La Légende du saint buveur : La messe est finie


Un homme boit jusqu’à en mourir et se souvient pour continuer à vivre : redécouvrons son requiem à l’ombre d’un fleuve et d’une fable funèbres… 


Qui donc se souvient d’Ermanno Olmi, brièvement ressuscité avec Le Métier des armes (2001) ? Qui se rappelle que son treizième film, dix ans après le sacre cannois de L’Arbre aux sabots, remporta le Lion d’or à la Mostra de Venise en 1988 et moult récompenses transalpines ? Qui garde en mémoire le visage inoubliable de Rutger Hauer ? Il en va ainsi de la cinéphilie comme des amours de jeunesse ou des personnages de Kiarostami : Le vent nous emportera… Ici, au contraire, nous voulons nous souvenir, non par « devoir de mémoire », triste obligation volontiers laissée aux bonnes âmes citoyennes, mais à l’instar d’un Perec, avec sa pauvre mémoire faite de bric et de broc, de « petits morceaux du quotidien » associés à une histoire collective, à l’unisson, aussi, du personnage du film, perdu à Paris entre souvenirs familiaux, amoureux, écume « miraculeuse » des jours et visions plus ou moins célestes.








Si la nostalgie n’est plus ce qu’elle était, pour citer Simone Signoret, elle nimbe l’œuvre d’Olmi de sa mélancolie, en miroir de celle éprouvée au milieu du chemin (dantesque) de notre vie, quand les années passées n’ouvrent plus que sur un avenir raccourci – le film s’achève d’ailleurs logiquement par la mort d’Andreas, « belle et douce », que Joseph Roth réclame à Dieu pour ses frères de boisson, et qui nous attend tous, avec souvent moins de douceur et de beauté. La Légende du saint buveur, bien qu’imparfait – « The search of perfection/Is all very well/But to look for heaven/Is to live here in hell » chantait Sting dans Consider Me Gone –, nous touche encore par sa franchise, cette affirmation discrète et têtue d’un destin universel, doublé d’un impensable tabou. 









Andreas vit en enfer (celui du poète italien ou du chanteur anglais) sa dernière saison, à l’heure du bilan impitoyable, du solde de tous les comptes. Clandestin, puisque son passeport porte la marque écarlate d’un sceau d’expulsion, il survit sous les ponts parisiens, avec ses mains « de travailleur manuel et de gentleman », le corps allongé recouvert de journaux qui racontent la vie des autres, notamment d’une danseuse un peu pute, beaucoup voleuse, qu’il croisera le temps d’une étreinte, charmé par les talons hauts de la sirène invisible, entendus depuis la salle de bains d’une chambre d’hôtel « luxueuse » offerte un soir par un ami d’enfance, boxeur célèbre dont l’affiche orne le mur d’un bar fréquenté tôt le matin.







Les femmes reviennent d’entre les mortes, les occasions manquées de rembourser une dette en honorant une sainte se répètent, le jeudi de la naissance du héros revient régulièrement, et ce vieillard mystérieux, vaguement méphistophélique sous l’onctuosité de sa « conversion » (qui nous ramène au Royaume d’Emmanuel Carrère !), lui donnant les 200 francs inauguraux, fera encore une autre apparition : économie narrative infernale, cyclique et circulaire, retour du même éternellement, jusqu’à la délivrance de l’événement ultime, seul à n’arriver qu’une seule fois (contrairement à ce qu’affirme le titre d’un James Bond) : mourir, enfin.








Tout le film se trouve éclairé dans une lumière de bleu et d’ambre due à Dante Spinotti, comme perçu à travers un verre d’alcool, une brume mentale, le filigrane des contes fantastiques davantage situés à l’Est que dans le « réalisme poétique » du cinéma français des années 30 (on songe parfois, quand même, à Un flic de Melville). La caméra d’Olmi, contaminée par l’énergie noire, létale, la grande fatigue existentielle du récit, révèle une capitale inconnue des circuits touristiques, espace anémié aux allures d’aquarium, empli de nuit, de pluie et de silence, dernier port et dernier quai pour les épaves du siècle, de tous les siècles, ces clochards en exil de l’Histoire, de la société (de consommation), d’eux-mêmes, surtout, égarés dans leur mémoire, leur passé décomposé par de piètres breuvages, saisis avec bienveillance mais sans une once d’emphase ni de compassion misérabiliste.








