Fast and Furious : Les Très Riches Heures de Rainer Werner Fassbinder


Esquisse express d’un cinéaste qui tourna plus vite que son ombre – et toujours contre elle…


La vie

Naissance bavaroise (Sissi ?) en mai 1945 – et non l’année suivante, coquetterie précoce dictée par sa maman –, père médecin (tel Flaubert) et mère traductrice, fils unique et de divorcés, recalé à l’école de cinéma de Berlin et sorti sans diplôme d’un établissement Steiner (pédagogie spiritualiste et « cosmique ») ;

Anecdote apocryphe en écho à celle du commissariat racontée par Hitchcock : son enfance passée dans les salles obscures, pour ne pas gêner sa génitrice qui l’élève seule et s’absente souvent pour soigner une tuberculose ;

La rage qui émerge tôt, d’une solitude à peine troublée par les amants ou les beaux-pères, puis départ de Munich et retour chez papa à Cologne, pour des petits boulots (location d’appartements « miteux », selon l’expression consacrée, à des ouvriers immigrés) et des poèmes (péché mignon paternel) ;

Un (tout petit) peu de journalisme, quelques pièces très courtes puis des cours de théâtre munichois, encore à l’instigation de Liselotte, où il rencontre Hannah Schygulla et rédige Gouttes d’eau sur pierres brûlantes, bien plus tard adapté au cinéma par Ozon avec un étonnant Giraudeau (et une sexy Ludivine Sagnier) ;    

Dramaturge à la radio (Welles ?), influence de Brecht (mise en scène de L’Opéra du gueux de John Gay, matrice de celui de Quat’sous sur la partition du grand Kurt Weill), putsch dans une troupe (avec représentation du Bouc autobiographique, pas encore un film) et fondation immédiate, après sa séparation, de l’Antiteater, qu’il dirige en petit führer, roitelet parmi des vassaux nommés Irm Hermann (futur souffre-douleur), Harry Baer, Peer Raben, Kurt Raab (futurs collaborateurs) ;

Vivre, jouer, aimer/haïr ensemble, au rythme déjà soutenu de douze créations sur un an et demi, entre écriture et réécriture, avec l’héritage ancien ou contemporain du cabaret, des comédies musicales, de Mai 68, du hiératisme de la tragédie grecque et de « l’eurythmie » (se déplacer en harmonie) pratiquée dans les écoles Waldorf ;

Poursuite du théâtre, sur scène (Goldoni, Ibsen) et dans les coulisses (brève direction du TAT de Francfort), tressé à la filmographie, jusqu’en 1976 et le scandale (un de plus mais crucial) de Les Ordures, la ville et la mort – l’auteur/metteur en scène antisémite ? Le fantôme de ce chantre des exclus et des « marginaux » doit en rire encore – : velléités d’installation hollywoodienne puis passage par la case TV, qu’il connaît bien, avec le fleuve romanesque et « salvateur » (durant sa difficile puberté) de Berlin Alexanderplatz d’après Döblin ;







Côté vie (assez peu) privée, mariage éphémère avec la belle Ingrid Caven (objet/sujet d’un Goncourt intéressant – oxymoron ! – signé Jean-Jacques Schuhl), pour laquelle il s’improvise parolier, mais bisexuel énamouré d’hommes suicidaires (hommage filmique à Armin Meier dans L’Année des treize lunes et dédicace à El Hedi ben Salem, inoubliable Ali, de Querelle relisant Genet, après Effi Briest reformulant Fontane et Despair Nabokov) ou pas, auxquels il offrait des voitures de luxe (Günther Kaufmann, rencontré sur le tournage de Baal, téléfilm et portrait officieux par Schlöndorff récemment exhumé), « toujours fourré dans les jupes de sa mère » (dix-sept films au compteur), bien qu’il passe les quatre dernières années de son existence avec Juliane Lorenz, monteuse et bientôt présidente de la fondation RWF ;

La mort survient du 9 au 10 juin 1982 : le réalisateur, qui finit de monter Querelle, au lit en début de soirée (Proust ?) et devant un téléviseur, travaille à son projet de biopic, hautement symbolique et métonymique, de la rouge révolutionnaire (ou l’inverse) Rosa Luxembourg – au cœur de la nuit, durant « l’heure du loup » bergmanienne, Juliane le découvre inanimé, une cigarette aux lèvres, un filet de sang sous le nez ; demeure donc une ultime incertitude, cruelle et drolatique : simple accident, l’anévrisme dû à l’abus d’alcool, de drogues et de barbituriques, ou suicide plus ou moins volontaire, façon (quelque peu bourgeoise) de trouver enfin le (grand) sommeil pour celui qui affirmait : « Je dormirai quand je serai mort » ;      

