The X-Files : Régénération : La Neige et le Feu


 « La vérité est ailleurs » ? Peut-être, mais la nôtre se trouve ici, sous forme, disons, de versets (tout sauf sataniques) et de stations (œcuméniques)… 


Filmer la foi, s’aventurer dans les ténèbres, célébrer l’esprit de résistance : en vérité, je vous le dis, voici une trinité sainte, la mission ambitieuse et audacieuse, si rare aujourd’hui, qui inspira naguère des œuvres essentielles de Dreyer, Bergman, Bresson et Tarkovski.

Outre viser ces hauteurs plus près du Ciel dans la boue du cinéma, trop souvent larron des marchands du Temple, de Hollywood ou d’ailleurs, l’opus de Carter ose poser des questions vertigineuses : Comment survivre à la mort d’un enfant ? Jusqu’où aller par amour ? Le Mal peut-il mener au Bien ?

Tradition interrompue – de grâce, n’évoquons pas les ersatz adeptes de l’Arbre de vie, les orgueilleux désireux de confondre les sceptiques – et réponses impossibles ; dans un monde paraissant chaque jour un peu plus diabolique, les voix marginales se perdent au désert du divertissement, pascalien ou pas. 

Et les voies du Seigneur, impénétrables et de traverse, dans leur infinie miséricorde, leur ironique cruauté, s’amusent à élire pour guide vers Sa lumière un prêtre pédophile, paria défroqué (voyant ou charlatan, au spectateur de le décider, sans le juger ni lui jeter la première pierre), nanti d’un cinéphile athée (votre serviteur) afin d’en faire l’exégèse…  

Moins radical que De Palma sacrifiant sur l’autel du septième art ses incorruptibles policiers ecclésiastiques et ses agents secrets bibliques, le scénariste/producteur exécutif/réalisateur retravaille des éléments de sa série mais s’en éloigne pour afficher une belle indépendance, cause d’une réception critique et commerciale mitigée.     


Après une décennie d’épisodes, répartis en trois thématiques mythologiques et paranoïaques – les extra-terrestres, la monstruosité, le mensonge gouvernemental –, le couple exilé du FBI va tenter de se retrouver, de rallumer le feu d’un foyer sous les cendres ; passage au grand écran et à l’âge adulte, pour un long métrage sombre, grave, endeuillé.  

« I want to believe » et « Don’t give up » : la parabole se tient entre ce vœu (pieux) et ce commandement (donné par un pervers peut-être sur le chemin escarpé de la rédemption), tandis que le rusé Fox Mulder, contre, tout contre, la cérébrale Dana Scully, rappellent Peter Gabriel et Kate Bush enlacés dans leur misère, leur amour, leur espérance.

Carter le créateur, ancien de Disney, croit-il en quelque chose, ou bien se contente-t-il de son statut de Grand Horloger, maître du destin sentimental et métaphysique de ses créatures, d’une brève mise en abyme picturale de son drame à lui (la poussière funéraire de son chien dans une urne immaculée) ? Cela importe peu, cela n’importe pas, ou plus.

Dans sa mélancolie canadienne, dans son voyage au bout de la nuit vers l’éclat du matin, dans son actualité de fait divers combinée à un questionnement intemporel et universel, ce faux téléfilm de luxe acquiert une vraie noblesse, et l’on pardonne le péché, à la fois véniel et mortel, de son regard trop sage, formaté par la TV.

Ouvrons donc à nouveau les dossiers non classés, sous le signe polysémique d’une lettre infamante (celle des films bleus), d’une croix de saint André (attirail de panoplie SM et instrument de supplice dans le martyrologe), d’un repère paranormal tagué sur une route dans le pilote et rougi sur la blancheur de l’affiche : l’Enfer et le Paradis nous accueillent… 


Une femme disparaît. Pas de ravissement mystique ni d’enlèvement cosmique ni de kidnapping politique. Adeptes de l’ufologie et théoriciens du complot, allez voir ailleurs si votre vérité y réside. Des flics du FBI dans la neige, une femme et soixante-dix hommes (plus tard, Scully entre deux tablées majoritairement masculines). Elle perdra la vie dans une chute à la Hitchcock. Nuit et jour, noir et blanc, montage alterné (par Richard A. Harris, itou à bord du Titanic), en confusion des temporalités, en inversion des valeurs : tohu-bohu de la Genèse, quand rien, encore, n’apparaît différencié. La Chose de Carpenter en embuscade, hélicoptère et chien(s) compris.


