Délivrance : Les Fins de Suspiria, Le Syndrome de Stendhal et Mother of Tears
Dario Argento, réalisateur baroque, maniériste et opératique ? Bien
sûr, mais pas seulement : cinéaste familial, féminin et ludique, aussi,
qui sut souvent offrir une issue de secours à ses muses plus ou moins martyrisées,
à l’instar de ces trois codas en miroir.
Au détour de Mother of Tears, le
dernier volet d’une trilogie consacrée aux Mères infernales, inspirée par
Thomas de Quincey, Asia Argento, reflétée dans un miroir, sourit et caresse une
photographie en noir et blanc de Daria Nicolodi, ex-compagne de Dario Argento,
co-scénariste de Suspiria, actrice elle-même (notamment dans Shock,
le dernier Mario Bava, co-réalisé par son fils Lamberto), souriant à l’objectif
(avec le réalisateur derrière ?), tenant dans ses bras sa fille, Asia
bébé, née deux ans avant le premier panneau du triptyque.
Dans ce plan à la fois très composé,
pictural, réflexif, réaliste, anecdotique, crucial et d’une grande simplicité,
délesté de tous les artifices, ceux de la lumière expressionniste, ceux des
effets spéciaux et de maquillage volontiers gore,
le père contemple sa fille contemplant sa mère et ancienne épouse, le cinéaste
filme sa comédienne-réalisatrice, dans un jeu de miroirs et une mise en abyme
qui révèle la part de tendresse de son cinéma, son amour pour une compagne et
une collaboratrice d’autrefois, défunte dans la fiction, pour une enfant
devenue femme, dans un film qui abonde en atrocités diverses infligées à des
anatomies féminines (au hasard : strangulation avec son propre estomac ou
pénétration vaginale au tisonnier…), rendant d’autant plus précieux ce moment
fugace, discret, gracieux et vraiment émouvant, photographie de femmes et de
famille dans un album de cinéphile en écho à ses images personnelles, qui met
davantage à nu l’actrice et la jeune femme qu’une scène sous la douche, filmée
avec douceur et respect, en relecture de l’ouverture de Carrie au bal du diable,
une brève plongée sur son opulente poitrine – des seins de femme pas encore
mère – assumant, peut-être, un voyeurisme incestueux, déjà présent dans la
scène sexuelle entre Asia & Julian Sands dans Le Fantôme de l’Opéra.
Si la Bible instaurait le tabou de la
nudité paternelle, avec la figure de Canaan, Argento filme celle de sa
fille-actrice avec beaucoup d’amour, de beauté – guère étonnante de la part
d’un esthète existentiel transformant l’assassinat en l’un des beaux-arts,
toujours dans les traces de l’écrivain anglais –, où le trouble de la situation
n’étouffe jamais l’affection profonde mais disputée (« J’ai travaillé avec
mon père pour qu’il m’aime », confessa Asia), jalouse de l’amour vital du
cinéma, comme Isabella Rossellini séparée de Lynch car ne pouvant lutter avec
cette maîtresse de celluloïd. Dario aime Asia et la filme avec amour, nous la
faisant davantage aimer. En bon père et grand cinéaste, malgré les défauts
accumulés au fil de la trilogie (et ailleurs), contaminant par un kitsch hélas
souvent risible ce qui devait s’avérer un zénith horrifique, Argento aime ses
héroïnes, et les sauve in extremis,
plus ou moins blessées, plus ou moins indemnes. Plongées dans l’eau des
éléments déchaînés ou les larmes de leur souffrance, indiscernables
l’une des autres, les filles du feu de l’alchimiste italien parviennent à
s’extirper du train fantôme, à franchir le seuil du château hanté sous ses
atours contemporains ou antiques, pour exister en tant que femmes, ici et
maintenant, très chères à nos cœurs d’enfants bercés de contes de fées, à nos
âmes d’adultes apprenant à mourir et à vivre grâce au cinéma d’horreur.
- Suspiria (1977)
Little Suzy sort sous la pluie, la
petite Susan (Suzanne et les vieillards des évangiles ?) donne un coup de
pied dans la porte de sa maléfique académie de danse fribourgeoise, dernier
entrechat, en quelque sorte, et court dans la nuit ruisselante qui, à défaut de
laver tous les péchés du monde, la purifiera des siens, de toutes les horreurs
rencontrées dans cette nouvelle mouture de la maison en pain d’épices qui
voulait manger Hansel & Gretel. Une fois dévalés les couloirs aussi rouges, rouge profond, bien sûr, qu’un utérus,
une fois tus les râles (de plaisir ?) de la Mère grecque allongée derrière
les draps immaculés, écrans de cinéma et linges de travail, dans le sens que donne l’obstétrique à ce terme, propices
à des fictions sur l’enfantement, l’accouchement, la métamorphose –
apparaissant déjà dans La Belle et la Bête de Cocteau,
repris par Paco Berger dans Blancanieves et Franc Roddam dans La Promise –, la gamine de ballet
devient, sans le secours d’une sage-femme, une jeune femme sage, riche de son
savoir anxiogène et libérateur, une adulte écoutant le roman familial de sa naissance, filmé par son père, écrit par sa
mère, cadeau superbe et terrifiant bien moins empoisonné que la pomme offerte à
Blanche-Neige, et le film peut se lire comme un trousseau métaphorique pour la gamine qui vient de naître, le présent d’un mage et d’une fée penchés ensemble
sur son berceau : Dario & Daria raconte ses origines à Asia.
