The Duke of Burgundy : La Fin d’une liaison
Une utopie décorative, un rituel atone, une intimidante intertextualité :
entomologiste attentif, observons ce spécimen
cinématographique…
The Duke of Burgundy ennuie et séduit, s’éternise et
s’amuse, patine et touche. Tel son couple scindé – par l’âge, la culture,
l’origine sociale et le désir –, le nouveau film de Peter Strickland constitue
un champ de bataille feutré, soyeux et sombre, entre des forces opposées, qui
finissent par s’annuler en produisant une décevante, mais pas totalement
déplaisante, inertie, une sorte de confortable prison d’immobilité, à l’image
de celle des personnages sédentaires (de la maison à l’institut et inversement)
ou des lépidoptères « crucifiés ».
On se gardera ici d’énumérer laborieusement
les allusions, citations, clins d’œil, emprunts et références de ce film méta
sur la comédie attristée de l’amour, les jeux de pouvoir réversibles et
l’alliance momentanée des contraires, jusques et y compris dans l’orientation
sexuelle spéculaire, égrenés ailleurs par le réalisateur et ses commentateurs.
Ajoutons simplement à la dizaine de noms ceux, disons, d’Alain Resnais pour L’Année
dernière à Marienbad, de Harry Kümel pour Lèvres de sang, de Neil
Jordan pour La Compagnie des loups, de Wong Kar-wai pour In
the Mood for Love et, bien sûr, celui de Stephen Frears pour Les
liaisons dangereuses, dont le final réflexif et tragique se trouve
reformulé au même endroit par notre auteur.
Pour le dire avec diplomatie, jamais
cet opus ne se hisse au niveau de ses
illustres prédécesseurs, encore moins ne convient aux vitrines – de papillons –
dûment étiquetées par la critique paresseuse et suiveuse. Ni érotique, ni
saphique, ni sado-masochiste, ni onirique, voici une œuvre à la fois trop longue
et trop courte, qui tourne vite à vide tout en échappant au vide poseur et
insipide d’Amer, qui relit et déplace les enjeux sonores, sensuels,
représentatifs et moraux de Berberian Sound Studio.
Que ceux qui délaissent le
dictionnaire ou souffrent d’amnésie cinéphile et littéraire redécouvrent Maîtresse,
Portier
de nuit et Histoire d’O (le chef-d’œuvre, impitoyable et mystique, de
Pauline Réage, elle-même écrivain masqué, non l’adaptation, probablement bien
lisse, du fadasse Just Jaeckin) ; qu’ils aillent donc jeter un œil, s’ils
l’osent, sur les saynètes des bourreaux assermentés sévissant gentiment du côté
de Frisco – et dans un ancien arsenal, en bonne logique symbolique – pour la
lucrative société Kink, spécialisée dans le BDSM (elle connut les honneurs d’un
documentaire en 2013). Quant aux amateurs d’étreintes intergénérationnelles
entre femmes, ils doivent connaître les productions de Sweetheart Video, où la
caméra de Nica Noelle offre de l’espace et du temps à ses actrices, afin de
capturer habilement leur jouissance émouvante car non simulée. Dans un souci
œcuménique, signalons en outre Anja et Katja, surnommées explicitement les urine twins, vraies jumelles allemandes
pratiquant l’inceste lesbien mâtiné de « douches dorées », avec une
bonne humeur et une complicité propres (ou sales, selon la sensibilité du
spectateur) à nourrir la réflexion rassie des psychanalystes.
Trop chic et pas assez porno,
ce drame de chambre sage « designé » en 69 (la position sexuelle, pas
l’année, quoique), sis dans un fantasmatique et intemporel duché d’Europe de l’Est (Budapest, accessoirement capitale du X
hors USA, lieu d’élection personnel et professionnel de Strickland, marié
exilé), perd de sa superbe et fait sourire, face aux imageries précédentes, mais
le cinéaste se défend de tout puritanisme, joue la carte expérimentale et le
remodelage des imaginaires d’hier : pas de nudité, mais des cœurs et des
psychés mis à nu, pas d’exploitation, mais des échappées de libération
narrative, au sein d’un cadre itératif davantage dédié aux protagonistes qu’à
l’histoire, possiblement réduite et résumable à un argument de cinq lignes,
tracées d’une élégante écriture sur les cartons remis par Evelyn à Cynthia,
réalisatrice inflexible guidant l’actrice complice dans son film pour adultes,
avec l’urologie, bruitée hors-champ, en « acmé » secrète (notez
l’acception médicale et orgasmique du terme, réservée au dit deuxième sexe).
