L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot : Le Trou noir


Un article « stroboscopique » pour ce titre mythique


dire par exemple
toutes les histoires des films
qui ne se sont
jamais faits
plutôt que les autres
les autres
on peut les voir à la télévision
n’est-ce pas
Jean-Luc Godard, Histoire(s) du cinéma, Tome 1, Toutes les histoires

constituer soi-même son histoire
savoir
qui vient après vous
la seule occasion de faire
de l’histoire
pas parce qu’il y avait trop de films
il y en a très peu
et de moins en moins
Jean-Luc Godard, Histoire(s) du cinéma, Tome 2, Seul le cinéma

To search for perfection is all very well
But to look for heaven is to live here in hell
Sting, Consider Me Gone

Cinéphilie = nécrophilie

L’Enfer ne date pas d’hier ni de 1964 ni de 2009 ni de ce documentaire scolaire (un peu) et fragmentaire (beaucoup) sur un mystère extraordinaire (à la folie bien sûr) Le Mystère Picasso le mystère Clouzot le mystère du Corbeau

Une ampoule (avant l’araignée de Cronenberg) au plafond Valse dans les ténèbres avec William Irish pour le médecin marron entre ombres et lumière Hitchcock s’en souviendra la momie de la maman du motel animée par les jeux d’éclairage

Retour (de Flamme) puisque cette œuvre-ci semble surgir du générique de Sueurs froides son aura glauque d’outre-tombe sur la nudité féminine huileuse et tentatrice condamnée à pourrir dans la chambre 237 de Shining

Retrouver les films restaurer les pellicules fréquenter les fantômes ressusciter les morts composer à partir d’images muettes (subtil Bruno Alexiu débutant avec Pialat sur Le Garçu et Noé sur Seul contre tous épitaphe possible pour HGC) négocier avec une veuve dans un ascenseur (pour le septième ciel à souhaiter) en panne

Souvenir anecdotique (pléonasme et limite de « l’histoire orale ») Serge Bromberg Orphée ramenant Eurydice/Romy à la vie autrefois pianiste émérite à La Rochelle (pour Pabst peut-être) alors que Clouzot enfant donnait des récitals

Scottie veut coucher avec une morte disait Alfred à Truffaut son apôtre sa Bible laïque plaisante et cependant vaste plaisanterie tout dire pour ne rien révéler

Le paradigme des énigmes pourquoi ce projet pourquoi ce tournage pourquoi ce ratage tous les témoins viennent raconter leur vision aveugle (l’angle mort) des événements

Car tu ne vois rien à Hiroshima Emmanuelle Riva ou Bernard Stora Fabrice dans la brume de Waterloo avant celle d’Antonioni à Ferrare lui aussi voulant identifier une femme à la TV les flics chargés d’identifier des mortes (Laura de Preminger Laura Palmer)

Alors que La Vérité (oublions Brigitte Bardot une bonne fois pour toutes) co-écrit par Véra se trouve sous nos yeux (« Vous n’en croirez pas vos yeux » sur l’affiche française de Body Double avec un store vénitien inversé mais sans voyeur à lunettes ni regard caméra) depuis le début telle La Lettre volée d’Edgar(abit) Allan Poe

D’entre les morts renaissent Romy Schneider sa beauté solaire (Un été avec Monika) et lunaire la sensualité acidulée sel et miel de Dany Carrel (seule absente-survivante) et Reggiani à bout de souffle à corps perdu (contre-plongée à la Eraserhead drame conjugal qui fait rire)

Bobines silencieuses exhumées faussement égarées retenues prisonnières d’un conflit juridique ayants droit droits d’auteur mémoire confisquée devoir de mémoire









Le cinéma art né au dix-neuvième siècle donnant forme au vingtième art funéraire où des spectres regardent des vivants déjà morts art inflammable du feu (de la projection des projecteurs de la rampe chaplinesque) voleur de vie et mécanique organique de mort immortelle

Marcel Prieur (patronyme diabolique) rêve qu’un train noir comme son âme écrase sa femme prisonnière avec son « amie de cœur » (et plus si affinités) d’un emballage en cellophane craquant confiserie charnelle colorée ou cadavre les yeux grands ouverts dans son suaire transparent (Twin Peaks encore) 

Odette en dette avec le destin mariée soupçonnée mère adultère (va savoir) pour un film avorté dans le sillage du « faiseur d’anges » Pierre Fresnay

Sur le set ou durant les essais on s’amuse à s’étrangler réciproquement exorcisme ludique pour conjurer le sort autant que présage de l’asphyxie générale à venir

Mais Le Dernier Train (de la nuit) pour chacun de nous et d’abord pour eux finit toujours par arriver en avance ou en retard et Romy peut jouer en souriant les Ophélie de province (ou gésir immaculée sur un damier petite ballerine des Chaussons rouges dans un rose maladif) l’attendent avec impatience d’intimes désastres pour lui faire perdre pied elle qui ne sait pas nager malgré le ski nautique ou l’inverse

Voilà bien un film d’insomniaque réveillant indument son équipe même le dimanche à l’instar de l’hôtelier empêchant sa femme de dormir refuser Le Grand Sommeil pour vivre encore un peu   

Considérer l’assassinat comme un des beaux-arts à la suite de Thomas de Quincey bien avant Argento histoire d’apprivoiser la Faucheuse de la divertir (d’autres le font avec des contes ou les échecs dans Les Mille et Une Nuits et Le Septième Sceau) étymologiquement la détourner de soi et du chemin pascalien   