On pourrait passer des heures et des films à contempler ce visage d’une actrice belle et talentueuse, redécouverte au détour d’une traque sanglante. Dreyer amoureux de ce paysage, Gillian & Gertrud. Un hôpital catholique baptisé Notre-Dame-des-Douleurs, un petit patient prénommé Christian, un combat (de Jacob avec l’ange) contre l’administration cléricale. Carter remplit ses cadres de croix, tel Hawks sa légende dorée du Balafré, mais pas pour les mêmes raisons. Clair-obscur d’une profession et d’une foi scientifique incertaine. Pour tenter (le Diable) la chance de sauver l’enfant (prodigue), faut-il courir le risque de le torturer, de lui faire subir un martyre laïc ? Chaque jour se tait une courageuse guerre taboue dans ces chambres trop blanches et silencieuses…


Une affiche en acte de foi et une barbe à la Robinson ; l’ermite croyant face à la sceptique agissant, deux faces d’une même psyché métaphorisée en pleine conscience par Carter lui-même, reflet d’une double tendance contradictoire très humaine ? Oui, mais davantage : cet homme et cette femme se voient liés par une croyance différente, propre à chacun et chacune, qui les opposera bientôt, par une confiance entre eux, un respect de leurs fidélités divergentes, par une absence, surtout, un membre fantôme dans cette fable de trafic d’organes et de greffes rejetées (greffon du cinéma sur le corps de la TV). Le film comme un retour dans le monde, à la vie, une renaissance en miroir.


Présence intime des spectres. Mulder, enfant, perd sa sœur Samantha. Une lueur vive, une présence étrangère dans la chambre partagée puis… le vide absolu, sans explication ni excuse. Résoudre les enquêtes en palliatif – cruauté d’une réplique de Dana, moquerie de la réplique d’un agent spécial –, transfert de l’être cher sur l’inconnue du Bureau Fédéral, Investigation psychologique bien plus que mythologique ; sous les farces et attrapes de la SF, de l’horreur, de la tératologie des hommes et des autres espèces, un héros désorienté, obsédé par une photographie, pauvre relique de son paradis perdu peuplé par une solitaire Eurydice. Ironie de Carter faisant se croiser Mulder et l’actrice adolescente, désormais jeune femme et fonctionnaire du FBI.


L’un des rares moments d’humour (noir, trivial ou sarcastique, comme ici) en préambule. Le fameux sifflotement synthétique de Mark Snow résonne devant les portraits de Bush et Hoover, manière de souligner leur radicale altérité, leur étrangeté drolatique et inquiétante. Travailler là signifiait aussi servir l’esprit de ces deux hommes-ci, le professeur et le cancre, le voyeur et le bouffon, et l’on comprend parfaitement le départ volontaire de Scully et Mulder, leur regard échangé, éloquent. La défiance envers les instances du pouvoir faisait certes partie intégrante de la série, avec le succès que l’on sait dans un pays encore convalescent du Watergate, idéalement résumée, sur un mode plus léger, dans cette poignée de secondes. Le 11-Septembre vint révéler l’invraisemblable vérité, rendant caduc le complot majeur de la diégèse, ou le déplaçant dans une boucle temporelle et médiatique : l’ennemi intérieur ne frappe pas en soucoupe volante, et ceux censés être dans la confidence s’avèrent incroyablement impuissants.


Sueur de sang du Christ, larmes ensanglantées du guide déchu aux allures de star du rock sur le retour (très bon Bill Connolly). Les yeux crevés d’Orphée, ne plus voir la vérité en face, ni le soleil ni la mort. Un avatar de précédents « voyants » – beaux numéros, dans des registres dissemblables, de Brad Dourif et Peter Boyle, l’un détenteur d’un message, l’autre pratiquant la voyance par procuration –, une lignée de (faux) prophètes. Doit-on vraiment écouter, suivre celui-là, condamné à mourir d’un cancer du fumeur dans le même hôpital que le gamin tout autant promis au trépas ? Scully s’y refuse avec violence, de toute sa colère de mère orpheline et croyante. Pourtant, il conduit à la Moïse les hommes en noir dans leur macabre exode. Pourtant, la rémission des péchés, le pardon, constituent des hypothèses et des choix.  