Tant mieux pour eux si certain(e)s –
la majorité sous le charme, autrefois contemptrice de « l’esthétisme de la
torture » illustré par Cavalier, bien avant Eli Roth, dans Libera me – apprécient sans réserve cette calligraphie en circuit fermé,
tellement polie et inoffensive, so British dans son déni du sexe et de la
violence (le Royaume-Uni, au début des années 80, se mit à parler de video nasty, alibi lexical et censorial
appliqué à la diffusion domestique). D’aucuns, parmi lesquels votre serviteur, et sans
renier l’apport du suggéré, de l’entrevu et du mythe (le Tourneur de La
Féline, pour aller très vite), préféreront les « sandwiches de
réalité » dégustés par Allen Ginsberg, plus âpres et roboratifs, plus
salaces et pourtant abstraits, plus incarnés et parfois poignants – sur
l’ensemble de ces thématiques, cf. également notre essai consacré à
« l’empire de la tristesse » érigé par la pornographie.
Il ne suffit pas, hélas ou heureusement,
de travailler avec talent et entouré de gens talentueux (le duo d’actrices, Sidse
Babett Knudsen et Chiara D'Anna, qui ne démérite pas ; le directeur de la photographie Nic Rowland,
dans les pas ou plutôt les lumières et les objectifs de Freddie Francis ;
le groupe musical féminin/masculin Cat’s Eyes, plus proche de Pino Donaggio ou Goldfrapp
première manière – la blonde et lyrique Alison ne cache point ses amours
dépourvues de pénis – que de Rota ou Barry ; Renátó Cseh à la direction
artistique, après The Borgias), ni de se faire produire par Film4, le BFI et la
National Lottery, pour accomplir une œuvre de talent, comprendre : radicale
et réussie. De même que Hitcher, autre parabole
schizophrénique et létale, entre hommes, cette fois, souffrait continûment du
spectre de son story-board, filigrane
de surdéterminisme anémiant le duel organique, The Duke of Burgundy
pâtit à l’identique d’une réalisation « au cordeau », au millimètre, « le
doigt sur la couture du pantalon » (ou du sous-vêtement), à des
années-lumière de l’intensité classique (Racine, insurpassable brûlure) ou du
déchaînement baroque (Żuławski, loué par nos soins, en facile caricature).
Collectionner les panoramiques de
papillons sous verre n’équivaut certes pas à portraiturer les passions, et
Strickland, moins bête qu’un autre, plus sympathique, tenace, humble, mélomane
et doué, sans conteste, le sait bien, reconnaissant volontiers que la
« zone de confort » de son huis clos peut jouer contre lui, à la
façon d’un piège formaliste, d’un aimable divertissement inoffensif classé art
et essai, d’une bluette dépourvue de sex
toy à peine plus adulte que le risible Cinquante nuances de Grey, « estouffade »
marketing déclinée sur papier puis
pellicule (jeu de mots tentant, mais on s’abstiendra), à l’attention des
jouvencelles et des matrones décérébrées (cinquante ans de féminisme pour en
arriver à ça).
Il va par conséquent essayer de
détraquer son propre programme, dans un dispositif au carré, la routine de la
« scène primitive » en replay,
du numéro usé dominante/dominée (transposable partout et tout le temps, d’après
ses dires, ce qui rattache, de manière assez lâche car métaphorisée, The
Duke of Burgundy au traditionnel réalisme social de la cinématographie
britannique), modifiée par des changements d’intonations, de positions (de
caméra, d’héroïnes), par des incidents de parcours (et de
« tournage ») causés par les matériaux humains de l’illusion comique,
la part imprévue d’impondérable venant gripper la mécanique trop précise et
ordonnée.