Ou bien ne plus mourir en fixant l’objectif et le spectateur droit dans les yeux avec un regard de Méduse afin de renverser le charme fatal de La Machine à découdre pas seulement celle de Mocky filmant la mort à l’œuvre le mouvement « momifié » (encore mais Bazin) et dans ses bandelettes de nitrate putrescible emprisonnant pour l’éternité fragile des hommes (cinéphiles) ces innombrables corps adorés divinisés désincarnés

Chaque film dès lors s’apparente à un sarcophage chaque amoureux du septième art aux amants funèbres de Baudelaire amateurs de tombeaux et de ce mot létal Artaud désigna la salle de cinéma

La vraie malédiction de Clouzot cinéaste (et non celle de Clouseau l’inspecteur de Blake Edwards quoique) nous la subissons tous in fine de l’autre côté du miroir (remarquez l’absence réconfortante du carton « The End » depuis plusieurs décennies et Chabrol à son tour clôt son vrai-faux remake réaliste et laborieux par les mots « Sans fin »)    








L’ingénieur et le chaos

Tout découlerait donc d’une vulgaire insomnie mise en scène avec humour noir dans le film tout se baserait sur un dysfonctionnement du corps du créateur dupliqué amplifié dans la pathologie sentimentale du protagoniste

Clouzot du bout des lèvres et presque par inadvertance évoque aussi sa dépression « pas celle d’une starlette » consécutive à la perte inopinée de Véra ce deuil il partit le faire le défaire étrangement à Tahiti le Paradis (touristique) avant l’Enfer (cinématographique) disons

La voix de HGC profère des insultes drolatiques (bien avant Guy Bedos) à faire rugir les féministes des années 70 (sans parler de celles d’aujourd’hui) sur les bandes de Jean-Louis Ducarme l’ingénieur du son de plus en plus hystérique un comble pour ces diatribes misogynes appelle la réserve la retenue de BDP (Brian De Palma pour ceux qui ne suivent pas) en présence invisible du Dahlia noir fané durant la séquence du casting les hommes de cinéma se piquent aussi de mots et s’imaginent démiurges jusque dans la parole (cf. les dents de Cadmos selon McLuhan)

Ducarme parle de fugue (musicale) au sujet des chevauchements itérations et autres troncatures du monologue de Reggiani nous pensons à la « fugue psychogénique » montrée par Lynch dans Lost Highway dans Mes nuits sont plus belles que vos jours Dutronc perd ses mots ici point d’aphasie mais une fureur de dire (et de vivre) de proférer des phonèmes abstraits puérils obsessionnels avant de passer à l’acte se convaincre de la faire taire elle et son cri démultiplié de jouissance (briser les miroirs de Rita chez Welles à Shanghai)  

Le silence du film non sonorisé comme (qué)quête du peu bavard franchouillard

Des mises en abyme méta (la maquette/le vieillard apprenti cinéaste) par un artiste parfaitement conscient de son inconscient à l’écoute des voix dans sa tête plus encore que le malheureux Marcel et Bromberg lui-même de s’y autoriser avec sa voix off sur un « clap » d’époque réalisant le rêve du narrateur de L’Invention de Morel enfin faire partie du film

Clouzot dans sa suite parisienne onéreuse expose complaisamment story-boards échelles découpage de séquences ou de scènes muni d’un code couleur petit fonctionnaire du film maître d’œuvre de la bâtisse qu’il produit (de ses mains) pour dire à tout le monde je sais où je vais je sais comment y aller je sais assurément comment vous y mener sans percevoir l’ironie d’un tel déballage mais acceptant de battre sa coulpe sous les assauts de la Nouvelle Vague adepte de « vie » et d’improvisation (il reniera honte à lui Les Diaboliques)

Assez vite au bout de quelques jours l’atmosphère (sans Arletty) de cette Nuit américaine passe du Plein Soleil cantalien à la tempête d’un naufrage la langue bleue de Romy avatar espiègle pour les essais d’inversion annonçaient pourtant déjà la couleur le bleu du blues du vague à l’âme de Klein (Yves pas Delon) recouvrant ses modèles de sa peinture marque déposée avant de dévoiler leur empreinte physique reconnaissable et difforme sur ses suaires













Identifier les femmes vivantes encore en relever la marque intime sur l’écran noir de ses nuits blanches (Nougaro et Michel Legrand pas de hasard en duo pour la bien nommée chanson Le Cinéma) quadriller la zone interdite du film en une Anatomie de l’enfer     

Sur le plateau on s’étrangle (Frenzy) « pour de faux » et pour rire pour ne plus mourir pour ne pas s’écharper pour tourner en paix (et en rond)

Mais le héros et le réalisateur vont vite s’avérer en Chute libre heureusement sans port d’arme le sol se rapprochant sans cesse « Jusqu’ici tout va bien » murmurait Mathieu Kassovitz (effets de souffle spectral ici et là sur la fumée ou en fondus) 

Sur une boîte à bobine on lit avec délice la thématique de l’essai Instabilité on ne saurait mieux dire en effet la pathologie de la jalousie rencontre la rationalité maladive du control freak « coïncidences fatales » singeant celles entre Hitchcock et l’art

Cette « qualité française » honnie par Truffaut and Co. Jeunet la remettra au goût du jour avec son Amélie hennissante mais elle vaut également en tant que symbole/symptôme d’une inquiétude métaphysique née dans les années 30 en crise et grandie dans la grisaille de la Libération (revoyez Panique de Duvivier pour vous en assurer)  

L’« Héliophore » de Dufay (1930 inspiré par les ailes iridescentes du papillon) un dispositif de plaques de couleur métallisées complète les effets giratoires de Duvivier (Éric pas Julien son neveu accessoirement collaborateur de Michaux) spécialiste du « film médical » nous rappelle la « Dream machine » de Brion Gysin et Ian Sommerville expérimentée par William S. Burroughs  