Ensemble dans le même lit mais pour y dormir (y souffrir d’insomnie, plutôt), pour y parler, pas pour y faire l’amour malgré l’invite au chevet d’un bouquin sur la sexualité des femmes WASP écrit par… l’épouse de Carter ! Chasteté médiévale des amants, en écho à celle des mannequins de Wong Kar-wai malgré leur humeur amoureuse. Mulder sait écouter, d’où sa fortune auprès des spectatrices ; Scully ne rechigne pas à dévoiler sa fragilité, malgré les injonctions professionnelles ou féministes, d’où son charme pour les spectateurs. Bill Roe signe un beau chiaroscuro. Et cet aveu lucide du rêveur assermenté : la perte d’un enfant laisse un vide insurmontable – que le film va s’attacher à combler.       


Assurément la plus belle scène du film. Un cérémonial sans les blouses rouges et sacerdotales portées par les jumeaux gynécos de Cronenberg, qui relit l’examen éprouvant de Regan MacNeil. Des femmes fortes, dit Carter avec justesse, pour épauler une autre femme forte. La vie d’un enfant en jeu, les élans bachesques de la partition, le relais d’un écran qui met à nu, littéralement, un cerveau malade (cf. les radios de la folie supposée du tueur en série à la gueule d’ange de Friedkin, tout poisseux de son sang du châtiment) et la seringue démesurée tendue tel un sceptre. Cérémonial vital, une question de vie ou de mort sans les Archers, une mère esseulée essayant de sauver un fils étranger à sa chair.


Le vitrail de la Vierge en prière. Priez pour nous, pauvres pécheurs-spectateurs, qui ne croyons pas assez aux puissances matérielles et mystiques du cinéma, art de ressusciter les morts, de donner à voir les fantômes, d’embaumer la vie et le mouvement et la voix, pour mieux en conserver la sidérante vitalité. La nuit de l’âme et le jour de l’amour, mais sans manichéisme, avec toutes les infinies nuances au milieu et le mélange inconfortable des pôles (tuer pour sauver, faire mal pour guérir). Certains critiques perçurent la dimension religieuse prégnante et la refusèrent. Nul prosélytisme, cependant, sinon une allégorie pour la vie, une envie d’aller voir ailleurs que dans les ténèbres, de les traverser sans s’y enfouir, sans se renier (« Je me sens bien » dit Mulder à Scully, qui ne peut se résoudre à lui demander de changer, de tirer un trait ou une croix sur l’attraction de l’obscurité). Le « verre sale » de la glace laissant apparaître les morceaux de cadavres et la beauté du verre travaillé avec ardeur pour se laisser transpercer par la lumière (extase de sainte Thérèse par Le Bernin), en hommage à la première des femmes, à la plus émouvante : diptyque inséparable et témoignage divisé d’une même réalité terrestre.


Le champ horizontal du format large permet de jouer sur la verticalité des figures. Scully, un crucifix ; elle rencontre le Diable dans son antre, ce dortoir réservé aux criminels sexuels, où tout le monde s’épie et se renvoie son affreux et familier visage en châtiment séculier. Monstres entre eux, une femme au milieu, animée d’une rage de prophétesse. Une cartographie infernale sise, par esprit de contradiction, en Virginie. Des tons mordorés, les flammes d’un feu noir dévorant des cœurs et des sexes damnés, castrés ou non. Quelle source au Mal, qui inspire ces si noires pensées, ces actes révoltants cachés depuis les siècles des siècles (amen) ?


Une tête dans une glaciaire, après celle de Fincher et Banderas dans leurs cartons respectifs. Décollation des martyrs, décapitation des coupables, égorgement par les terroristes, Judith et Holopherne, Salomé et Jean-Baptiste. Méduse ou Gorgone. Le Caravage ou Ray Harryhausen. Bouche ouverte dans un dernier cri inaudible, orgasme létal, yeux morts de poisson sur l’étal. Dans l’extension du domaine de la lutte, dans l’économie mondialisée, le « marché du vivant » représente l’avenir au présent, avec de faramineux profits prévisibles. Internationale de la torture et de la réification du corps, remarquablement étudiée par Eli Roth dans sa seconde auberge. Le musée de l’ancienne humanité de Brundlefly, les pièces détachées d’un monde atomisé, vestiges de la guerre froide jamais vraiment éteinte. Les méchants Russes et les gentils Américains ? Xénophobie conventionnelle à la Stoker, Carpates d’opérette et violence d’aujourd’hui. L’enfance mutique, la neige (carbonique) et les trafics organiques : identiques dans la classe de neige fréquentée par Carrère puis Miller.  