Sans verser dans la psychobiographie – genre improbable qui compte quelques stimulantes réussites, comme Dreyer par Maurice Drouzy ou Hitchcock par Donald Spoto, deux cinéastes à rapprocher du nôtre, pour leur maîtrise absolue de la caméra et la cruauté de leur petit théâtre artaudien (citation en exergue du Rôti de Satan) –, les rapports de force et de domination à l’œuvre dans l’œuvre reflètent jusqu’à un certain point ceux vécus par Fassbinder et sa troupe (de dramaturge puis de réalisateur), et cela ne doit point étonner, au vu de la porosité foncière entre les deux territoires, du mélange instable entre les espaces public et intime : RWF, maître des marionnettes et pantin en retour (de ses amants, principalement) fit du SM – le « vrai », pas son ersatz sentimental à destination des jouvencelles amatrices de lourdes nuances grises – un mode de vie, une hyperbole des mécanismes, parfois destructeurs, régissant, la plupart du temps, la société capitaliste et le septième art bourgeois – opposé à la violence, étatique ou terroriste, passée ou présente, il la fit subir à ses proches et à lui-même, via ce corps (repoussant) et cet esprit (brillant) assaillis par mille travaux ;

Hercule et Protée doté d’un physique de lutteur, Fassbinder adopta une panoplie de loubard (De Palma opta pour un look plus militaire), lunettes et blouson noir, écharpe et barbe, chapeau chipé au Samouraï, tout droit sorti du film noir et d’adolescent façon Nicholas Ray, fétichisme cinéphile (pléonasme) à travers lequel la Bête put magnifier toutes ses Belles et dissuader les amitiés intéressées ou timides (Pialat le rejoignit, sans déguisement), et cette évolution/régression de sa silhouette rime avec le devenir « ogresque » de Welles (on se gardera d’écrire sur la mauvaise haleine et le manque d’hygiène d’une telle persona, contrairement à Mailer dans ses Mémoires imaginaires de Marilyn)…   

Les films

Le découpage par périodes (comme en peinture) éclaire les métamorphoses de l’œuvre, mais en occultant sa profonde unité : du Clochard (1966) à Querelle (1982), Fassbinder dit la même chose, ce qu’il admet lui-même, bien qu’au fil des ans et d’une vie traversée en accéléré, le discours et l’imagerie prennent des formes différentes, des atours en apparence opposés, dans une tension vers un cinéma plus « commercial » et « international », après les débuts dans « l’avant-garde » et le mitan du « mélodrame » (sensibilité plutôt que genre) ;

De même que son avatar, baptisé Franz Walsh par association du prénom du héros de Berlin Alexanderplatz et du nom de Raoul (celui de L’enfer est à lui, pas celui des Tontons flingueurs !), ne cesse de revenir, sous des masques fictionnels, des variantes orthographiques et à des postes techniques divers (direction artistique, montage), la similarité des personnages, des destins, des moralités, exprime une vision du monde individuelle (malgré ou grâce à l’apport déterminant de la communauté filmique, vécue et modelée en famille de substitution), celle d’un réalisateur/scénariste par ailleurs acteur, cadreur, compositeur, directeur de la photographie (et de théâtre), décorateur, monteur et producteur, qui jamais n’usurpa son titre (et son statut) d’auteur ;   

Sous l’égide du couple radical Straub et Huillet, il tourne trois courts métrages (perte du tout premier, Cette nuit-là) entre 1965 et 1967, dont Le Petit Chaos, où il se filme au côté de sa mère, d’Irm Hermann et de Christoph Roser, amant, producteur et apprenti acteur, revient au théâtre durant deux ans puis entame, en un peu moins d’un quinzaine d’années, une suite ininterrompue de films, téléfilms, séries, captations et documentaires propre à ravir, en les affolant, les exégètes à la vie trop courte et autres tenants de l’approche comptable d’un art « industriel » (Malraux) par définition, structure et dans les faits ;