La fièvre de Malte (quel joli nom pour une maladie) ou brucellose frappant peut-être Reggiani résonne avec le mécanisme allégorique de La Conspiration des ténèbres cette croix de Malte du cinéma argentique nécessaire à la caméra et au projecteur 

Clouzot lit et discute avec son psychiatre le professeur Delay ersatz du Gachet de Vincent (ah la psychanalyse et le cinéma marché de dupes et d’imposteurs faits pour s’entendre)

Le scénario stipule un enfant trois ans et demi et une structure en flashes-back pour tenter d’élucider un meurtre hypothétique (Le jour se lève mais surtout Spider)

Des gifles à Suzy Delair sur Quai des Orfèvres (Pialat corrigeant Sophie Marceau sur Police) Prête-moi ton mari ou l’échec de Romy Schneider à Hollywood sous l’égide de la Columbia trop jalouse de Delon puis séparés fin 1963 un corps étranger dans le cinéma français l’érotisme aquatique de Plein Soleil (1959 non créditée) ou La Piscine (1968 l’année de La Prisonnière)






L’avenir du passé

Nous voici au croisement des mondes (temporels) la France de Pouic-Pouic (1963) et d’Alphaville (1965) dans le même film mutant transgenre et transgénique l’éternel été régressif rediffusé le futur sombre et glacé « Il a fait Kafka dans sa culotte » osa Jeanson à propos des Espions la France d’aujourd’hui et de plus tard demain déjà là dans l’œil cyclopéen de l’ordinateur cacochyme de Godard avant celui rouge sang de Kubrick et la dernière séquence de 2001, l’Odyssée de l’espace trip par-delà l’infini (et le Bien et le Mal nietzschéens) paie aussi son tribut aux recherches de Clouzot

L’IRCAM les mobiles suspendus de Calder les robes métalliques de Paco Rabanne l’art cinétique des plasticiens Joël Stein et Jean-Pierre Yvarral adapté pour l’occasion puisque la caméra se trouve dépourvue de persistance rétinienne ou le souci dynamique de Vasarely Op Art auquel se frotta le jeune De Palma filmant sagement une exposition au MoMA (The Responsive Eye 1966) et cerise sur le gâteau (empoisonné) Huit et demi de Fellini  

Certes tout ceci mais pas seulement L’Enfer telle une centrifugeuse un chaudron expérimental où brûle le bouillon (de culture) du sorcier (Sorcerer) Clouzot ramifications en rhizomes en reflets en monstrueuse galerie des glaces   

Les Cheveux d’or avec ce plafond de verre séparant L’Obsédé de son (trop) beau papillon chez Hitchcock la contre-plongée « transparente » permettait de voir les pas du suspect mieux de les écouter au sein du film muet avec du son visuel

La scène du train (codicille à la coda de La Mort aux trousses) ressuscite le slapstick de Sennett et consorts victime féminine (forcément) attachée aux rails femme blanche ligotée là par ces fichus Indiens puis Amérindiens (vocable plus juste mais politiquement correct itou) dans l’attente de la cavalerie demoiselle en détresse offerte à la découpe du train à la coupe du montage à la coupure du rasoir (notez que dans Quai des Orfèvres Jouvet élève un enfant « des colonies »)

L’œil d’insecte de la caméra perçoit les visages en mosaïque sérigraphies en série de ce farceur triste de Warhol art devenu commerce depuis la Renaissance quand les banquiers florentins découvrirent que le mécénat pouvait rapporter pouvoir économique politique symbolique 

Dans Chair de poule (1963) Catherine Rouvel femme fatale provinciale d’un garagiste pour une relecture écrasée de soleil et d’ombres (au cœur) du Facteur sonne toujours deux fois Duvivier ou Clouzot le plus sombre le plus sentimental des deux

L’Enfer film en couleurs spasmodiquement augure du giallo ses jeux colorés fétichistes forme « dégradée » pop et sexy du maniérisme pictural dans l’Italie des années 60 (« miracle économique » démystifié par Risi avec son Fanfaron) Reggiani au patronyme à l’unisson de toponymes ne porte pas d’imperméable en cuir noir mais tient bien son brillant rasoir










Et les films-cerveaux de Cronenberg le viaduc substitué à l’usine à gaz de Spider toile de corde et toile de tôle l’arche basse et lourde comme un couvercle (le ciel de Baudelaire) écrasant l’assassin en devenir l’homme des foules (Poe) sur le point de succomber à sa pulsion de mort (death wish) titre original du Justicier dans la ville la femme et la fille de Bronson subiront les derniers (pour l’épouse) outrages « en réunion » par un gang (bang) où l’on reconnaît Jeff Goldblum pas encore scientifique téléporté/tressé (génétiquement à un insecte) de La Mouche sous des plafonds à la Welles des arches aussi rondes que celle du pendu dIl était une fois dans l’Ouest frère faut-il le rappeler du laconique Bronson again      

Du noir et blanc également une esthétique à la Val Lewton Rendez-vous avec la peur chez Jacques Tourneur Romy aussi Féline que Simone (Signoret) Simon dans les Ténèbres sans fond (a contrario de La Piscine celle de Tourneur Deray Argento in Suspiria) du désir féminin 

Le naturalisme de Zola de Renoir avec cette (pauvre, comme dit Josette Day à Jean Marais chez Cocteau) bête si humaine la loco(motive) et el loco (le fou d’amour et d’immaturité) l’un entraînant l’autre dans son déraillement programmé ce grain de sable dans l’engrenage dont parle Bromberg celui qui réduisit en poussière l’entreprise pourtant si bien planifiée 

