Dream No Evil : Amazing Grace


Perfection finement fêlée, pépite dépourvue de plébiscite…


Le dernier mot de l’ultime carton de Shiraz (Franz Osten, 1928) transformait le mausolée en « rêve » réalisé ; Dream No Evil (John Hayes, 1970) s’ouvre sur un cauchemar et s’apparente ensuite à un songe dépressif, au creux duquel retrouver deux couples dédoublés, opposés, même si, cette fois-ci, l’héroïne ressemble à un « ange » exterminateur, au sol et en hauteur, à une demoiselle sudiste, préraphaélique, gothique, névrotique, non plus à une inspiratrice suprême, indienne, décédée. Gamine, Grace n’arrive pas à dormir, l’orpheline effraie ses camarades, les fait se marrer, fait courir sa directrice réaliste, ton papa ne reviendra pas, ne t’emmènera pas loin de tout ça. Devenue adulte, elle porte à contrecœur un costume mettant sa sculpturale silhouette et son irrésistible rousseur en valeur. Accompagnée par un piètre pèlerin prêcheur supposé faith healer, les sous-titres traduisent d’un ésotérique « guérisseur mystique », amen, la sœurette adoptée s’avère subito suspecte, un peu préoccupée par son (pas si) fidèle docteur éloigné, frérot du cabotin précité, quasiment colocataire d’une charmante étudiante certes ensommeillée, de surcroît slow reader, sur le point de passer son examen, rien de mieux pour la réveiller qu’une douche glacée donnée par la logeuse dès le matin, hein ?, surtout obsédée par son insaisissable papounet, qu’elle décide d’aller traquer au milieu d’une maison de retraite peuplée de prostituées décaties, pardi, en plus d’un proxénète à double casquette, car croque-mort (re)connaissant, quel hasard, le géniteur à gémir (une pensée pour le mortuaire Phantasm, Don Coscarelli, 1979). Après une résurrection d’occasion, tout ce petit monde amène s’en va vite (se mettre au vert) à la (rouge) ferme, essaie d’y copuler, réussit à s’y trucider, cadavre du vrai-faux religieux, showman aux fancy clothes, remarque avec justice le shérif, lui-même bientôt succombé à une faux à la Fascination (Jean Rollin, 1979), déchargé à la décharge, triste sort réservé aux morts en société consumériste, autrefois franquiste, revoyez la coda mexicaine, guère sereine, de Los olvidados (Luis Buñuel, 1950).



On le suppose, sinon on le sait, les paranoïaques peuvent aussi avoir raison, et le respectueux Patrick, toubib « réconfortant », tu m’en diras tant, in fine rejoint sa Shirley allongée, mauvaise cuisinière mais amante hors pair, je vais tout avouer à Grace, rien ne t’y contraint. Notre acrobate patraque, désormais munie d’une hache, attaque le pare-brise et les vitres de la voiture immaculée des fautifs avérés – du pratique penthotal hâte le total et la coupable fliquée, tueuse en série par un psy de passage bien diagnostiquée, s’empresse de s’excuser auprès du survivant pour la perte de son frangin à la Caïn. On le voit, on le lit, mon résumé un brin badin rappelle une première et pionnière psychose (« chronique », chic), celle, bien sûr de Psycho (Alfred Hitchcock, 1960). En  dix ans, Herk Harvey livra son envoûtant Carnival of Souls (1962) et le sempiternel polémique Polanski passa par-là (Répulsion, 1965), alors ne nous étonnons pas de l’onirisme transsexuel, de la féminisation de la folie, voui. Plus tard, en 1977, David Lynch, d’ailleurs admirateur de la morte-vivante musicale, nous conviera, taquin, à un curieux festin, disons de correspondance à distance, puisque le poulet ensanglanté de Eraserhead retravaille et recuit le canard écarlate de Dream No Evil. Précisons itou que la scène avec les vieillards pas trop queutards, au mec en costard, aux putains peinturlurées, remémore en mineur les tableaux de Hopper et l’univers crépusculaire de Blue Velvet (1986), similaire et différenciée moralité d’amour féroce, fantasmatique, heuristique, ironique et mélodramatique. Digne de ses prédécesseuses précieuses, juvéniles et vénérables, nocives et vulnérables, les admirables Candace Hilligoss & Catherine Deneuve, Brooke Mills, vingt-et-un ans, toutes ses (jolies) dents, captive à chaque instant, convainc avec rien et rend crédible le mécanique argument.



Le film lui doit beaucoup, presque tout, et la découverte ravie de cette actrice belle et talentueuse, triste et rieuse, esseulée et cinglée, mérite à elle seule le visionnage en VOST. Néanmoins le méconnu Dream No Evil possède plusieurs supplémentaires qualités, particulièrement sa capacité à instaurer dès le début un climat bienvenu, d’insanité individualisée, généralisée. La séquence de démence nocturne, pardon, de croyance collective, mise en scène, (m’) évoque l’épisode des minots, des escrocs, des dévots de La dolce vita (Federico Fellini, 1960), autant que Elmer Gantry le charlatan (Richard Brooks, idem), encore envers du décor d’une Americana à la foule de fadas. Dans Dream No Evil, le rassemblement à la fois amusant et désolant – ce mélange étrange caractérise l’intégralité de l’item – se voit immortalisé au moyen stylisé d’un effet de réel propre au ciné US des seventies, je renvoie vers le pareillement rural et létal Massacre à la tronçonneuse (Tobe Hooper, 1974). Le cinéaste-scénariste désargenté, producteur pleinement indépendant, doté d’un humour noirissime, d’un sentimentalisme assumé, semble en sus se souvenir d’un certain Vigo durant une danse irlandaise évocatrice, extatique, assez sexy, assez superbe, commencée en plaisanterie physique – Brooke/Grace déploie sa grâce facétieuse, discrètement incestueuse, d’évidente danseuse gracieuse, cf. auparavant son mouvement désarmant de sélection des ancêtres – puis poursuivie par un ralenti poétique, le bandonéon du solide Edmond O’Brien (The Hitch-Hiker + The Bigamist, tandem de 1953 signé de l’adorable Ida Lupino, relisez-moi, please) substitué à l’accordéon du tatoué Michel Simon (L’Atalante, 1934), selon une leçon de cadrage, de découpage et de télescopage.