Quarante titres avant quarante ans, et sans même y parvenir (qui dit mieux ?) : assurément, dans ce palmarès éjaculatoire sans rival – même un stakhanoviste comme Allan Dwan peut s’incliner – se nichent un orgueil certain, kolossal, une volonté de puissance et une furieuse fécondité favorisés par l’infrastructure économique d’alors, ces aides étatiques dont le rusé réalisateur sut profiter, par sa rapidité (se limiter souvent  à la première prise, tel Eastwood), justement, et la modération de ses budgets (autre point commun avec le dernier grand classique américain, plus fier de boucler un tournage en avance que des films eux-mêmes, qu’il se garde bien d’expliciter, au moins en interview, préférant le laconisme au sens de la provocation du jeune Allemand), l’occasion de souligner le rôle méconnu, artistique et financier, de Peter Märthesheimer, qui ouvrit les portes (et les caisses) de la WDR à Fassbinder et, accessoirement, co-écrivit Le Mariage de Maria Braun (succès public) et Le Secret de Veronika Voss (succès critique, avec Ours d’or berlinois à la clé) ;

Le name dropping en guise de balises pertinentes ou paresseuses pour explorer cette dense forêt – Godard en figure tutélaire, puis toutes les autres correspondances, avouées ou prêtées, d’Antonioni à Fellini, de Hawks à Huston, de Melville à Rohmer, de Rocha à Bergman, sans oublier von Sternberg, Billy Wilder et même Ridley Scott (pour le peu convaincant Le Monde sur le fil, démarquage d’Alphaville en couleurs) – élaborée par un homme qui voulait voir dans ses films une maison, architecte en lutte contre les éléments suscités par son tempérament, comme dans la fable allégorique des trois petits cochons, mais aussi en butte à la prodigieuse force d’inertie et de destruction du monde et du corps, cette litanie d’admirations, de compagnons de route ou de grands anciens, à la fois survalorise l’empreinte de Douglas Sirk (auquel Fassbinder consacra de belles pages dans Les Films libèrent la tête, titre programmatique majoritairement enterré de nos jours, avant de faire sa connaissance puis de tourner pour lui dans le rarissime Bourbon Street Blues, moyen métrage estudiantin évoqué dans notre portrait de ce mentor/père putatif) et oublie le second « contemporain capital » des années 70, pareillement identifié à trois initiales : Pier Paolo Pasolini, alors que les deux observateurs, outre la poésie originelle, partagent moult éléments biographiques, esthétiques, politiques (pour seul exemple, Querelle en réponse sensuelle, onirique et mordorée à l’éprouvant et mordant cauchemar, historique et prophétique, de Salò ou les 120 Journées de Sodome) ;

Trop indépendant et problématique pour que sa patrie le prise sans mesure, les critiques attendant Les Larmes amères de Petra von Kant pour pleurer à leur tour (on se souvient du dégoût de Fellini face au consensus déclenché par le final, tout autant lacrymal, de La strada) et les « professionnels de la profession » la célébration venue de l’étranger (Kitano ?) pour lui faire l’honneur d’une présence au Festival International du Film de Berlin en 1977 comme membre du jury, Fassbinder travailla certes davantage que ses confères, dans un plus court laps de temps, mais, surtout, traîna moins qu’eux, se refusant définitivement à finasser entre deux films, deux pièces, deux rôles (il faut le redécouvrir dans le singulier Kamikaze 1989, presque une épitaphe), car se sachant, mieux que quiconque, son pire ennemi (morale de Superman, surhomme messianique et démocratique créé en janvier 1933, date d’accession au pouvoir par le sinistre sosie de Chaplin, publié un an avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale) et trouvant dans cet enchaînement insensé – mais pas si éloigné que cela du fonctionnement de « l’usine à rêves » californienne en plein âge d’or – autant le baume que le poison, l’extase que l’épuisement, la chimie maléfique venue compenser/achever les défaillances d’un organisme sollicité sans mesure (Judy Garland, encore), l’exploit s’avérant in fine exploitation, métaphore réflexive et sado-masochiste, appliquée à soi-même, d’un système social mis à nu depuis ses débuts ;

Moins aventureux (et aventurier !) que Herzog, moins académique que Schlöndorff, moins expérimental que Syberberg, moins contemplatif que Wenders, Rainer Werner Fassbinder ne succomba pas non plus au lyrisme ni à l’ivresse méta d’un autre grand cinéaste spéculaire et féminin, mélodramatique et politique, Brian De Palma (BDP, donc), mais les deux hommes, nés à quelques années d’intervalle (1940 pour l’Américain), posèrent sur leur temps et leur art un similaire regard lucide et impitoyable, riche d’une culture et d’un langage élaborés par des « pères fondateurs » (et de remplacement), Sirk ou Hitchcock, avec JLG en commun, mais orienté vers le présent de la vie et de la création, miroir stendhalien, baroque et trivial démultiplié, promené sur le chemin accidenté des années 70 (puis 80, 90 et 2000 pour l’auteur de Body Double, Mission impossible et Redacted) afin de suivre/trouver sa propre voie/voix…                                