Ils se tiennent la main dans le hall désert, sous les yeux d’une statue mariale. Un instant de répit, de recueillement après les morts violentes, les atrocités perpétuelles. Dans la vallée sinistre de la vie, un couloir d’hôpital se voit transfiguré en provisoire havre de paix. Et leur amour individuel, tressé à l’Agapé, au beau souci du Prochain, se manifeste dans la discrétion fugace de tels gestes, ne requiert aucune démonstration ostentatoire. Ils s’aiment, nous le savons aussi bien qu’eux-mêmes, nous partageons leur foi aveugle mais pas aveuglante en l’autre.


Deux religieuses à l’arrière-plan, dont l’une noire et  souriante, proches et néanmoins très lointaines, à quelques pas de leur inquiétude, à des années-lumière de leurs questionnements. Le monde ne cesse pas de (mal) tourner, la foi déplace peut-être des montagnes mais descend aussi, prosaïquement, un escalier. Affirmation du sacré dans la mondanité, de la possibilité d’une transcendance au sein de l’immanence. Des forces muettes sur lesquelles/avec lesquelles il va falloir compter.


Nous reconnaissons ce laboratoire. Nous le parcourions en compagnie de James Whale ou Franju ou Woo ou Almodóvar. Le royaume de l’arbitraire, de la profanation, du montage spéculaire des corps et des images, des réminiscences, des correspondances. Une femme l’ouvrit la première, Mary Shelley, par ennui et par défi. Un geste d’une indicible douceur dans cette boucherie aseptisée : celui du bourreau pour son amant alité. Un homme au chevet d’un autre, des femmes assassinées, découpées, pour réparer une machine masculine dysfonctionnelle. Pavés infernaux et intentions sentimentales. Le vert de la pourriture et de la corrosion, interdit au théâtre mais mis en scène pour ce spectacle de foire (aux monstres).


Mulder erre solitaire dans un désert de givre, son itinéraire (spirituel) effacé par le linceul naturel. Peau nue du rasage, terrain aboli par la neige. La forêt dantesque fait place aux horizons perdus de Capra, mais de l’autre côté de la montagne, pas de Shangri-La, rien que des baraques en bois dans lesquelles les bouchers du capitalisme extrémiste très rouge débitent la barbaque paupérisée ou gradée. Bienvenue dans le pandémonium de la modernité, dans l’extrême solitude des âmes damnées, égarées dans les Limbes où pleurent sans fin les enfants décédés sans baptême.


Une perspective en contre-plongée, Scully courant presque, sur le point de comprendre enfin, d’assembler dans le bon ordre toutes les pièces du puzzle (le montage, encore), de reconstituer la trame décousue. Mais la vérité est ici, à gauche du cadre : Chris Carter et son urne canine, pudique signature à la dérobée.


Deux couples, deux façons d’aimer. De quel droit les jugerait-on ? Le gérant de la piscine, réservoir de proies inconscientes, porte sur son visage le stigmate de ses fautes impardonnables, la marque démoniaque de son illégale industrie. Le veille son mari, selon la loi du Massachusetts. Union légale et amour inconditionnel. Carter s’interroge sur la réaction cléricale, mais quid de la communauté homosexuelle cinéphile, prompte à réagir et à conspuer les sexualités mortelles chez Friedkin, Verhoeven ou Demme ?


Soleil cou coupé à la Apollinaire ou à la Karloff, tête d’homme et buste ou bras de femme. Chimère insensée, monstruosité humaine et freak de film, body horror et horreur de perdre celui qu’on aime, son corps de boue, son cœur sacré. Une créature transgenre, un survivant dans la peau d’emprunt qu’il habite, qu’il vole, qu’il saccage.


Le chenil de Franju et de Brasseur, le Cerbère des Enfers contemporains. Ce chien bicéphale grotesque matérialise les dichotomies du film et rime avec ceux de l’ouverture, complices dressés des enquêteurs. Le chien de la première victime, en outre – quel monde de chien (pas celui des documentaristes transalpins, sujet à caution) que ce déploiement de bestialité humaine !