Jessica Harper pleure et rit tout à
la fois, en même temps, réaction physique au stress, à la terreur du
personnage, expression du soulagement de l’actrice, aussi, parvenue au bout du
film et du tournage, réunion contradictoire d’états, d’émotions, dans le même
corps féminin (Woo demandera un pareil exploit à ses chevaliers homoérotiques
de mélodrames urbains), non pas comme signe d’hystérie, mais d’apaisement,
d’annulation des forces contraires, d’embra(s)sement des énergies de l’enfance
et de l’âge adulte enfin réconciliées, pour faire advenir une jeune femme libre
de ses démons, de son passé, neuve dans l’eau du ciel, prête à vivre toutes
les fictions, à danser sa vie, à entendre les
soupirs de la sainte et les cris de la fée perçus par Nerval. Au début du
conte, la touriste entrevoyait la silhouette de Daria Nicolodi à l’aéroport,
grande blonde vêtue de rouge, encore, et la porte vitrée lui laissait passage
puis se refermait sur elle dans un bruit de couperet, la jetant dans l’orage et
un taxi. À présent, l’ex-petite amie du Fantôme du Paradis quitte l’Enfer
matriarcal rincée par les eaux du ventre de la nuit, beau personnage et belle
actrice promis à toutes les aventures nécessairement heureuses – puisque le
bonheur revient à conjurer la mort, à faire son deuil de toutes les mères – à
venir, invisibles et pourtant là dans l’espace du CinemaScope et de la caméra
paternelle, bienveillante, qui la précède au seuil de sa nouvelle vie, puis la
laisse sortir du champ, prenant son envol loin de la forêt obscure…
- Le Syndrome de Stendhal (1996)
Anna marche dans la rue déserte, dans
la nuit de son âme de flic devenue folle et meurtrière. Au début de son chemin
de croix, de son calvaire, elle fendait une foule anonyme et hostile, en proie
à l’appel de sa pathologie artistique la poussant à la Galerie des Offices de Florence,
parmi les œuvres vertigineuses, pour embrasser sous l’eau de son inconscient un
poisson salace. Plus tard, violée par un Aryen aux allures de faune, elle
devient femme d’une autre façon, la pire, dans un déni sauvage de son intimité, de sa féminité sous l’uniforme (qu’elle ne porte pas, trop semblable à une
touriste, Alice égarée au pays des horreurs malgré la beauté qui la cerne, lui
coupe le souffle, ne la protège pas de la monstruosité contemporaine et
masculine). Elle parle seule, elle se parle à elle-même, dans le silence et la
solitude abyssales de sa souffrance inguérissable, telle la Laura Palmer de
Lynch, dévorée vive par le feu de l’inceste, et elle n’entend pas les hommes
qui l’appellent, surgissent derrière elle, la couchent au sol et la drapent
d’un suaire virginal. Les carabiniers lui disent que tout ira bien désormais,
qu’elle ne doit plus rien craindre, mais la prisonnière de sa folie, de son
passé proche, paraît à jamais perdue entre leurs bras tardifs, sous leur regard
vaguement inquiétant, dans une réalité définitivement corrompue par le
cauchemar du réel reproduisant les pires tableaux (Le Viol de Lucrèce ?).