La Légende du saint buveur forme ainsi une trilogie apocryphe avec Frantic de Polanski et Les Amants du Pont-Neuf de Carax, ses contemporains, un triptyque filmique dédié à des « étrangers » en territoire hostile, hommes sans qualités dans une ville cosmopolite (le barbier noir rase Hauer avec sa mousse blanche) et labyrinthique, piège inexorable, terminus de leur odyssée intérieure. Le lieu sacré à jamais inaccessible dans cet espace profane, Andreas ne le pénétrera qu’à la toute fin (de son calvaire), porté non plus comme autrefois le Christ par des femmes à sa descente de croix, mais bien par de solides gaillards délaissant un instant leur absinthe, ou pire, pour se débarrasser de sa dépouille à l’église enfin conquise. Assis sur un fauteuil en guise de trône (la couronne d’épines déjà feignait la royauté, s’en moquait), sa main encore serrée sur un billet anachronique pour ceux qui ne connaissent que les euros sans visages, il aperçoit une dernière fois la gamine rêvée sienne, incarnation de sainte Thérèse, aussi trouble et humaine que l’héroïne d’Alain Cavalier.












Cette chronique d’une mort annoncée, bien avant L’Impasse signée De Palma, ce chemin de croix rythmé par des pièces de Stravinsky, ne possède aucunement la joie juvénile et sensuelle de Barfly, la belle adaptation de Bukowski par Barbet Schroeder, avec l’éthylisme goguenard de Mickey Rourke et les jambes interminables de Faye Dunaway, auxquelles se raccrocher pour ne pas sombrer ensemble, encore moins la dimension politique de Conte de la folie ordinaire de Marco Ferreri, d’après le même auteur, qui donnait à voir une autre Los Angeles, loin du boulevard du crépuscule et des collines de houx, cité sale et pauvre peuplée de gens pauvres et sales – autant que les petits bourgeois de La Grande Bouffe – mais sauvés par leur quête d’idéal, de solidarité, de beauté, celle d’une Ornella Muti aux faux airs de madone et de pécheresse (avatar et fusion de l’iconographie chrétienne, Marie épousant Marie Madeleine).





Nul ange de la miséricorde pour notre ancien mineur, meurtrier passionnel par accident, pas d’avenir symbolisé par une femme ou une enfant, rien que le chapelet des dernières stations, par lesquelles (tré)passer avant de lâcher prise, de laisser ses larmes couler à la table d’un bar devant une fillette peut-être sainte, revenu de tout, absout du reste, dans une scène bouleversante valant à elle seule la vison du film, qui magnifie comme nulle autre le talent immense de Rutger Hauer, aperçu par intermittence dans Les Faucons de la nuit, Blade Runner, Osterman week-end, Eureka, plus largement dans l’apprêté Hitcher ou l’émouvant (et médiéval) Ladyhawke, la femme de la nuit. Ni Boudu sauvé des eaux ni danseur de tango, mais plutôt Sisyphe de la charité, Andreas finira en terre commune, ou jeté au fond de l’eau noire et glacée, en écho à l’image du plongeur amoureux fou de L’Atalante, plus justement à celle des cadavres jonchant le fond (la lie ?) dans une composition hantée de Kurt Weill sur un poème de Maurice Magre, intitulée Complainte de la Seine (1934).  



À l’automne de sa vie – le premier plan du film montre une feuille voltigeant tandis que le philanthrope descend (au tombeau) sur les quais pour jouer les bons Samaritains, Andreas boit un dernier verre, boit pour oublier qu’il boit, tel l’ivrogne de la célèbre chanson de Boris Vian, et son immobilisme, la lourdeur de sa carcasse de « Viking », autrefois célébrée par les brûlots libertaires de Paul Verhoeven, avant leurs retrouvailles à Hollywood pour La Chair et le Sang, s’achemine lentement mais sûrement vers son trépas.




Le dernier texte autobiographique de Roth, qui termina sa vie d’exilé dans la misère, la maladie et l’alcool, tandis que sa femme subissait le sort réservé par les nazis aux « malades mentaux » et que le plus glorieux Stefan Zweig s’en allait se suicider sous le soleil du Brésil, sert d’écrin morbide – on pense parfois à Mort à Venise dans ce ressassement raffiné mais maladif, dans cette narration cacochyme aux relents de chambre d’hôpital – à une adaptation fraternelle délestée toutefois de la résonance historique de son naufrage individuel, qui métaphorisait celui de l’Europe et du monde à l’orée de la Seconde Guerre mondiale (La Marche de Radetzky retraçait une autre chute, celle de l’Empire austro-hongrois, avec pour témoin principal une famille sur plusieurs générations).