Homme de théâtre passé, cinéaste
prometteur d’aujourd’hui, Strickland en revient au corps, en l’occurrence celui
de Sidse Babett Knudsen, connue et reconnue pour son interprétation d’une femme
de pouvoir dans Borgen (elle forme un tandem
avec Luchini dans l’actuelle Hermine de Christian Vincent). La belle
comédienne aux doux yeux d’acier, francophone et formée à Paris au mime, donne
à voir une maturité de silhouette (brune et mate) et de jeu (dédoublé,
généreux) rappelant l’inoubliable Stefania Sandrelli de La Clé (tout sauf un mince compliment sous notre plume
numérique), elle-même adepte nocturne de l’ondinisme dans ses ruelles
vénitiennes, propulsée par l’Histoire masculine et histrionne au rang d’égérie
antifasciste involontaire. Elle ronfle, dort en pyjama informe, n’arrive pas à
nouer son corset de cuir, déchire de dépit ses collants noirs et se fait un
tour de rein en transportant un coffre lourd comme un tombeau, dans lequel sa
jeune et blanche amie ne rêve que de dormir, ou plutôt de veiller, Ligeia
ludique, capable de s’en délivrer en pleine nuit par la grâce du mot de passe Pinastri prononcé à voix basse (l’appellation
latine, amputée mais « raccord » avec les origines sudistes de
l’actrice, désigne prosaïquement un Sphinx
des pins ; l’usage du vocable évoque itou le magique « Sésame,
ouvre-toi ! » d’Ali Baba et les Quarante Voleurs).
En elle bat véritablement le cœur du
film, à l’unisson de ses hésitations (elle boit et reboit de l’eau, pour
honorer les goûts de sa muse dessalée, autant que pour se donner du courage
avant son entrée en scène, à l’instar de certaines chanteuses s’éclaircissant
la voix grâce à des gorgées de miel), de sa mélancolie, de sa meilleure vieillesse, pour pasticher/contredire
un titre célèbre de Pasolini, de sa solitude et de sa peur panique de se
retrouver un jour seule, désaimée. « Laisse-moi
devenir/L'ombre de ton ombre/L'ombre de ta main/L'ombre de ton chien »
suppliait Brel dans Ne me quitte pas, tout amour-propre ravalé, toute honte bue, et
une semblable désespérance affleure, ou explose, dans cette Cynthia en jupe
stricte ou en larmes (Cassavetes voulait filmer des real people, notamment dans Love Streams), magistralement incarnée par Sidse Babett (Chiara, au
rôle plus ingrat de manipulatrice sincère, convainc néanmoins, à l’exception d’un
climax verbal à la Crash
entre les draps immaculés du réveil, son visage ne possédant à aucun moment
l’abandon bouleversant, dérisoire et miraculeux, d’une hardeuse en train de défaillir, sous la bouche ou la main, contractuelle
et fidèle, d’une partenaire éphémère –
deux papillons, énergiques et tendres, épinglés pour le plaisir et la
contemplation du voyeurisme hétérosexuel : ainsi pourrait-on définir, de
manière lapidaire et sommaire, l’iconographie girl/girl).
Les petits synopsis prévisibles de la Miss soumise vont aussi prendre feu, rime inversée aux effusions salées de Cynthia, à son
collant éventré dans la narcissique psyché sans pitié. Ce plan d’artificier, en
mineur, semble exprimer l’envie du réalisateur de réduire en cendres la (trop)
jolie maison de poupée, vaguement victorienne, élaborée pendant le reste du
métrage, de mettre enfin le feu au cœur et au corps de ses femmes plus tièdes
qu’ardentes, de brûler le film, suivant l’exemple de la pellicule incendiée,
rongée par une lèpre matérielle et métaphysique, de Berberian Sound Studio.
Tant pis pour les songes d’holocauste : il faudra se contenter d’une carte
parfaitement cadrée, nulle flammèche ne venant embrasser le tapis brossé, ni le
décor (et le décorum du rituel pseudo-SM), studieux et luxurieux, du manoir de pierre recouvert de lierre, perdu dans
une végétation bruissante aperçue en scansions, avatars de la nature « vampirique »
de Katalin
Varga, alors transformée en terrain de jeu – et de retrouvailles – pour
un rape and revenge roumain, lesté du
gamin d’un viol (dans le contexte transalpin, Gilderoy détonait par son
impuissance insulaire).
