L’Esprit de la mort : Les Immortels

 

Qui veut vivre toujours ? Pas sans toi, mon amour…

Comparé au moralisme de L’Esprit de la mort (Peter Newbrook, 1972), celui de Frankenstein paraît presque permissif : alors que Victor, bon baron, idem adonné aux délices sinistres de l’hubris, donnait certes naissance à sa pauvre et impure créature, perdait pourtant son frangin benjamin, sa servante innocente, son meilleur ami aussi, sa svelte Elizabeth, promise adoptive, je précise, puis presto son père et ensuite décédait, suivi de près par sa némésis suicidaire, polaire, Hugo Cunningham, puisque privilégié depuis cinq cents années, du pouvoir évitons de profiter, soutenons la domesticité, observons le monde en train de changer, aspire à prouver l’existence de l’asphyx du titre d’origine, à capturer sa présence au creux d’un réceptacle aux allures de cercueil raccourci ; hélas pour lui, cette immortalité à domicile, domestiquée, va vite conduire à une accumulation de deuils en série, ceux de sa seconde épouse, fiancée fêtée, de ses trois enfants préférés, dont son pupille épris de sa propre sœur, bis, qui décide d’ailleurs, peut-être du roman de Mary Shelley lecteur, de se supprimer, de tout faire exploser, y compris son culpabilisé papounet, désormais, c’est-à-dire durant le début des seventies, survivant esseulé, surcentenaire défiguré, inconsolable et increvable, au diable l’accident routier de boucle bouclée, de temps au présent, au passé, in extremis immobilisé, car image arrêtée. Contrairement à son célèbre prédécesseur, notre Prométhée moderne relooké ne chérie la chimie, voire l’alchimie, se préoccupe plutôt de parapsychologie, de photographie, de cinématographie. Vingt avant l’invention des frères Lumière, le voici cinéaste, dirigeant un romantique et humide home movie écourté, par une double noyade soldé. Son snuff movie improvisé, au milieu du labo illico visionné, le scientifique philanthrope, pas à la flotte, réalise son erreur – les macabres clichés, d’une curieuse marque tachés, ne donnaient à voir des mourants l’âme incertaine, guère sereine, matérialisée, documentée, mais bel et bien l’esprit malsain affolé par leur dernier souffle, jadis avec justice baptisé asphyx par les Grecs antiques, chic.

Après une pendaison hors-saison, les réformistes en frémissent, pendant laquelle, convaincu d’y assister, de la médiatiser, donc de la contrer, par son copain progressiste et un peu nécrophile, il utilise un projecteur révélateur, Giles & Hugo, veuf et fils en duo, ressuscitent aussitôt, en un instant, un rat blanc, le cobaye n’en demandait pas tant. Appliquée à un exploité récupéré, sur le point de périr d’une grosse tuberculose, l’opération ne se déroule pas de la même façon, fiasco à cicatrice, fichtre. Blessé, surtout dans son orgueil, notre anti-héros pas rigolo, à la limite sexiste, applique le dispositif, à base de cristaux, d’eau, de fixation, de coercition, sur sa propre personne, se fabrique fissa une chaise électrique, assure sa survie et sa réussite, en danger, contredite, via l’intervention de la cara Christina, qu’une gifle de Giles ramène immédiatement à la raison, hommes et fille, en famille, en réunion, sauvons la situation. Tu mérites la guillotine, ma fifille, je vais te rendre éternelle, ma belle, dommage que le rongeur, a fortiori farceur, détruise le tuyau nécessaire, à terre. Le levier débloqué, la lame tombée, la tête décapitée, il reste aux types pathétiques leurs yeux pour pleurer, à jamais malheureux, à lumière bleue. Victorieux, victorien, découvreur en vain, le contrit esquive la crypte, son coffret funeste, sa condition écrouée, il accepte d’expier le capital péché, tout au long de l’éternité. Muni de son animal immortel, il dérive à Londres, à proximité des rails impitoyables de la grande gare, ultime station du désespoir, train disons à destination de La Ciotat, oh, l’impossible repos, en présage prophétique, pathétique, des vampires à compatir d’Anne Rice ou de la question rhétorique, lyrique, du regretté Freddie Mercury, adressée au triste montagnard, à l’occasion amateur de décollation, du Highlander (1986) de Russell Mulcahy, pardi.