Andreas/Rutger, dans un rôle éprouvant refusé par De Niro, zénith  de sa filmographie avant son irrésistible nadir, pour un film qu’il jugeait cet été, au Festival de Locarno, « important », se noie durant deux heures, avec de brèves et précieuses remontées à la surface (ce premier journal, ce premier café, ce premier portefeuille) mais il se noie seul, la France autour de lui continue sa vie de pays moderne (métro et autos) à la fin des années 80, même si le film baigne dans une interzone figurative brouillant les repères temporels : ce qui se déroule ici et maintenant (dans un hier proche pour le spectateur d’aujourd’hui) pourrait provenir des années 30, et Olmi reprend les anachronismes de Ridley Scott, ne mélangeant plus polar et science-fiction mais capturant le « temps scellé » de Tarkovski (le réalisateur, également monteur et scénariste de son film avec le fameux critique Tullio Kezich, en profite pour relire Stalker, jusque dans la texture de ses images figées, mortes doublement, dans une mise à nu du caractère funéraire de l’art du cinéma).


Dans sa première réminiscence, déclenchée par une montre, comme chez Leone, Andreas, encore inconscient du temps imparti, du temps qu’il lui reste à vivre (mal), ne revoit ses parents et son premier amour (Sandrine Dumas, beauté hiératique revue dans La Double Vie de Véronique, autre mémorable parabole sur le hasard et la deuxième chance) que pour mieux les perdre, emporté dans un train connoté par les massacres du siècle d’une aura sinistre, et les spectres familiaux referont surface dans une des dernières scènes, tant l’image-écran convoque les fantômes, ceux de chacun et de chaque nation.




Le poids funèbre du film s’étendra bientôt sur les carrières du réalisateur et de l’acteur, qui se retrouveront pour Le Village de carton (2011) sur la problématique des réfugiés africains en Italie, en réponse ironique à ce (grand) jeu sérieux avec les apparences, dans la lignée ésotérique d’un Daumal. Le jour sans fin (et sans faim, dépourvu d’un véritable appétit de vivre) mais pas sans soif du protagoniste devient dès lors l’allégorie d’un autre parcours, celui du spectateur de 2014 ou d’un autre temps à venir, qui contemple, séduit et sidéré, dans ce miroir – et les glaces ne cessent d’emprisonner l’homme à la dérive, de le dédoubler en présage funeste – une agonie annonçant la sienne, se refusant au tragique, se prêtant parfois à la drôlerie, chérissant les sourires (de femmes), autant qu’un art poétique consacré à une forme d’expression déjà morte elle-même pour les critiques d’alors (Serge Daney en tête).


À rebours des esthétiques publicitaires et musicales (tendance vidéo-clip) de cette époque, Olmi parle une langue sans éclat mais non sans charme, dont les champs-contrechamps épuisés, les plans fixes, les décors sombres et asphyxiants disent obstinément, contre la mode et le divertissement (vulgaire bien plus que pascalien), dans l’indifférence du happy end hollywoodien et des recherches arty de « l’auterisme » – bien que le film connaisse une fin heureuse, à tout le moins une sorte de parachèvement et s’inscrive dans la modernité cinématographique européenne –, que nous allons tous passer de l’autre côté, buveurs légendaires ou pas, coupables sans cause (cf. Kafka), pécheurs sans dieu (avec à peine un incertain émissaire en costume noir et lunettes, petit fonctionnaire du Ciel échappé d’un Lubitsch, auquel Anthony Quayle, figure du cinéma britannique décédée un an plus tard, prête ses traits bonhommes), débiteurs en sursis, cinéphiles amnésiques et vivants à bout de souffle – d’où sa grandeur mesurée méritant bien une redécouverte...
  

Commentaires

  1. tout est dit c' est magnifique , quand a rutger hauer ......

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    1. Merci de votre avis et vive le sieur Hauer, en effet !...

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  2. Superbe mise en mots et en images en hommage à Ermanno Olmi :
    Le religioni non hanno mai salvato il mondo....
    https://www.youtube.com/watch?v=aRKpU-L0n-A

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    1. Mais l'absence de foi non plus...
      Intense extrait, en forme d'affrontement, à base de sagesse livresque, de souffrance titanesque, incommunicabilité loin d'Antonioni, oh oui...

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