Les films de ma vie

Un blog entier ne suffirait pas pour détailler le cinéma étrange et riche (Hitch, encore) de Fassbinder, et les ressources numériques ou en ligne se signalent par leur caractère disparate, répétitif et incomplet (les mêmes reproches pourraient s’adresser à ce modeste article) – on renverra par conséquent le lecteur/la lectrice vers la biographie vivante mais sensationnaliste de Robert Katz, intitulée en clin d’œil au premier long métrage de RWF, L’amour est plus froid que la mort (1988), ou à l’essai plus sobre et quasiment exhaustif de Yann Lardeau sous le « patronage » des Cahiers du cinéma (1990) ;
   
De tout le corpus fassbinderien, voici les films que nous connaissons et chérissons, à des degrés divers : Le Petit Chaos, L’amour est plus froid que la mort, Pourquoi monsieur R. est-il atteint de folie meurtrière ?, Le Marchand des quatre saisons, Les Larmes amères de Petra von Kant, Le Monde sur le fil, Tous les autres s’appellent Ali, Martha, Le Droit du plus fort, Maman Küsters s’en va au ciel, Le Rôti de Satan, Roulette chinoise, L’Année des treize lunes, Le Mariage de Maria Braun, Berlin Alexanderplatz, Lili Marleen, Le Secret de Veronika Voss et Querelle : il nous reste encore beaucoup à découvrir et à célébrer, mais ces dix-huit titres, maturité cinéphile, nous accompagnent depuis leur vision, essentiellement à la TV – nul doute que ce moyen de diffusion, cette terre vierge et fertile hélas désertée, en majorité, par le talent (avec les exceptions prestigieuses confirmant la règle, de Frears à Kieślowski, de Lynch à Dumont, en passant par le trop discret Fabrice Cazeneuve ou l’habile Gideon Raff, le créateur de Hatufim, et malgré le regain créatif de plusieurs séries ou feuilletons, loués par la presse spécialisée), convint parfaitement à Fassbinder, avec ses impératifs de vitesse et de modicité, qu’il ne fit guère de différence entre les deux expressions, encore moins traita avec mépris ou désinvolture la « petite lucarne », plus intrusive dans les foyers (pas seulement allemands) que le grand écran, concurrencé à présent par l’ordinateur, la tablette et le portable ;

S’il fallait choisir, aiguiller dans cette liste inachevée, on mettrait en avant Pourquoi monsieur R. est-il atteint de folie meurtrière ?, un temps attribué au seul Michael Fengler, plongée en apnée dans la psychose en écho avec Chute libre ou Le Sang du châtiment, l’humour noir en sus ; Les Larmes amères de Petra von Kant, huis clos lesbien sans oxygène ;  Tous les autres s’appellent Ali, modelé sur Tout ce que le ciel permet, primé à Cannes, le plus beau rôle de Brigitte Mira ; Martha, d’après Cornell Woolrich/William Irish, âme sœur au parcours pareillement mélancolique (euphémisme), porté par un Karlheinz Böhm (disparu l’an dernier) encore plus inquiétant que dans Le Voyeur ; Le Droit du plus fort, de et avec Fassbinder, pour une mise abyme poignante (et sans la « grâce » de Théorème) ; Maman Küsters s’en va au ciel, faux remake d’un classique de 1929, état des lieux au vitriol de l’Allemagne de 1975, où chacun, extrémiste (gauchiste), journaliste, politicien, membre de sa famille, cherche à exploiter (une fois de plus) le cas d’une veuve prolétarienne ; Roulette chinoise, jeu de massacre entre amis circonvenus par une caméra survoltée ; Le Mariage de Maria Braun, titre le plus romanesque et amer de son auteur, film en ruines, littéralement, et pourtant luxueux, carte de visite idéale pour l’international ; Le Secret de Veronika Voss, enfin, dont le maniérisme en noir et blanc, parfois irritant, sert d’écrin funèbre à une déchéance méta ;    