Opérateur caméra sur Vacances à Venise (David Lean, 1955), directeur de la photographie de deuxième équipe sur Lawrence d’Arabie (David Lean, 1962), brièvement président de la BSC (British Society of Cinematographers), le peu prolifique Peter Newbrook signe son unique film, film assez unique, bénéficiant d’un faisceau de talents, énumérons les noms, au niveau de l’impeccable interprétation, du tandem Robert Stephens (La Vie privée de Sherlock Holmes, Wilder, 1970) & Robert Powell (Harlequin, Wincer, 1980), accessit au mérite à Jane Lapotaire (Eureka, Roeg, 1983) & Fiona Walker (Loin de la foule déchaînée, Schlesinger, 1967), sinon de l’indispensable Freddie Young, DP trois fois oscarisé de Lean au côté (Lawrence d’Arabie, Le Docteur Jivago, 1965, La Fille de Ryan, 1970), en sus au générique des grâce à lui magnifiques César et Cléopâtre (Pascal, 1945), Ivanhoé (Thorpe, 1952), Mogambo (Ford, 1953), La Vie passionnée de Vincent van Gogh (Minnelli, 1956), Salomon et la Reine de Saba (Vidor, 1959) ou On ne vit que deux fois (Gilbert, 1967), de l’estimable John Stoll, directeur artistique sur Lawrence d’Arabie et L’Obsédé (Wyler, 1965), production designer sur Le Voyage fantastique de Sinbad (Hessler, 1973). Si tout ceci ne vous suffit, ne suscite en vous l’envie de découvrir cet item étonnant, troublant, dorénavant disponible en VO, en qualité HD de facto, rajoutons d’Evelyn Gibbs, wardrobe mistress sur Bunny Lake a disparu (Preminger, 1965) ou Modesty Blaise (Losey, 1966), les costumes aristos, la musique de Bill McGuffie en irrésistible sirop, le montage irréprochable de la co-productrice Maxine Julius, le script solide du méconnu Brian Comport, basé sur une idée en effet originale de l’obscur couple Christina & Laurence Beers.

Filmé en Todd-AO 35, L’Esprit de la mort séduit aujourd’hui encore, fable fatale à la dimension méta, cela va de soi. La manie des images, oui ou non bien nommées animées, oui ou non détentrices d’une âme, des deux côtés de la caméra, tu comprends, tu vois, toujours en définitive s’avère un art funéraire, une pratique poétique et politique, optique et orphique, par définition mécanique et fantomatique, qui du même mouvement, d’un seul élan, à chaque plan, à chaque instant, mieux que le miroir mouroir, accessoire du matin et du soir, du quotidien et du train-train, étendu dans sa durée de trivialité, (dé)montre la mort au travail, spectatrice complice, partenaire dépourvue de pitié, amusée par nos efforts sans effet, surtout spéciaux, afin de lui faire défaut, de s’imaginer en sûreté au sein de traces fugaces, confondues avec une pérennité perdue. En résumé, photographier ou filmer signifie sauvegarder un décès, rendre l’assassinat sympa, le transcender en beaux-arts à la Thomas de Quincey, Dario Argento adoube. Incapable de discerner cette contradiction cruciale, Cunningham immortalise un modeste et intime massacre, massacre celles et ceux qu’il désirait immortaliser. À travers lui, le discret, classique, attentif et précis Peter Newbrook se met en abyme, dirige une réflexion en action, construit et détruit, délivre un ouvrage d’un autre âge, dense, intense, bref, funèbre. L’esprit du trépas ? L’esprit du cinéma.   

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