Big Brother : L’Art du mensonge

 

La grande illusion du lucide dragon…

« Quelle ville de voleurs, Hong Kong ! » s’exclame Jackie Chan, mais lui-même ne dérobe la grosse somme du cher Raymond Chow, loin s’en faut. Insuccès critique et financier entrepris et réussi par défi, Big Brother (1989) séduit aussitôt en raison de sa générosité, de sa sincérité. Durant plus de deux heures, l’acteur-réalisateur expose ses passions et précise pourquoi, en quoi, ce cinéma-là, celui de HK en ce temps-là, tant compta pour lui et moi. Film historique, film de gangster, film d’action, comédie sentimentale, musicale, mélodrame, Big Brother accumule les imageries, d’ailleurs, d’ici, tandis que le scénario de l’amical Edward Tang reprend et retravaille largement l’argument et la trame de Grande Dame d’un jour (1933) puis Milliardaire d’un jour (1961), diptyque de Capra, oui-da. Adieu à la Grande Dépression, fi de la guerre froide, retour aux triades, au collectif et au local, à l’étranger en train de s’intégrer, à peine arrivé, déjà dévalisé, n’en déplaise à la pseudo-duplicité prêtée, pour rigoler, aux Cantonais, allez. Devant autant d’allegro, de brio, on repense fissa au Mariage de Figaro, signé du sieur Beaumarchais, car constance des apparences, car victoire de l’espoir. Moins satirique, quoique, davantage sentimental, assurément, Jackie Chan ment à dessein, se démène au nom du bien, métamorphose, puisque illico désigné big boss, salut à Bruce Lee, toutes ses putains et tous ses truands en attachants grands enfants, vrai chœur de faux enfants de chœur, à proximité d’une police complice, agissant afin de feindre le standing confortable d’une mère en réalité démunie et admirable. Dans Les Lumières de la ville (Chaplin, 1931), encore un conte crucial, économique et social, à base de cécité, au propre, non plus au figuré, une première fleuriste recouvrait la vue, reconnaissait in fine son bienfaiteur guère profiteur, grand frère à sa façon, conclusion d’émotion.


Dans Big Brother, une seconde vend désormais des roses, prend la pose, un maternel simulacre à la Sirk impose, à sa fifille pas si prodigue, à ses futurs beau-père et beau-fils réellement riches. Le spectateur redoute la découverte du pot aux roses, idiotisme idoine, laquelle affaiblirait la fiction au carré, en affaisserait l’édifice d’artifice. Chan, néanmoins, démiurge et point pantin, ne la laisse choir, lui offre un épilogue qui la sauve, et les apparences, et la confiance de la fin de l’adolescence. La troupe des hors-la-loi miroite celle du cinéma, la mise en scène du récit celle de sa dramaturgie, et en écho à son personnage, le cinéaste se permet d’en montrer, comme à l’accoutumée, la part cachée, non montée, via un générique drolatique et doloriste documentant un tournage joyeux et dangereux. En plus de surpasser, avec une insolente facilité, avec une élégante majesté, ce qui, surtout côté US, en matière d’action, de baston, alors se (re)produisait, de comprendre un ou deux plans à la grue d’une virtuosité assez wellesienne, de donner à revoir la juvénile et très regrettée Anita Mui, Big Brother, film fou et serein, toujours transfrontière et jamais mesquin, s’avère vite ainsi un art poétique et politique, un opus sur l’individualité, la solidarité, doublé d’une déclaration de chaque plan, instant, réplique, pépite, au ciné, le cabaret central traité à l’instar d’une scène théâtrale, où jouer ensemble le jeu sérieux de la tragi-comédie de nos vies et de nos envies. Une quinzaine d’années après, l’humanisme de Chan, son estimable souci de ne pas tirer la couverture à lui, de délivrer, concrétiser, contre vents et marées ou typhon de saison, une œuvre chorale remarquable, escorté par les meilleurs talents du moment, se verra révisé, renversé, vieilli, amoindri, par le désenchantement endeuillé, déprimé, désabusé, blessé, de New Police Story (Benny Chan, 2004), Shinjuku Incident (Yee, 2009), Karaté Kid (Zwart, 2010) ou The Foreigner (Campbell, 2017).

Pour l’heure, exit le romantisme, nique à la mélancolie, à la poubelle le questionnement existentiel du contemporain poème canardeur The Killer (Woo, 1989), autre item musical et lacrymal d’armement et d’aveuglement. Les miracles magnanimes du titre d’origine et du deuxième Capra s’accomplissent une nouvelle fois, en tout cas au royaume laïc du cinéma, a fortiori celui du dear Jackie, candide, pas stupide, doté d’une armée de gangsters de facto relookés en dignitaires, transposable mascarade douce-amère, d’aujourd’hui et d’hier, pourvu in extremis des véritables notables, émus par son monologue d’appel au cœur, amitiés au Dictateur (Chaplin, 1940). Big Brother, ouvrage de valeur, voire chef-d’œuvre à chérir, film favori de Jackie, en France en salles, quel scandale, cependant inédit, demeure donc un stimulant remède à la morosité de notre contaminée, muselée, idem et différemment masquée modernité, un acte de foi fervent dans les multiples puissances plaisantes et dessillantes du cinéma, un défilé de femmes fréquentables, une communauté d’hommes aimables, dont la qualité calligraphique et le déroulement dynamique affichent en définitive une philosophie du film et de la vie.

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