réalisa sa propre romance dédiée à l’obsolescence avec La Mouche), le plus primé (bien trop, puisque au royaume des aveugles, etc.), il délivre un genre d’oxymoron, un mélodrame autrichien discipliné, géométrique, rationnel, une sorte d’anti-Sissi dont le pathos discret n’échoie qu’à Eva, la fille adulte et lointaine (Isabelle Huppert, irréprochable, pianiste sans clavier papotant d’investissements, gentiment « recadrée » par son père, pleurant toute seule, comme une grande).

Haneke vient du théâtre et de la TV, cela se sent à chaque plan, dans ce film théâtral très écrit, Kammerspiel terminal sans doute facilement transposable sur scène (frontalité à deux axes des dialogues, ensembles perspectivistes en profondeur de champ, immobilité de la prise de vues en accord avec l’espace, sépulcral, et le sujet, épuisé).

Maître des lieux, du discours et du son (amusant et presque poignant effet brechtien, avec cette pianiste doublée par un CD), flanqué du doué production designer Jean-Vincent Puzos (La Note bleue, La Fidélité, Lord of War ou… Hercule) et du fameux directeur de la photographie Darius Khondji (une douceur « naturelle » rappelant la lumière du catastrophique Chéri de Frears, très éloignée de l’ambre habituel pour Jeunet, Fincher, Parker, Polanski ; le chef opérateur éclaira aussi le remake US de Funny Games), le réalisateur déploie une drôlerie (souriante, ironique, cf. la lecture de l’horoscope, le récit de l’enterrement, les premiers déplacements avec le fauteuil électrique), une tendresse (pour, entre les deux protagonistes) et une subjectivité (le cauchemar « asphyxié », les pieds dans l’eau, avant le Moretti de Mia madre, le dernier rêve-métaphore, Georges, silencieux, suivant une Anne ressuscitée, ménagère, bouclant la porte de l’appartement et du film, avant l’épilogue réalistement vide) sinon imprévues, tout au moins appréciables.

Certes, l’œuvre ne se départ jamais, même aux toilettes ou dans la salle de bains, d’une élégante bienséance bourgeoise, à l’image du couple portraituré (adepte de l’urologie et des chairs vieillies, tourne-toi plutôt du côté d’Ulrich Seidl, des « niches » pornographiques numériques), d’où son adoubement unanime, rassuré, a contrario du clivage provoqué par ses opus précédents à la radicalité apprêtée, au discernement colossal.

Chez ces gens-là,  chantait Brel, cela ne sent pas exactement la merde (reproche de Barthes à Sade), à peine un relent de décomposition et de fleurs fanées (ouverture allongée, momifiée, citant l’Ophélie de Millais).

Alentour, passée l’éternité de Schubert et Beethoven (adoré par Ellroy), outre les toiles bucoliques et romantiques accrochées, mont(r)ées en fenêtres fixes, le monde se réduit à un concert inaugural, une maladroite tentative d’effraction au tournevis, la lecture des pages internationales du Monde, à un serviable concierge portugais (sa femme fait le ménage), une russe infirmière revêche (Mademoiselle Huppert maltraitait davantage Annie Girardot, sa génitrice), un mari étranger, adultère, un élève glorieux et reconnaissant, ces signes d’extériorité, de classe, ces silhouettes creuses et instrumentales, pouvant révéler la fausse bonhomie et la misanthropie foncière, voire xénophobe, de l’auteur (on note aussi du pardonnable « placement de produit » pour Evian et Virgin, dans un long métrage à succès, un peu long, un peu lent, en dépit du renoncement au plan-séquence, au coût de revient estimé, quand même, à huit millions d’euros).
  
Inscrit dans l’autobiographie, porté (écrit pour lui) par l’un des meilleurs acteurs du cinéma français depuis plus de soixante ans (Trintignant excella partout, au fil d’une carrière libre et variée, particulièrement dans Le Fanfaron, Merveilleuse Angélique, Le Grand Silence, Z, Ma nuit chez Maud, Le Train, Trois Couleurs : Rouge, signa derrière la caméra deux curiosités à redécouvrir) et une actrice singulière (ah, cette délicieuse diction, entre l’affectation et l’émotion), la valeureuse Emmanuelle Riva (Hiroshima mon amour, bien sûr, mais également Thérèse Desqueyroux de Franju ou Trois couleurs : Bleu, histoire de rester au pays de Kieślowski), ne rechignant pas à friser le ridicule en ânonnant, bouche tordue, Sur le pont d’Avignon (les jurys, surtout américains, raffolent de telles performances physiques, confondant ingénument l’être et le paraître, l’éclat et l’effort), Amour, à son rythme languissant, selon son itinéraire balisé (vieillesse naufragée à la de Gaulle), va jusqu’au bout de sa love story octogénaire, avec des crochets vers Le Locataire (claustrophobie identitaire) ou 37°2 le matin (oreiller meurtrier, même si la Riva se débat moins que Béatrice Dalle, même si le chat ventriloque de Beineix se voit remplacé par un pigeon égaré).