Grâce à (ou à cause de) ce rôle écrasant, qui résonne
avec celui des Amies de cœur, où, remarquable et remarquée, elle subissait, adolescente, les
attouchements de son père de cinéma, lui-même réalisateur du film, l’excellent
Michele Placido, Asia Argento devient une actrice, tient les promesses de sa meilleure jeunesse, pour parler comme
Pasolini. Du haut de ses vingt-et-un ans, elle apporte sa fragilité, sa
détermination courageuse à son personnage de policière, victime puis bourreau
d’un tueur en série et d’un amoureux désormais impossible à aimer. Si le cinéma
n’épargna guère les actrices, souvent italiennes, dans ses récits d’outrages
(on pense à Sophia Loren, à Romy Schneider, à Susan George, à Monica Bellucci
et tant d’autres), Asia déchire notre cœur dans son voyage au bout de la nuit,
au cœur des ténèbres, et la caméra de son père ne faillit pas, cadre son
Golgotha sans frémir, avec ce mélange de sadisme, de masochisme, de tendresse
poignante, que mettait Eastwood à martyriser sa compagne à la ville et à
l’écran dans les années 70-80, l’angélique Sondra Locke. Le film s’achève sur
une pietà corrigée par l’obscénité du gang
bang, l’héroïne brisée portée par les hommes armés qui la soutiennent (la
convoitent ?), emmenée vers on ne sait quel autre enfer séculier, celui du
commissariat ou de l’asile, petite fille en larmes entre les adultes
patibulaires en bleu pétrole, sur l’obsédant requiem pour voix féminine de
Morricone…
- Mother of Tears (2007)
Sarah se hisse au sommet de la
crevasse utérine des catacombes romaines, laissant derrière elle les délires
boschesques de bazar du pandémonium souterrain, où la Mère des Larmes vient de
s’empaler. De l’eau jaillit dans son dos, jet bleu sur l’aube naissante,
contre les ruines antiques de la Ville Éternelle. Comme sa petite sœur Suzy, sa
chevelure trempée colle à son visage hilare, car elle rit elle aussi au terme
de l’exercice profitable (un peu moins pour le spectateur). Elle ne porte plus
les vêtements aveuglants dans l’orage ou la blancheur du linceul de ses
précédents avatars, au contraire, sa courte robe noire de soirée au rond
décolleté épouse sa féminité survivante, conquérante. La petite fille, passés
le rite initiatique, l’épreuve traumatisante de la première fois, savoure la
puissance de son désir, l’accomplissement de sa maturité, cette beauté qui
selon Balzac n’appartient qu’aux femmes de trente ans (trente-deux pour l’actrice).
Son père, qui découvrait son corps de femme sous la douche, lui adjoint cette
fois un partenaire, flic à la belle gueule, au sourire franc irrésistible,
compagnon d’horreurs exorcisées, de merveilles futures à savourer à deux. En loques mais
ensemble, riant du même soulagement, du simple plaisir de la survie, de la vie
plus précieuse, ils s’étreignent comme de vrais amants, des adultes libérés des
illusions des amours enfantines (ou adolescentes). On leur souhaite de vire
longtemps avec une nombreuse progéniture...
L’Enfer referme ses portes, celles de
l’académie de danse à Fribourg, celles de l’immeuble de Inferno à New York,
celles de la cité des morts enfouie sous le sol de Rome. Tout périt par le feu,
les mères mauvaises et les architectures diaboliques, la pellicule inflammable
et les feux de la passion d’un couple d’artistes, trop vite et trop tôt
éteints. Si Argento n’invente pas cette météo sentimentale, expressionniste et
occulte – revoyez le final des Amants d’outre-tombe de Caiano, où
la double Barbara Steele échappe à un incendie sous la pluie nocturne, elle
aussi accompagnée –, il la porte à son point de perfection, de non-retour,
également, le reste de sa filmographie coulant dans les profondeurs imméritées
de gialli anodins, impersonnels ou de resucées vampiriques apparemment
catastrophiques. Mais qu’importe la suite, puisque dans ce beau moment de
complicité, entre l’acteur et l’actrice, entre eux et le réalisateur, entre le
film et nous-mêmes, l’œuvre affiche sa part fraternelle, la meilleure, sa
tendresse et son humanité (pleurer, rire, survivre pour un temps à la mort). La
trilogie maternelle, in fine, salue
le fantôme de la vraie mère et se fait chant d’amour pour la vraie fille – on
n’en attendait pas tant et, ravi, on remercie Daria, Dario et Asia.
Une dernière hypothèse, ou une
dernière liberté de cinéphile : et si Le Syndrome de Stendhal constituait
en réalité le deuxième panneau du triptyque, non plus dédié aux mères mais à
leur fille, celle du réalisateur ? Et si les trois films, tendant vers le
réalisme, essayant de fusionner grandiloquence subjective et âpreté du monde,
plutôt que de faire un état des lieux de la sorcellerie à travers les âges, à
travers les lieux, dressaient en fait le portrait ovale ou carré d’une héroïne,
passant par tous les stades – toutes les stations, pour user du lexique
christique – de la féminité, de la petite fille à la prochaine (et dernière)
mère, via la jeune femme nubile et pubère, enfin nantie de tous ses pouvoirs
(« J’étais déjà une femme à 17 ans, parce que je suis une sorcière. Une
sorcière rouge. Rouge comme l’amour » dixit
Asia) ? Dès lors, le cinéma de Dario Argento ne se « contente »
plus de magnifier l’horreur de la mort pour l’apprivoiser, dans une réussite
souvent brillante et inoubliable, il se situe également du côté de la vie, il
célèbre des femmes belles, émouvantes, fortes et abîmées, vivantes, en un mot,
comme du vif argent, comme des madones donnant le jour aux films, guidées,
entourées par le réalisateur-gynécologue, et dans leur sourire joyeux, sonore,
empreint de béatitude, loin du masque de douleur de l’autiste orpheline, brillent
intensément la fin de l’accouchement, l’affranchissement de toutes les entraves
réservées à beaucoup (trop) de femmes, en Italie ou ailleurs : une vraie délivrance, en somme.
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