Une femme dans la glace, son cou perforé – Regan, again – par des drains, le sang de la perfusion suivant les courbes transparentes, circulation miraculeuse et trafiquée, la conductrice transformée en fiancée de Frankenstein. Le cinéma des hommes s’alimente aux dépouilles maintenues en sursis de femmes mortes-vivantes. 


Jonction des vaisseaux (chirurgicaux et sanguins) via ce clin d’œil à la réanimation friponne selon Stuart Gordon. Le voleur de vie ouvre les yeux, dieu et monstre, chef décapité capable de respirer, sans se livrer toutefois à un salace et ludique cunnilingus en preuve dhubris !


Une boîte aux lettres et une citation des Proverbes : collision des signes pour celui (ou celle, dans ce cas) qui sait lire, déchiffrer le rébus tragique de la fiction. L’herméneutique en philosophie pratique : chercher à saisir les mystères de l’organisme et du monde, à résoudre l’énigme de l’existence (l’intrigue de Dieu, dit Poe en s’écriant « J’ai trouvé ! »), à regagner la voie étroite conduisant, peut-être, au salut. Scully apprend à écouter son intuition dite féminine, à comprendre le livre de la vie, à parler le langage des anges (glossolalie de la pathologie et de la pharmacopée). L’alchimie du couple, celle des connections neuronales (Christian souffre d’une dégénérescence cérébrale), celle des rapprochements surréalistes. L’étoffe des rêves et l’immensité shakespearienne des choses au-delà de notre raison. La série, ouvertement influencée par les cimes jumelles de Lynch, pratiquait ce vocabulaire poétique, reformulation involontaire du credo de Mallarmé : la poésie en explication orphique du monde.


Le directeur adjoint Skinner (patronyme idoine), deus ex machina propre à ravir les fans, annexé par le récit pour une surprenante pietà. Deux hommes dans la neige, l’un qui réchauffe l’autre et passe tendrement sa main dans ses cheveux. Les anciens ennemis d’hier réconciliés, une réponse et une variation de l’amour homosexuel et homicide venu de l’Est.


Dans son repaire autiste, Mulder découpait des journaux, épinglait des articles au dos des portes et sur des murs déjà recouverts d’histoires. Il nous fait penser au chevalier Dupin, capable de venir à bout d’une affaire uniquement par son raisonnement intuitif, étayé par mille coupures de presse. Savoir lire le monde (le réel, pas le journal homonyme !), une nouvelle fois. Une saveur méta dans ces enquêteurs du paranormal ou du fait divers, reflet du spectateur et de l’artiste.



Le film commence dans la nuit et la neige puis débouche sur le jour et le soleil. Une odyssée intérieure et une étreinte suivie d’un baiser très doux entre deux adultes abîmés, vivants, blessés, souriants, rescapés d’un cauchemar médical. Scully doit partir opérer Christian et Mulder lui fait une étrange proposition, un rêve gentiment égoïste qui se réalisera post générique. Cette scène très simple de faux adieux « fonctionne » (mécanique du vivant, mécanisme organique du cinéma) admirablement grâce aux acteurs, à leur passé fictionnel commun, à leurs corps lestés du poids d’une vie.


Le regard grave et rieur de l’enfant au cuir chevelu à vif. Il s’en remet à elle, il attend comme celui de Cassavetes. Scully ne pourra pas ressusciter son enfant mort, dont elle ne parvient à faire le deuil, mais elle se doit, à elle-même et à celui-ci, bien vivant et en danger, de poursuivre le processus, d’aller jusqu’au bout de la thérapie. Foi en elle, foi en son savoir, foi en sa pratique, foi dans la confiance quasi insupportable du gosse.


Mais Carter rompt sa solitude foncière, qui pourrait l’écraser, la rejeter dans les abysses du doute et les ténèbres extérieures, par des supports-secours (Notre-Dame-de-Bon-Secours) surgis du secret magnifique de Sirk, fable sur l’aveuglement, dans toutes les acceptions du mot. Des femmes qui opèrent, des femmes qui prient, Trois Grâces silencieuses et une chirurgienne pleine de grâce : le thriller et le drame domestique déchirent le voile de leurs apparences – épiphanie du mélodrame, rencontre improbable et convaincante de la foi dédoublée mais réunie. Il lui faut sauver l’enfant afin de se sauver elle-même, il lui faut croire au lendemain et aux lubies de l’homme qui l’attend religieusement sous leur toit plus clair, nimbé d’une aura émise par leur chaleur, leur retrouvailles, au propre et au figuré, leur vérité humaine.


