Forget Me Not : Tu oublieras le cinéma
« Fondu au noir » ou
« nouvel espoir », dernière esquive ou vertus du vide…
Je ne considère pas qu’un comédien
puisse prendre la place d’un autre : on peut être oublié bien sûr mais c’est
autre chose. Nous sommes tous condamnés à cela… C’est une question qui ne me
hante pas, j’accepte cet ordre des choses. C’est tellement bon d’avoir déjà eu
droit à un peu de lumière !
Omar Sy, dossier de presse du Prince oublié
D’après Godard : grâce au ciné, les valeureux
souvenirs, via la TV, surtout celle
de Vidéodrome
(David Cronenberg, 1983) et sa sommité homonyme, spécialiste cathodique pas
très catholique, le vain oblivion ?
Pas tant évident, moins manichéen, car le cinéma suscite aussi sa sienne
amnésie. Dans Le Voyage, souviens-t’en, justement, un Baudelaire mortifère réclamait
en coda du « nouveau » fiché « au fond de l’Inconnu », c’est-à-dire de l’autre
côté du tombeau. Les distributeurs répondent en chœur, le public l’imite –
chaque mercredi sortent ainsi de nombreux « nouveaux » films hélas si
anciens, remplis de rien, déjà décédés, disséqués, modélisés, médiatisés. La
structure sert en sus de récit, où l’heuristique vire souvent au tragique, je
vous renvoie vers The Machinist (Brad Anderson, 2005), Memento (Christopher
Nolan, 2000), Oblivion, bis (Joseph
Kosinski, 2013) et Sans identité
(Jaume Collet-Serra, 2011), liste tout sauf exhaustive, limitée à quelques
items par mes soins traités. On le savait longtemps – je ne me couche pas
« de bonne heure », quel malheur – avant la « cathédrale » sacrée,
sensorielle, d’un certain Proust Marcel, chercheur majeur de temps passé supposé
perdu, qui, au passage, « ne se rattrape plus », baguenaude Barbara,
la sacro-sainte mémoire, désormais menacée par une massive longévité sous le
signe sinistre d’Alzheimer placée, détermine l’identité, établit une linéarité,
cartographie une chronologie. Mais les manques nous constituent itou, alors en
parallèle du discutable « devoir de mémoire », impératif politique
politiquement correct, à base d’antisémitisme à destination des adolescents
indifférents, sinon insultants, apparaît à présent un « droit à
l’oubli », virginité numérique hypothétique, entre
« effacement » et « déréférencement », amen.
A fortiori avec les films, la dialectique
antithétique prend les allures impures d’une dynamique d’hésitation, d’une
tension entre la mirifique restauration et la problématique conservation.
Lorsque l’on voit à quelle vitesse express
disparurent les DVD, bientôt les BR, sans citer les CD, ces antiquités
acoustiques de promesses édéniques, vestiges transvasés à volonté par les pratiques
individuelles d’écoute contemporaine, par la dématérialisation et la
mondialisation de la musique, pluriel optionnel, on se félicite de la logique
du support analogique, on se dit, peut-être à tort, que le digital ne vaut que dalle. Comment et sur quoi se projettera, se
perpétuera, de demain le cinéma ? Les formats du jour, majoritaires, se
verront-ils relégués à la poussière d’hier ? Dès lors, quel type de
matériel utiliser afin de ressusciter un « patrimoine » estompé, à
peine enluminé, aussitôt illisible, ironie de la technologie ? Le
magnétoscope, trésor et camelote, cinéphilie cosmopolite à domicile, « malbouffe »
presque à ouf, outre oser recadrer les produits de facto réduits,
retaillés aux modestes, médiocres, intimistes néanmoins, dimensions du petit
écran permanent, permettait d’enregistrer à jamais, d’emmagasiner les images,
d’empiler les palimpsestes, infinité relative, fragile, cependant accompagnée
par une déperdition de qualité, par une « mort » programmée, environ
fixée à une cinquante d’années, durée de « vie » moyenne de la bande
magnétique, chic. Quarante ans plus tard, les fantômes du miroir, pas
uniquement le mien, je n’y peux rien, exercent leurs maléfices positifs depuis
des serveurs, au milieu du maillage de l’ailleurs, ubiquité à déconcerter, constante accessibilité propice à provoquer les épiphanies ravies, les errances
languissantes, quand les journées épuisent, les nuits nuisent.
Le « principe
d’obsolescence » mène la danse, macabre, forcément macabre, amitiés à
Marguerite D., et les opus à satiété,
sorties à succès, à scandale, en catimini, en salle, s’avèrent en vérité,
vérifiez vos comptabilités d’exploitants, d’exploiteurs, d’exploités, des « produits
d’appel » pour le picorage intempestif de pop-corn et la consommation en série de sucreries, pardi. Si
l’existence s’apparente, Fitzgerald l’affirme, à un « processus de
démolition », elle procède idem
du dénuement, des meilleurs et des pires moments, du délestage, des hommages
comme des dommages. Les blessures, les blessés, les blessants, tous in extremis s’amenuisent, se dissolvent
en bon ordre. Laissons le pardon à la religion, observons la vivace érosion, à
la fois impitoyable et charitable, j’en faisais l’hypothèse à la Sisyphe pour
mon esquisse de l’amnésique Annie Girardot. Que tu y aspires ou que tu le
redoutes, que tu t’en effraies ou que tu t’en foutes, que cela te (dé)plaise ou
pas, tu oublieras le cinéma, crois-moi, en définitive tu évacueras les milliers
de CV visionnés, envisagés, adulés, détestés. Ta conscience, en complète
inconscience, deviendra une « page blanche », écho perso à
l’explosion de conclusion du démoralisant Domino (Brian De Palma, 2019),
« fondu au blanc » de reniement, d’enterrement. « Perdre la
tête » ne possède pas de reset,
la cinéphilie ne saurait s’éterniser à l’infini. Il faut « faire le deuil »
des disques, des livres, des tableaux, des photos, des affiches et des
films ; il convient de dire adieu à ces objets trop bien rangés,
sarcophages d’un autre âge. Ceci semble légitime, minime, puisque chacun perd
davantage, puisque les « chers disparus » ne reviennent point non
plus, hors les histoires de revenants rassurants. Que la disparition advienne,
telle une pleine délivrance !
Un très beau texte, empreint d'hyperréalisme, quasi hypersensible et frisant le jansénisme...ce qui ne va pas de soi, ma foi...
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