Strickland saupoudre également son
breuvage doux-amer d’un humour appréciable, déjà décelé dans son précédent
effort, qui osait en vase clos et radio le mélange des tons, des genres et des
nationalités. On sourit beaucoup devant The Duke of Burgundy, et
particulièrement via le savoureux
numéro de la fidèle Fatma Mohamed, affublée, pour l’occasion, d’une robe
d’ébène à la Delphine Seyrig et d’une perruque blonde à la Marilyn, du meilleur
effet de surprise saugrenu. Dans le rôle d’une ébéniste (The Carpenter, précise les cartons d’ouverture) très demandée dans
les environs, proposant à Evelyn, après prise de mesures pince-sans-rire, un
lit à tiroir apte à satisfaire ses penchants déviants, délicieusement
nécrophiles, elle délivre une mémorable performance d’hilarité contenue, surtout
lorsqu’elle se met en devoir d’expliquer à la mijaurée transie, avec force
gestes de ses mains fines et obscènes, le fonctionnement de « toilettes
humaines » hélas substituées, en raison du délai de fabrication et de la
demande multiple, au lit-corbillard, initialement offert, pour son anniversaire, par la maternelle Cynthia.
Cette respiration dans l’exsangue
récit, avec sa bienvenue absurdité apitoyée, confère au film un élan et un
second degré qui amènent à s’interroger sur le sérieux affiché de la fable, sa
dimension sarcastique plutôt qu’idéale. Dans le scénario originel, le monde
extérieur existait, au sein duquel Cynthia exerçait le métier de coiffeuse,
Evelyn celui d’actrice, parmi des hommes désormais abolis. Nous ne verrons
jamais cet alternatif Duke of Burgundy, le réalisateur
sacrifiant l’ancrage pragmatique de son voyage intérieur, au profit d’une
abstraction et d’une généralisation risquées, quasi aliénantes (voire
aliénées). Mais lui-même paraît éprouver le besoin de se renouveler, de
respirer un peu d’air non vicié, puisque son prochain projet, encore au stade
de l’écriture, devrait renouer avec la troupe de Katalin Varga déplacée
dans le « vrai monde », pour un argument à base réaliste, mais
volontiers privé de « message » : la chronique, tournée dans la
« jovialité », de Roumains travaillant en Angleterre.
En guise de synthèse impressionniste à
cet article très dissertant, avec ses deux doctes et impartiales parties, nous
soumettons au lecteur – et à
l’amicale lectrice, une femme selon notre cœur, qui nous permit de le visionner
dans des conditions privilégiées et « customisées » – une mosaïque chronologique
de moments, d’émotions, de significations, un montage-patchwork, purement
personnel, d’images et de sons, qui constitueraient une reprise littéraire du
carrelage élaboré à coup d’autocollants de la salle de bains (modestie du
budget oblige !), un extrait, au sens floral et parfumé du mot, de
l’essence de The Duke of Burgundy, sa trace imparfaite mais entêtante,
inaboutie mais prometteuse, présente, pas encore effacée, dans notre mémoire
réactive – munissez-vous de votre filet cinéphile : la chasse poétique aux
papillons commence.
Une fantaisie intime et transgenre placée
sous le signe culturellement féminin de l’eau, et ce dès le tout premier plan
d’un ruisseau dans sa forêt automnale de conte de fées (sensation d’une
imminence, le regard d’Evelyn porté à travers la cime des arbres vers un soleil
caché, voilé)
« Dress and Lingerie » signés par la
bien nommée Andrea Flesch, nous dit le générique, aussi vintage et léché que celui de The House of the Devil de Ti West
« Perfume by Je suis Gizella » (le ballet
d’amour et de mort d’Adolphe Adam, sur un livret co-écrit par Gautier, avec ses
Wilis, fiancées défuntes, à la fois
nymphes, spectres et vampires revanchards ?) – Strickland rêve sans doute
d’un cinéma en odorama, grisant et
boisé
Une faune grouillante et colorée d’insectes
(probable écho de l’ouverture ironique de Blue Velvet et des légumes ambivalents de Berberian Sound Studio)
Des chansons aux paroles
évanescentes, subtilement tressées à la trame du récit, qui traitent de retour
et de rêve enfui, de gens changés, d’âge et d’amour sans réponse, de soleil
ascendant et d’ombres, de fin de l’été, d’une chaîne dorée qui se rompt
Cynthia accueille Evelyn d’un glacial
« Tu es en retard » et le spectateur, surtout anglophile, ne peut pas
ne pas penser à la réplique du lapin, montre à la main et le souffle court, des
Aventures
d’Alice au pays des merveilles, similaire traversée du miroir
Une chatte noire et blanche partage
seule leur intimité, autorisée à contempler les ébats délicats des femelles
bipèdes et à occuper un bord de couche, avec la proverbiale discrétion de sa
race
Un microscope phallique et une machine
à écrire moins libidineuse que celle du Festin nu, une perruque rousse
détachée au lit et des planches de taxinomie, une bicyclette (pas celle de
Régine Deforges, elle-même tribade dans ses livres et sa vie) et des bottes
noires (motif intempestif de jalousie introduit dans le couple par Monica
Swinn, en Lorna référentielle – pas celle des Dardenne, cependant ! – aux
airs d’Amazone, surgie d’une bande
commise par Marc Dorcel à la suite du prolétaire Franco)
Cynthia derrière une fenêtre (celle
de Deborah Kerr dans Les Innocents ?), Evelyn l’espionnant
à travers un trou de serrure (celui de Norman Bates ou du Voyeur de Powell ?)