Dans L’Enfer l’expressivité « anormale » de la couleur résonne avec Antonioni (Le Désert rouge, 1964) et le bleu profond utilisé par Kubrick pour la première partie de Full Metal Jacket un rasoir et des mains tendues font le lien entre Psychose et Pulsions avant que Monica Bellucci autre italienne célèbre autre greffon fantasmatique plus morte que vive ne s’engouffre dans un passage souterrain utérin pour y rencontrer/affronter son destin à l’envers (comme le train de L’Enfer) dans Irréversible  

Citons encore le Mario Bava méta des Trois Visages de la peur démasquant à l’ultime plan de son Voyage au pays de la peur la machinerie artisanale du cinéma (italien et d’horreur mais pas que) citons toujours la tête penchée bouche entrouverte de Romy à la Marilyn (devant les chutes de Niagara) autre icône éphémère et suicidaire répétition célébration anticipation disparition

Clouzot semble vouloir mixer le naturel de la Nouvelle Vague (Romy sourit sans maquillage décoiffée aux essais) et le glamour de Hollywood de Berlin (esthétique expressionniste UFA relue par Fassbinder avec Le Secret de Veronica Voss)

Et bien sûr toute une part du X à venir Gorge profonde (une journée à filmer le voyage d’une langue autour de lèvres apparentes) et The Devil in Miss Jones (une vierge suicidée réincarnée pour connaître le paradis infernal du sexe puis l’enfer de la frustration) avec ce fil de fer détourné en joujou pour adulte voire l’expérimentateur Gregory Dark  









Un blue movie en noir et blanc et couleurs

Henri-Georges fumait la pipe mais Ceci n’est pas une pipe de Magritte et pourtant cela le demeure d’une certaine façon d’une façon certaine comme le nez au milieu de la figure comme le sexe (de femme) au milieu du corps Origine du monde irreprésentable ou alors seulement en peinture le cadrage du cinéma ne parvenant pas à reproduire celui du cadre pictural (dixit Chabrol) dû à Courbet qui s’échinait en secret

Le sifflement du train suscite et se fond dans le cri de la femme ce cri de Munch (même passerelle) de Wes Craven de Nancy Allen dans Blow Out (to blow agrandir exploser faire une fellation) Travolta cherchait le cri parfait pour sonoriser postsynchroniser sa bande horrifique de série Z la douche de Marion après le bain biblique de Suzanne le cri amputé de Romy dans Le Vieux Fusil Robert Enrico raconte ce cri terrifiant absent de la bande-son

Le viaduc de Garabit hier celui de Millau aujourd’hui érection de la tour Eiffel touristes partouzards venus voir l’édifice pénis et androgyne car combiné à la courbe d’un sein féminin architecture d’organes génitaux avec l’orgueil d’acier de la tour de Babel les hommes via leurs maquettes grandeur nature leurs films pharaoniques (ta mère) se hissent vers le Ciel

William Lubtchansky parle à raison de « coïts optiques » quelques jeux lexicaux après ceux de la lumière savourés sans doute par Clouzot homme d’images mais d’abord de mots l’hôtel originel se nomme Garabit ce qui donne phonétiquement gare à bites ou bien Encore (priaient les religieuses de Lacan) gare à la bite (mais pas celle du Querelle de Fassbinder autre réalisateur réductible à trois initiales sainte trinité de la cinéphilie avide de veaux d’or RWF)

Un vieillard flanqué d’un enfant filme le couple en train de se séparer sous le viaduc les touristes le dos tourné à shooter le monument indifférents à la tragédie de province au drame bourgeois naguère puits sans fond du vaudeville le mari la femme l’amant ici Reggiani cumule les postes et compte pour deux avorton se débattant avec l’homoncule de ses pulsions l’horlogerie de Feydeau avant celle de Clouzot

Belle scène du train phallique avec son orgasme associé au bondage art d’aimer nippon en noir et blanc et sans tatouages le train roule à l’envers pour ne pas risquer d’écraser l’actrice mais la projection inversée le projette vers nous reprise et modulation du geste immobile inaugural séminal des Lumière à La Ciotat

L’Enfer reprend aussi pour la prolonger la dilater dans le temps interminable des essais l’oralité de Psychose avec les orifices de la bouche et de l’œil exposés sous toutes les coutures (du montage) en plan fixe poétique et gynécologique analité Trou noir de Disney Blackout réflexif de Ferrara arrêt cardiaque inachèvement du long métrage

Bleu péjoratif de l’anglais du film pour adultes (US ou Inde) de la satire de Terry Southern 








Trois hommes et deux femmes combinaisons multiples du triangle amoureux gymnastique hallucinatoire de l’esprit qui panique tandis que le corps ne parvient plus à niquer fi de la sartrienne altérité infernale (et Jean-Sol Partre défendit Clouzot au temps du Corbeau) l’Enfer ici équivaut à la solitude à l’autarcie au solipsisme Marcel autiste enfermé en lui-même ne peut voir le monde tel qu’il apparaît vraiment contradiction à la base de la perception individuelle autant de réalités que de spectateurs Rashōmon et Husserl ou Philip K. Dick (bite en anglais of course) chaque cinéaste voit Midi Minuit (Fantastique) à sa porte   