Abrégeons (les souffrances d’Anne suicidaire, volontaire pour une euthanasie tacite) : Michael Haneke, confondu par les paresseux et les amnésiques avec Bergman (nulle hystérie mystique, aucune acrimonie de la vie conjugale), ne dit pas grand-chose (de neuf), décrit avec un brio certain, une précision mature (cadres, tons, construction de la narration), une femme refusant de retourner/mourir dans un hôpital hexagonal (on la comprend, on confirme, on compatit) et un homme prêt à la tuer par amour (mais pas comme chez Resnais, celui de L’Amour à mort, justement, ou de Mélo).

Au final, à défaut d’une incarnation véritable, d’un sentiment existentiel de déchéance, de perte, de solitude, le titre (manque de chair, pas d’esprit, délicat équilibre atteint récemment par Je suis, le documentaire d’Emmanuel Finkiel, célébré ailleurs sur ce blog) séduit grâce à ses interprètes, sa modestie et son climat aux frontières du fantastique (Haneke, nous itou, admire Psychose, autre mémorable allégorie de la Mère morte, cela se voit ici, et la lettre ultime de Georges rappelle celle, froissée, de Judy dans Sueurs froides).

Jean-Louis le dit : cet homme « parfois un peu terroriste, aime les gens » (Emmanuelle, quant à elle, éprouva « du bonheur dans quelque chose de dur », tandis que la rousse Isabelle le compare un peu vite à Flaubert, « auteur présent dans l’absence») et réussit in extremis à le prouver, à son échelle et avec une rigueur (une hauteur, cette fois à louer) refusant tout sentimentalisme (Bresson, une autre de ses « idoles », parvenait à bouleverser avec ses « modèles » au bord de l’autisme, miracle laïque de son « cinématographe »).

Que reste-t-il (de nos amours, celles de Trenet ou Pialat) d’une trajectoire, quelle trace (« digne » ou non) laisse un parcours ?

La réponse se trouve dans un vieil album de photographies (« C’est beau, la vie » affirme Anne en off, citant inconsciemment Isabelle Aubret fredonnant Ferrat) ou dans des souvenirs masculins (cinéphilie lacrymale et colonie de vacances « aryenne » à base de diphtérie, telle une rime inversée de réminiscence à la situation présente, le vieil homme, alors adolescent, contemplant sa maman en visite derrière une vitre) énoncés après la crise (de paraplégie, de mutisme) et avant le passage (définitif) à l’acte, jolis soulignements de la puissance poétique et dramatique de la parole, dans un film « mis en scène » mais ne relevant jamais, pourtant et heureusement (un laudateur de Pagnol à l’écran s’exprime), du « théâtre filmé ».

« Ça ne mérite pas d’être montré » défend Trintignant, musicien dépourvu de portée spéculaire, « propriétaire » pudique d’un « trésor » autrefois amoureux, aujourd’hui douloureux, dérobé par une simple carotide engorgée, spectre fragile (ombre régressive d’elle-même, bavoir et couches inclus) rabaissé à des râles automatiques, qui vient de boucler à clé la chambre (verte) de sa moitié (plus tard, il la fermera hermétiquement, bricoleur du malheur), de la cacher à sa progéniture, détaillant en résumé la routine éreintante du « mal en pis » à venir, déjà là, « triste et humiliant » pour les deux individus âgés, cependant juvéniles (passion vraie, dans l’agonie présente et l’extase du sexe passé, auprès duquel Vera, gamine, se rassurait, les élans du cœur prouvés par les transports du corps).

Amour, à l’opposé, malgré ses faiblesses, ses baisses de tension, les réserves de notre bref diagnostic critique, mérite assurément d’être vu.               
      

Commentaires

  1. Funny Games: Shall We Begin ?
    https://jacquelinewaechter.blogspot.com/2012/05/funny-games-shall-we-begin.html

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    1. Cinéma moralisateur de mauvais perdant et auto-remake US inconsistant.

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