Des dessous multicolores et des bulles
de savon qui éclatent doucement, danger assourdi de disparition futile menaçant
le film
Des pupilles dilatées aux teintes brun
et orange d’ailes de papillon (l’idoine duc du titre, auquel le cinéaste
s’identifie avec espièglerie, reprenant à son compte l’aveu fameux de Flaubert
dans la peau d’Emma) et un chandelier assorti d’un coffre, chipés au vestiaire
des accessoires de la Hammer
Des conférences drolatiques à l’institut
bientôt fermé pour l’hiver (Jack Torrance s’occupe de la chaudière), avec des sons
d’insectes sidérant l’assemblée muette, parsemée de mannequins à la Kubrick, Bava
ou issus du giallo, et des haut-parleurs
gris nantis de je ne sais quelle patine teutonne
Un zoom avant vers le miroir où apparaît une source tremblante de
lumière blanche (interprétée comme le soleil du début, miroité dans l’eau du ruisseau,
revenu après le basculement émotionnel du film, ou comme la lumière du projecteur hypnotique dans Berberian
Sound Studio), en réponse à la bouche d’ombre hugolienne à venir de l’entrejambes de Cynthia, puis un fondu sur la texture lynchienne du corps des papillons sous
la lentille scientifique
Durant les deux scènes d’amour, des effets
de flou, de dédoublement et de gaze mordorée, un sein mais pas de langue, le cliché
assumé, à la Playboy, d’un drap saisi, froissé (lavé par l’acariâtre voisine
âgée, probable servante, elle-même prénommée Lorna ?), le tout baigné dans
le plasma sonore d’un accompagnement de drone
imité de Lynch
Une montage sequence, comme on dit outre-Atlantique, nous donne à voir
le quotidien bucolique, humide et textuel des deux femmes : promenade à vélo et
à deux en forêt, enchaînée à un cunnilingus
nocturne reflété dans le miroir rond au-dessus du lit (moins concave que celui
de Losey, plus allusif que celui de Brass) puis achevé en flou, tissé à une
séance de lecture badine et inquiète sur un canapé grenat, l’ensemble soumis au
regard impassible de leur félin mallarméen et manichéen par son pelage
La science un peu vaniteuse d’Evelyn,
qui veut en remontrer à Cynthia, « étalée » en public (elle lève la
main telle une écolière attardée ou perverse) et « recadrée » par le professeur
(au féminin) baptisé Viridana – Peter se fait plaisir au moyen des patronymes,
mais moins que Carpenter avec les siens
Une lecture silencieuse, en
combinaison noire (Black Madonna dit la BO), de Cynthia assise sur le visage
d’Evelyn, cette dernière attachée à un banc étroit (bondage bourgeois et réminiscence livresque de Miou-Miou, jadis Lectrice
érectile chez Michel Deville)
Une piqûre de moustique oblige Evelyn
à quitter son coffre chéri et sa « maman » intime à la fillette un
« Va te coucher » (auprès d’elle) sans réplique, quand ce nouveau
jeu épicé de claustrophobie et de liens aux poignets ne l’emballe guère, pour employer un euphémisme connoté
Le chant strident des criquets,
écouté sur tourne-disque, au désespoir d’Evelyn les jugeant très laids
Une dispute d’amoureuses après un
bain de soleil rendu nécessaire par plusieurs nuits de veille – pas de crème glacée
mais la faiblesse d’une fontaine tarie et une robe blanche de première
communiante assoupie
Un gâteau au chocolat, avec une
unique bougie blanche au sommet, au goût amer pour celle qui ne le mange pas,
le pied de sa patronne posé sur sa gorge, qu’elle dut faire elle-même, dans une
vengeance « cruelle » consommée
par le délice sucré savouré à la fourchette
Une chanson fredonnée parmi les blés,
Evelyn vêtue de deuil, en présage de la fin de son amour
Une lanterne dans la nuit et un visage
livide fardé à la Barbara Steele : Evelyn, Strickland, sa caméra pénétrante et le spectateur
s’engouffrent dans L’Origine du monde, rêvée, fantasmée, imaginée les yeux grands