Le saphisme discret mais évident de Quai des Orfèvres Simone Renant photographe couvant du regard et du reste le corps dénudé de Suzy Delair se voit désormais mis en scène avec franchise dans les fantasmes hétérosexuels de Marcel deux femmes ensemble Femmes entre elles dirait Antonioni à ses débuts qui cela peut-il bien intéresser à part les mâles (ou les amoureuses homosexuelles et encore) voyeurs jaloux du plaisir féminin qu’elles seules peuvent se prodiguer ainsi sans notre concours pauvres utilités rejetés à la marge du miracle scabreux de leur extase salace et sacrée toujours spectateurs toujours témoins

La face grotesque ou risible (Reggiani en « marron recuit » selon le décorateur Jacques Douy) de l’homme qui éjacule le visage radieux douloureux merveilleux de la femme qui jouit comblée remplie par le don blanc (couleur et tir à vide) de l’amant ce vide immense et proche à combler sans relâche Sisyphe transformé en étalon le vide du corps du cœur avec ses orifices à obstruer la pornographie s’épuise à vouloir enregistrer cet acte insensé ce tonneau des Danaïdes jamais rassasié   

Odette caresse La Moustache du bellâtre Jean-Claude Bercq tout droit sorti de Partie de campagne de Renoir traduisant la sensualité rustique de Maupassant fascinée par cette pilosité en signe extérieur de virilité dans Casque d’or Reggiani arborait aussi cet attribut masculin (comparez avec l’infinité de sexes glabres des actrices de X mode et réification de Mannequins vraiment nus)

De l’eau tiède sous un pont rouge d’Imamura avec sa « femme-fontaine » pourrait servir en titre alternatif à L’Enfer architecture poétique servant à désigner le graal vaginal

Dans la scène cité supra sous le viaduc (le duc du vier) observez bien l’arrière-plan Reggiani et ses parasols ouvert ou fermé face à Romy et sa croix en pendentif sexes levés ou en berne homme nu et martyrisé agonisant sur une croix Marcel Christ du Cantal impuissant sa femme sainte et traînée maman et putain (Eustache pas loin)

Un plan d’essai fait sourire on y voit de l’eau déborder d’un verre tenu par une Romy hilare sa main mouillée celle des performeuses de la San Fernando Valley dans le manga Crying Freeman une bouteille de champagne éjaculatoire une publicité pour Perrier

Innocent ressort (des enfants adultes ou morts à présent jouent avec) devenu sex toy entre les mains de l’actrice autrichienne pour une scène de masturbation plus pathétique chez Lynch (Mulholland Drive ou le fantasme d’une femme se rêvant star)










Hubris ou matrice ?

On loue une suite au George V Clouzot ami de Montand (Catherine Allégret ne prononce pas son prénom) s’abandonne sans remords à La Folie des grandeurs alors qu’auparavant une simple chambre ou un bureau suffisaient pour abriter la création (souvenir de Douy)

On embauche 150 techniciens répartis en trois équipes de prise de vues qui prendront surtout le soleil (souvenir de la scripte Thi Lan Nguyen)

Le garage se nomme Adam Esso le premier homme la tentation d’Ève la première femme la première firme de pétrole à l’époque pour enflammer un scénario de 300 pages sur un argument de trois mots Marcel est jaloux

Avec L’Enfer Clouzot relit La Psychanalyse du feu de Bachelard bien avant Bowie et la gasoline de La Féline cherchant à éteindre le feu (Putting Out the Fire) avec de l’essence caméléon cette fois incendiaire (et zoophile bigre)

Les Filles du feu de Nerval font retour chez Lynch cinéaste et photographe mais aussi dans la niche du X numérique ce qui nous vaut des fellations enfumées fumer nuit à la santé du sexe Clouzot ne se lasse pas de filmer Romy ou Dany « cigarette au bec » cette dernière avec ses faux airs de Perdita Durango (Sailor et Lula) il s’agit aussi de ranimer les braises de la mythologie hollywoodienne avec ses femmes fatales fumeuses (Lauren Bacall pour faire vite) avant que ne s’imposent les Gitanes (la marque) tabagiques de Sautet 

Un essai associe masculin et féminin (Godard ?) pour une chimère optique un Janus androgyne scission sexuée en miroir de l’esprit schizophrène de Marcel

Par ailleurs on ne peut que s’interroger sur la virginité incertaine de la mariée soulevant son voile comme d’autres ôtent leur (petite) culotte Hitchcock encore quand Kim Novak fait son chignon à la demande expresse à la supplique de Stewart elle enlève ses sous-vêtements elle qui détestait ses escarpins gris à la Buñuel (fétichisme podologique)

Traditionnellement (culture et peinture) l’eau comme élément féminin celle où l’on se noie (Romy sur ses skis tombe à l’eau) telle Ophélie celle dont on se lave (Suzanne et les vieillards libidineux les jeunes premières du cinéma français déflorées par la caméra) celle de Venise sous l’ère fasciste (La Clé de Brass magnifique Stefania Sandrelli de Noyade interdite) celle des Larmes (amères de Petra von Kant) versées face à l’adversité aveu et ruse signe double à décrypter en métonymie de l’effusion des eaux du plaisir ou de l’enfantement

Pourquoi Clouzot perd-il autant de temps sur ce foutu lac artificiel bientôt asséché vidé (comme toute l’équipe et le cinéaste en premier) parce qu’il habite enfin le territoire mirifique du « continent noir de la sexualité féminine » (Freud) aveuglé sidéré terrassé








Et s’il fallait trouver le « vrai » sujet de L’Enfer plutôt que dans la jalousie du mari dans le plaisir de sa femme dans son mystère toujours dérobé imaginé ruminé

HGC nanti de la carte blanche (écran de cinéma suaire des fantasmes) inconsidérée des Américains peut sembler « désemparé » (Jacques Douy) vu du dehors mais dans son for intérieur son démon grec lui souffle de s’attarder encore sur la « scène (du crime) primitive » idéale à portée de main de brasse de caméra