La césure-structure entre la réalité, l’intériorité, la trivialité, la beauté, l’objectif, le subjectif, la vitesse, la stase, se manifeste ici via un vent évanescent, un glissando de harpe, une plongée pertinente, reprise majorée, en à-pic, de celle du générique, lui-même composé d’intitulés décalés, d’une sorte de grouillement coloré, au centre de l’écran situé, comme si la conscience de la gosse choisie, achetée, faites votre marché, repeignait le réel, créait sa cosmogonie à domicile. Hayes pratique en outre le plan-séquence, le plan d’ensemble (master shot amerloque), inscrit son récit sombre et solaire au sein d’une durée concentrée, dilatée, ce qui parfois, souvent, confère à son ouvrage une temporalité théâtrale, une patine de pierre tombale, où une troupe hypnotique, hypnotisée, retracerait, incarnerait, une allégorie remplie de solitude, de finitude, de promiscuité, de singularité, de transcendance dérisoire et d’immanence mouroir. Bien éclairé par le régulier Paul Hipp, bien musiqué par le fidèle Jaime Mendoza-Nava (Mausoleum, Michael Dugan, 1983), Dream No Evil carbure à la mélancolie, érige une chambre en ruines davantage qu’une érection de saison, et la coiffeuse de l’infortunée Grace s’orne of course d’un miroir brisé. Tandis que Hitch (et Joseph Stefano) fournissait de rassurantes explications in extremis, en partie démenties par l’ultime plan troublant, dérèglement droit dans les yeux, dissociation de l’image et du son, évanouissement de la voix, maternité assimilée pour l’éternité à la morbidité, mon Dieu, Hayes use d’un dispositif de distanciation un chouïa brechtien : les péripéties se profèrent, l’action s’escorte d’un commentaire, le spectateur surpris sait parfaitement ce à quoi il va avoir affaire, à savoir un voyage au bout de la nuit, parmi une sinistre fantasy (une pensée, bis, pour la Sylvia Kristel piégée de Alice ou la Dernière Fugue, Claude Chabrol, 1977).



Procédé superflu ? Plutôt participant de la dichotomie économe, du régime narratif divisé, de la nature impure du ciné, ruban rêvé enraciné dans le réel, nervalien ou non, sa matérialité manifeste et métamorphosée, son statut de palimpseste existentiel, sensoriel, esthétique et politique. Spectatrice de sa vie dévastée, par sa psyché réenchantée, au moins le temps du film magnanime, essai désespéré de s’adresser des auto-justifications, de conserver un semblant de (dé)raison, de s’accomplir, quitte à en mourir, à faire mourir, à travers un sévère « complexe d’Électre », les psychanalystes cinéphiles apprécieront, Grace, magnifique et démente, assommée et véhémente, nous miroite et reflète notre « film-réalité » intime, horrifique. La voix off, risible à force d’être sérieuse, remise en cause par ses intrusions en surplomb, paraît celle d’un dieu docte et vieux, qui étudierait un cas clinique reconstitué. Psychose paraphait la paupérisation d’un petit propriétaire de motel déserté, contourné, putain d’autoroute, Dream No Evil enregistre in situ la disparition de la religion, sa dissolution en spectacle de carton-pâte, au puritanisme massif. Angélique et diabolique, Grace chute lentement à la Lucifer, jamais n’indiffère, fascine à sa mesure, émeut en mineur. Ni misogyne – redoute ta belle-sœur, menotte ta lunatique – ni racoleur – coitus interruptus, virginité conservée, nudité pudique –, Dream No Evil dresse à son tour un portrait diffracté de l’Amérique nordiste, patrie de faussaires, de freaks, de fous furieux foutrement malheureux, d’innocents et d’assassins, d’assassins innocents. Le métrage se termine en mode western, en clin d’œil inconscient aux Désaxés (John Huston, 1961), cheval à nouveau molto symbolique, dénommé Sultan, de « rêve américain » désenchanté, de féminité très tourmentée, de figure a priori paternelle (r)approchée, cependant insuffisante.



Le malaise de Grace, la dialectique chaotique des pans et des plans, chacun les expérimente à son échelle, miséricordieuse ou cruelle. Une fois le film fini, revenu à la navrante réalité que l’on sait – je n’envisage pas que le viral corona –, que reste-t-il à faire, à proximité du despair, à part (d)écrire le plaisir procuré par Dream No Evil, sans penser à mal, sans rêver au pire, prisonnier du présent et, espérons-le, affranchi du futur ? La pandémie passera, le cinéma demeurera, de préférence (en) affichant des femmes fréquentables, fatales, ferventes et fiévreuses, muses de massacres et enfants d’effroi, auxquelles rendre grâce, notamment un dimanche, jour du saignant Seigneur, d’être là, ici-bas, oui-da.


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