ouverts, de ce monde utérin, végétal, buisson pas assez ardent selon nous :
le point de vue échangé devient celui de Cynthia, tour de passe-passe
identitaire et fantastique loin et proche de Mulholland Drive ;
sa rêverie morbide, ponctuée par un squelette allongé, l’entraîne dans la
forêt, ombre vêtue de noir à la Dreyer, découvrant sa chère et tendre dans le cercueil
improvisé, la rejoignant dans la tombe, littéralement, celle-ci clairement
scellée sur la bande-son, puis extraction de la matrice (narrative, diégétique)
pour un retour au miroir avec Cynthia semblant contempler Evelyn aussi aveugle
que l’amour et la justice, un bandeau noir sur les yeux, tandis que tout autour
d’elle, filmé en macrophotographie, un essaim de papillons envahit le cadre, la
conscience, le temps, avant la reprise de contrôle du régime et du flux des
images, dans le calme austère d’une chambre de travail arrimée par le
microscope
L’institut ferme ses portes, les
feuilles d’automne vont se couvrir de givre : fin d’une saison et d’un
cycle, naturel et sentimental, aux accords d’un requiem qui rejoue les rassurantes habitudes sans plus y croire
entièrement
Dans le cadre de la scène originelle reprise
en coda vient la défaillance majeure,
la ligne de dialogue tant de fois répétée, impossible à redire, à dire
correctement – au creux de ce moment de vérité enfin advenu à la lueur du mélodrame, les deux femmes se
parlent franchement pour la première fois, se rencontrent réellement après tout
ce temps, dans un double aveu de fragilité, de confiance. Il existe plusieurs
façons d’aimer, voici la leur, belle et grotesque, particulière et universelle,
puérile et ancienne
Un répit solaire après la carte brûlée,
un bonheur « simple » dans les champs, une étreinte qui ne doit plus
rien prouver, n’obéir à personne, s’aligner sur un discours amoureux fragmenté,
dictature de dentelles et de billets doux
« Tout va bien » assure
Evelyn, à l’instar de la mère stellaire de Merrick, et retour de l’épilogue à
la rivière, précédé par la lumière du ciel et des sentiments et du
cinéma : même cadrage, même expression d’expectative – un film rêvé,
qui sait, emporté par le courant du désir et du ruisseau, un papillon posé sur
le doigt de la pythie guérie de son délire et de sa maladie d’amour (« C’est
ce dont j’ai toujours rêvé. Être utilisée par toi. Tu m’appartiens, maintenant »
confessait-elle en soliloque)
Cynthia se prépare pour le cérémonial
– le dernier, au carrefour des chemins ? L’ultime avant la cessation du
cocon, l’imago si raffiné, protégé,
maîtrisé, sur le point de se métamorphoser en film ouvert sur le monde, Strickland,
extirpé de la chrysalide autarcique (tentation décuplée par la sinistre actualité),
faisant sa mue dans le sillage problématique, régressif ou transcendé, de ses
personnages ?
La réponse, forcément ouverte, ses
propos suggérant un flash-back,
peut-être pioché dans le proustien et vaporeux Il était une fois en Amérique,
appartient au reflet indécis/déterminé (nous assumons l’oxymoron) de Cynthia,
au ressenti de chacun et à l’avenir de la filmographie de notre cinéaste.
PS : les papillons figurent au
générique (le Sphinx Pinastri en
quatrième position en partant de la fin), leur « rôle » écrit en
anglais, leur « identité » en latin, suivis par la description des
enregistrements sonores des insectes, année couplée au matériel sonore, au preneur
de son et au lieu de saisie ; Eugenia Caruso, « créditée » en
Dr. Fraxini, joue en sus les The Scream ;
Special Thanks à Hélène Cattet (aïe),
François Cognard (un ex de Starfix),
Bruno Forzani (ouille), Jesus Franco et la Strickland Familiy ; aucune
blessure d’insectes ou de mammifères à déplorer : ouf, le spectateur rassuré
peut quitter la salle ou éteindre son ordinateur…
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