Antonioni repeint les pelouses (attention Gazon maudit nous dit Josiane Balasko sur un mot de Bertrand Blier) Demy les rues de Rochefort (et les bites du port) Clouzot grâce à l’inversion donne au lac la couleur rouge sang des menstrues (Carrie au bal du diable recevra sur sa robe immaculée un plein seau de liquide porcin sous le pinceau puritain)

Le lac espace pacifié convient parfaitement et par contraste graphique et symbolique avec le déchaînement des passions pour une petite séance (« un petit film » disaient-ils) de torture intime sans cachettes ni menottes sous le soleil et sur l’eau plate tout va advenir en plein jour la vie imitant l’art (Wilde) impuissances croisées (Fellini Prieur Clouzot)

Que donne à voir cette version tronquée du film sinon La Tragédie d’un homme ridicule Tognazzi chez Bertolucci Reggiani ici de même on peut lire aisément Fenêtre sur cour en comédie amère et Body Double en comédie noire tragédies sarcastiques du regard qui voit mal pas assez pas tout qui remplit les blancs (et les noirs) avec Toutes les couleurs du vice de l’Enfer privé (Jean Rollin) des sévices masochistes ah ce que cette petite salope m’excite dans son surréalisme de garce (et les raciniens serpents qui sifflent sur sa tête avec ses yeux de Gorgone retentissent aussi dans l’esprit esclave de Marcel)    

L’enfant et le vieillard (pas ceux de Berri) découvrir et vieillir la vie et le couple entre les deux la maison (ou l’hôtel) la voiture la progéniture le chien deux bornes deux repères visuels pour encadrer une existence une malédiction celle de l’espèce depuis ses débuts obscurs que Clouzot peint film après film à l’eau-forte sans pitié mais pas sans tendresse plus proche de Céline que de Dostoïevski amusé par ses monstres sur une scène de foire si française et profane

Clouzot à son tour se jette à l’eau abandonné par mégarde sur son île de Robinson atrabilaire au centre du lac immortalisé par une photographie de Claude Renoir il ne s’effraie pas mais jubile pipe au bec dans l’océan primordial le liquide amniotique maternel ravi de revenir dans la matrice bien plus que d’exercer son hubris

Recalé à l’école navale de Brest pour myopie fils d’un père libraire puis commissaire-priseur suivant des cours de sciences politiques à Paris ensuite la pauvreté l’aubaine du contrat avec la Continental (payé à la Libération comme Guitry) et maintenant le fric de la Columbia

Les Choses de la vie avec ironie donnent à tout ce petit monde une leçon de capitalisme artistique et sexuel nul jamais ne saurait posséder une femme (un homme) ni un film








Courir, puis mourir…

Time is money comme disent les financiers en l’occurrence l’argent vert du dollar budget illimité offert par des hommes d’affaires séduits par ce qu’ils virent tels les producteurs de la United Artists énamourés par les rushes de La Porte du paradis malheur à eux Cimino en fossoyeur de studio

Courir contre la montre contre la pression du tournage (ménage) à trois contre les gens inactifs pas même fichus de manger à la même heure plusieurs services et un seul film un tournage en forme de naufrage viaduc et Titanic (your mother)    

Plus sérieusement il s’agit de la nécessité d’épuiser les acteurs surtout le ricanant et « taiseux » Reggiani dans sa quarantaine (Miss Schneider vocifère) fesser ces grands enfants jusqu’à ce que leur charmant postérieur devienne bleu (pauvre Dany Carrel) et leur front rouge (pauvre Mario David sans de Funès) à force de coups de talon sadisme paternaliste et perfectionniste

Sur les images rescapées deux hommes ferment les yeux le réalisateur et l’acteur (principal) Eyes Wide Shut so l’oxymoron de tout cinéaste le geste instinctif et théâtral face à La Vérité insupportable témoigner en cour d’assises ou bien se crever les yeux à la suite d’Œdipe celui de Sophocle de Pasolini (PPP)

Ne pas oublier que La Vérité d’un personnage diffère de celle d’un autre sables (é)mouvants des sentiments incertitude vertigineuse du réel Clouzot cinéaste existentiel qui le croirait   

Deux faits avérés toutefois l’amour des enfants (Quai des Orfèvres ou la promenade du landau et ce regard de Romy au nourrisson) et la mort inexorable

L’Enfer d’ici et maintenant celui de Rimbaud de Strindberg le fantastique trivial du quotidien et revient le camion maléfique du Salaire de la peur (justement baptisé Sorcerer par Friedkin dans Le Convoi de la peur) et surnage en apesanteur ce viaduc fantomatique (Marianne de ma jeunesse et son romantisme allemand) et s’impose la vision subjective (point de vue avec cigarette et briquet encore Sailor) d’un homme malade greffée sur le regard du spectateur vieux truc remontant au moins à Mamoulian pour son Docteur Jekyll et M. Hyde puis repris par Carpenter et la cohorte des pratiquants du slasher aux tueurs habitués à sévir au bord d’un lac (remember Vendredi 13)   

Rien d’étonnant à cela puisque Clouzot travailla à Babelsberg dans les années 30 y supervisa les versions françaises des tournages teutons vit les films de Murnau et Lang (Romy aux anneaux lumineux en Maria de Metropolis) comme Hitchcock dont la mise en abyme inquiète (les abîmes de la mort filmée) ne vise rien moins qu’à l’immortalité