Le film s’achève sur le beau visage de Gillian Anderson, boucle la boucle avec sa première vision et celui de la femme-flic foudroyée. La rousse – une couleur qui valait jadis le bûcher – Mater dolorosa, outre sauver son Mulder de faux mari in extremis, va opérer Christian. Elle lui sourit au bord des larmes (Woo, once more), derrière ses lunettes transparentes. Avec quel résultat ? Carter nous laisse en suspens face à une fin ouverte, que l’on peut interpréter à loisir, à l’image du film dans son intégralité. Le feu d’une chevelure, d’une obsession, d’un amour serein, se détachant sur la neige du monde, des suaires, de l’oubli. Lutte incessante, à la Sisyphe, combat perdu d’avance et pour cela même empreint d’une beauté aristocratique, vraie jauge des valeurs esthétiques, éthiques, politiques et physiques. Croire, ne pas abandonner, agir et imaginer, courir dans le froid de la mort ou se lover à deux dans un lit de deuil et, qui sait, de joie, toutes ces tensions, ces vents contraires et complémentaires, traversent le film et le visage de Dana, et pour cette seule image, riche de ce qui précède et la fait advenir, l’œuvre de Carter mérite sa (re)découverte.


Une coda méta pour finir : après le générique choral d’une mosaïque rassemblant tous les artisans du métrage – photographies de Chris himself –, rassemblés par la communion du tournage, sur le thème de Snow le bien nommé dopé à la testostérone du remix (souvenir d’Elfman réorchestrant Schifrin), nous  retrouvons le duo en maillot dans un bateau, Mulder ramant vaillamment vers une île déserte : vacances méritées, océan immense et solitude ensoleillée à deux, avec salut brechtien à l’œil de Dieu (et du spectateur) en aplomb de l’embarcation. Cela mais plus encore : les plans successifs en hélicoptère, tournés au large de Hawaï, nous font assister à un dégel, un réveil, une renaissance de la nature, des cœurs et des corps autrefois en hiver – regain, par conséquent (Pagnol, oui) substitué à la régénération (cellulaire ou des tissus) du sous-titre français, objet d’un épisode mémorable calqué sur les frissons canadiens de David (le cinéaste, pas le roi) et la légende urbaine des hôtes de nos toilettes dans les grandes villes. Franchie la mer, écartée (pour un temps) la mort, cet épilogue utopique répond avec humour à la question finale et réaffirme le principe de vie au cœur du film. On quitte Dana/Ève et Fox/Adam à regret, mais dans le gage de leur intimité, associée à la promesse d’une résurrection TV annoncée pour le nouvel an 2016 (bonne nouvelle, donc).   


PS : nous confessons apprécier le célèbre psaume 23, cantique attribué à David, avec son bucolique titre latin (Dominus pascit), surtout dans la séduisante variante de sa déclamation fiévreuse et apaisée par feu Daniel Darc (précieuses ténèbres lumineuses, encore et toujours) ; que le lecteur et la lectrice nous pardonnent de le reproduire dans sa (courte) intégralité, en codicille poétique à notre prose de mécréant et à l’unisson, riche d’horizons, du parcours habité, hanté puis délivré, de Mulder et Scully – la Vérité (unique) n’existe pas mais nos vérités (fertiles), souhaitons-le en ces temps (éternellement) troublés, peuvent se rejoindre in fine…                       

L’Éternel est mon berger : je ne manquerai de rien.
Il me fait reposer dans de verts pâturages, il me dirige près des eaux paisibles.
Il restaure mon âme, il me conduit dans les sentiers de la justice, à cause de son nom.
Quand je marche dans la vallée de l’ombre de la mort, je ne crains aucun mal, car tu es avec moi : ta houlette et ton bâton me rassurent.
Tu dresses devant moi une table, en face de mes adversaires ; tu oins d’huile ma tête, et ma coupe déborde.
Oui, le bonheur et la grâce m’accompagneront tous les jours de ma vie, et j’habiterai dans la maison de l’Éternel jusqu’à la fin de mes jours.  
         

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