L’infarctus de Clouzot (face à l’étreinte de Romy et Dany) la dépression supposée de Reggiani un mois avant le tournage en juin 1964 Henri-Georges perd sa mère prénommée Suzanne la crise cardiaque (fatale) de Véra Clouzot comme dans Les Diaboliques et avant cela tuberculose sanatorium en Suisse (ambiance Thomas Mann) de 1935 à 1939 filmer contre la mort filmer la mort à son côté dans La Solitude du coureur de fond et du cinéaste capitaine cerné par les écueils les stars les techniciens les producteurs les parasites et les chutes du film









Tout s’arrête au bout de trois semaines de tournage avec pour reliquat de l’aventure 185 boîtes et 13 heures de film et un documentaire de 95 minutes sans compter les 57 de supplément DVD

Autre coitus interruptus de Clouzot avec son propre « docu » inachevé au Brésil (ah les favelas) durant la lune de miel avec Véra (coûts trop élevés hostilité des autorités)

Et l’interruption de tournage de La Prisonnière SM photographié par Andréas Winding avec une musique de Gilbert Amy (+ Webern Mahler et Xenakis) et la participation de Dany Carrel trois survivants infernaux pour cette nouvelle histoire de passion d’obsession de Soumission (pas celle de Houellebecq arpenteur sardonique des Enfers modernes)   

Inès Clouzot meurt en 2011 deux ans après le film de Serge Bromberg et Ruxandra Medrea Annonier récipiendaires d’un César (La nostalgie n’est plus ce qu’elle était vraiment Simone) et Henri-Georges en 1977 écoutant La Damnation de Faust de Berlioz d’après Goethe dans la traduction de Nerval dernier embrasement des Filles du feu et boucle bouclée

Dans les cartons des films à faire des films à rêver des films sur lesquels écrire cinquante ans plus tard ce projet sur Mandrake (Resnais ?) celui sur l’Indochine (Régis Wargnier ?) cet autre sur Thérèse de Lisieux (retour à Duvivier en passant par Cavalier) ou un bandant film pornographique pour Francis Micheline (pape du cul inconnu)

Les commentateurs soulignent l’érotisme l’originalité la nostalgie de ces images quelque part entre le film de vacances et le film d’archives making-of d’un film en train de ne pas se faire et qui ne se fera plus (gardons un silence charitable sur les « pièces rapportées » façon MJC avec Bérénice Bejo et Jacques Gamblin)

Nous préférons parler de mélancolie et d’humour d’insurrection (Les Révoltés du Bounty à Garabit) et de complicité de désir et de mort d’anecdote et de mythe de maîtrise et d’abandon 

Les prénoms proustiens (Marcel et Odette,  la « cocotte » de Crécy) le titre chipé à Dante (cité littéralement dans Peur sur la ville tentative franco-italienne de giallo délocalisé) la plaque professionnelle (en fait un gâteau turgescent comme la TV de Vidéodrome brûlé par derrière au chalumeau) ornée du patronyme Strauss (valse ou Zarathoustra fais ton choix) et La Môme vert-de-gris (Eddie Constantine always déjà Carlotta) des essais transmis Clouzot mélomane littéraire (en bout de course il filmera Karajan pour le petit écran) connaissait ses classiques son art sa mort

Alors rendons grâce aux sympathiques profanateurs de sépultures L’Enfer sur terre et sur mer respire à notre rythme dans ce dialogue fertile fantomatique et fatal










Une correspondance inattendue en guise de post-scriptum...

Reçu en date du 28 avril 2015 ce courriel :

« Bonsoir.
Voici ce que je m'apprêtais à écrire dans la conversation, mais je dois avouer ne pas avoir su m'y prendre. Si vous y arrivez, n'hésitez pas.
Merci pour votre intérêt et pour cet article qui me laisse partagé.
Bien cordialement
Serge.

Je me joins en passager clandestin à cette conversation. Personne ne saura ce que nous nous sommes dit avec Inès Clouzot dans cet ascenseur bloqué entre deux étages, et cela restera notre petit secret. Ceci dit, je vous trouve bien sévère avec le film que j'ai produit et réalisé. Si vous n'avez pas saisi que la reconstitution avec Bérénice Bejo et Jacques Gamblin est VOLONTAIREMENT simplifiée, c'est que vous n'avez pas vraiment saisi ce que ce film essaie de faire : entrecroiser une histoire fictionnelle (écrite par Clouzot) et le piège dans lequel Clouzot s'est lui-même enfermé, sans ne jamais rien inventer. Ce n'est pas de l'analyse écrite, dans laquelle vous excellez : c'est du cinéma, qui est destiné à un public nombreux et divers, pour lui faire vivre une aventure à la première personne. Notre film a tenté de ne pas profaner une sépulture, mais de raconter ces deux histoires en essayant de ne pas donner de réponse là où personne ne peut rien affirmer. Reste la beauté incandescente de Romy Schneider, et le grand bonheur que nous avons eu à faire ce film dans le respect modeste du génie incomparable qu'était Clouzot. A bientôt pour de nouvelles aventures. Serge BROMBERG »

Adressé ceci aujourd’hui :

Cher Serge Bromberg,

Merci beaucoup pour cette réponse rapide et sincère (à l'image de l’article, donc).

Permettez-moi de revenir un instant sur le reproche de sévérité car, d'une part – le texte le souligne à plusieurs reprises –, je respecte et apprécie depuis longtemps votre travail, pas seulement sur L'Enfer et, d'autre part, « Sans la liberté de blâmer... » : vous connaissez la suite, due à Beaumarchais (pas au Figaro !). D’ailleurs ne figurent sur ce blog que des films de valeur, à des degrés parfois divers, certes, mais toujours abordés non avec bienveillance (je laisse cela aux pratiquant du catéchisme critique, aux publicitaires et autres adeptes du politiquement correct) ni médisance (trop peu de temps et d’envie devant moi pour cela) mais reconnaissance, confiance, indépendance. Chaque mot se voudrait à la hauteur des images, parfois contre, jamais à leurs dépens ; chaque critique se situe du côté de la célébration, ardente ou mesurée, adressée itou à « un public nombreux et divers », plus celui de la salle, sans doute, ou alors délocalisé, pour ainsi dire, sur l’écran numérique.

Rassurez-vous : je saisis PARFAITEMENT l’esprit des séquences de « reconstitution » qui, même dans l'humilité de leur dépouillement, cette volonté de ne pas interférer, ou à peine, avec le « génie incomparable » de Clouzot (que j'admire, mais moins, cependant, que Duvivier), me paraissent dispensables. Vous souhaitez « ne jamais rien inventer » mais – je me garderai bien de vous l’apprendre, de simple cinéphile à réalisateur au parcours éclectique – le cinéma fonctionne à la façon de la théorique quantique : les conditions d’observation modifient l’expérience elle-même, le sujet dialogue avec l’objet, la personnalité finit par créer sa propre réalité (vous dites très justement : « faire vivre une aventure à la première personne »).

D’autant plus ici, où les régimes d’images se tressent les uns aux autres, pour aboutir à une chimère qui n’existe pas, qui ne peut pas exister – le film de Clouzot – et qui cependant existe, à travers ce documentaire que vous co-signez, à travers notre regard sur lui (on cède volontiers l’analyse filmique/écrite aux écoles de cinéma, pour donner à lire une subjectivité clairement assumée, avec ses défauts et ses qualités). Rencontrer les survivants de l’aventure, solliciter leur mémoire, joindre par le montage les époques et les lieux – tout ceci constitue déjà un acte artistique en soi (là encore, j’enfonce des portes ouvertes, mais tant pis) que l’on peut estimer un peu trop sage, un tantinet corseté par un trop grand « respect modeste » du matériau d’origine. Vous rejoignez ainsi, presque par inadvertance, le cœur du long métrage inachevé, sa tension entre folie et rationalité, stratégie et naufrage, puisque Clouzot, à son échelle auvergnate, vécut sa version d’Apocalypse Now (ténèbres du scénario et du tournage)…

Pour finir, je vous rejoins mille fois sur la beauté « incandescente » de Romy Schneider (sans oublier celle, plus piquante, de Dany Carrel), sur le « grand bonheur » à voir enfin ces images d’outre-tombe, dénichées par de précieux profanateurs (il s’agissait d’un clin d’œil à Don Siegel, pas d’une remontrance) pour la joie (morbide ?) de nécrophiles (comptez-moi dans vos rangs), sur tous les mystères liés à ce titre (nos pistes un peu provocatrices ne les épuisent pas, heureusement).

Au vrai plaisir de vous lire, voir ou écouter à nouveau,
Jean-Pascal MATTEI

Commentaires

  1. Ce documentaire et votre article à sa suite donnent envie de voir les heures et les heures de rushes comme Blomberg en a eu le privilège. Il semble que l'on puisse être emporté dans cette circonvolution d'essais, d'expériences infinies, un reliquat absolument fascinant, une relique sulfureuse et impie. Et pour prolonger le fétichisme, l'initiative de Bromberg a permis en 2009 la parution du très beau Romy dans l'enfer chez Albin Michel.

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    1. Il entre en effet une grande part de fétichisme dans la nécrophilie, et Clouzot prit sans doute beaucoup de plaisir (fatal !) à jouer à la poupée avec Romy et Dany ; au-delà de l'album, que l'on peut rapprocher, avec une pointe de perversité, du Sex signé Madonna, un mystère supplémentaire demeure : comment diable Serge Bromberg, cinéphile claustrophobe (un comble !), s'y prit-il pour convaincre la veuve du cinéaste, coincé avec elle dans un ascenseur (mais pas pour l'échafaud) ?

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  2. Lire aussi notre dialogue "virtuel" avec Serge Bromberg, rajouté en PS (trop de caractères pour le champ Commentaires)...

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    1. Cocasse et toujours plaisant (d'attirer ainsi le regard, mouvement rare que celui des yeux qui se tournent non plus du grand écran des cinéastes et des spectateurs vers le tout petit écran des simples -et bien souvent seuls- cinéphiles, mais l'inverse).

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    2. L'enfer d'un cauchemar filmé, les enfants survivants de l'après-guerre, tous pêcheurs de naissance, échouent à recréer un monde nouveau puisque le monde est à jamais entaché par la Shoah. La langue bleue de Romy Schneider en dit long sur l'étalonnage symbolique du film à demi voilé : Une chambre à gaz du camp d'extermination de Majdanek affiche encore de nos jours sur ses murs l'ombre bleuté des bien fantômes qui hantent l'inconscient collectif, celle pourtant bien réelle de gens exterminés dans le cadre du programme génocidaire des nazis. Que dire des fameux corps bleus d'Yves Klein, mort d'une crise cardiaque, qui
      juste avant de mourir, confiait à un ami : "Je vais entrer dans le plus grand atelier du monde. Et je n'y ferai que des œuvres immatérielles."

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    3. En fin de carrière, Romy Schneider se spécialisera dans le registre doloriste de la souvenance, de la repentance, comme pour rédimer de sa maman les affreuses fréquentations, bien sûr l’insanité, de manière mondiale partagée, de sa nation d’abjection (Rivette & Pontecorvo, duo sado-maso) : choix respectable, pourtant regrettable…
      https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2019/01/kitty-und-die-groe-welt-hitler-connais.html

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