Les personnages de Fassbinder, alter ego transparents, souffrent de bovarysme (le spectateur itou), rêveurs solitaires bien vite dégrisés, et de la façon la plus cruelle, par le principe de réalité de la « porcherie » consumériste, cynique et totalitaire du fascisme soft – celle de L’Ombre d’un doute, celle des « cannibales » de Pasolini – dans laquelle ils tentent de survivre, bourreaux puérils et victimes consentantes, Janus exploiteurs et exploités, sans que rien ne vienne les sauver, ni la révolution ni l’amour, ce dernier réduit à un leurre criminel et glacé, à une marchandise sans valeur, à l’instar du reste (divergence fondamentale avec Sirk), preuve supplémentaire du travail de sape nietzschéen du réalisateur ;

Ses films font s’aboucher l’Histoire (alourdie par la grande hache de Perec) et l’histoire, Hitler et Adenauer, Faulkner (Le Soldat américain, Whity) et Baader (L’Allemagne en automne), le révisionnisme (du polar ou du western post-Peckinpah, du passé qui ne passe pas, tout sauf dissout dans le libéralisme oublieux, importé) et la mémoire (anciens démons vivaces et adorables diables d’aujourd’hui), le racisme et l’altérité (des individus, irréductibles à leur couleur de peau, leur orientation sexuelle ou autre), la distanciation et la fascination (glamour du spectacle nazi démonté/démontré dans Lili Marleen), la puissance de la fiction et l’ironie du ton, la « vraie vie » et le cinéma (« Faire un film, pour moi, c’est vivre » confiait Antonioni), la comédie humaine à la Balzac ou James Ellroy (cosmogonie autonome, universelle et reflet temporel) et la tragédie (ridicule) d’êtres sans destin (pour reprendre le titre du roman-récit d’Imre Kertész sur la Shoah), emportés par le flot autodestructeur de leurs passions et de leur pays, le tout dans un pas de deux charnel et morbide, un (dernier) tango (pour gogos) identitaire (Allemand, questionne le cinéaste, dans le sillage interrogateur des Persans de Montesquieu) et contradictoire (Je veux seulement que vous m’aimiez, mais Prenez garde à la sainte putain) avant de mourir, qui servira de nom à la maison de production de Fassbinder et paraît une variation de la valse sacrilège des miliciens en coda de Salò ou les 120 Journées de Sodome ;

Plus encore que Cukor ou Minnelli, il magnifia des femmes, héroïnes et actrices, leur camée volontiers confondu avec celui de la nation, l’ascension et la chute des premières métaphorisant celles de la seconde, géographies physique et psychique cousues dans la même étoffe (shakespearienne) soyeuse et souillée, séduisante et obscène : Petra, Martha et Margot (dans Peur de la peur) possèdent les traits de Margit Carstensen ; Effi, Maria et Lili ceux de Hanna Schygulla, muse complice et indocile, sans négliger (ni amoindrir) les « pièces rapportées », étrangères à son univers, faute de temps et de rôles, Barbara Sukowa (admirée chez Gainsbourg ou von Trier, ici Lola, une femme allemande) ou Rosel Zech (la Zarah Leander droguée de Veronika, ouvertement inspirée par Sybille Schmitz, intense possédée du Vampyr de Dreyer, avant que Lynch ne ressuscite son visage aliéné avec celui de Laura Palmer/Sheryl Lee dans Twin Peaks: Fire Walk with Me) ;

Attaqué par tous ou presque (confrères, conservateurs, marxistes, militants de la cause féministe, lesbienne, gay) dans les prémices du « politiquement correct » – ce qui dut le réjouir et l’attrister –, ni homophobe ni misogyne, ni ogre ni enfant terrible, Rainer Werner Fassbinder demeure sans égal et sans héritier (Almodóvar ? Trop œcuménique ; Chéreau ? Trop reconnu ; Ozon ? Trop BCBG ; Van Sant ? Trop arty), même si Scorsese requit Michael Balhaus pour éclairer avec brio ses propres paraboles (religieuses) et à moins de voir, avec perversité, dans Inspecteur Derrick, série gentiment réactionnaire sur la faune (jeunesse perdue) et les méfaits (notables pas nets) du Munich de Schmidt & Kohl, une poursuite de l’entreprise sociologique germanique – ses films lui appartiennent, autant qu’à nous-mêmes (sous-titre emprunté à Truffaut) et continuent à nous parler, bouleverser, inspirer aujourd’hui, antidotes nécessaires à la vulgarité des années 80, au recyclage des années 90, à l’ignorance du siècle (pas si) nouveau : RWF, peintre irremplaçable de la RFA et des affres du feu (amoureux, citoyen), travailleur épuisant et épuisé, amateur de foot (Camus ?) et de foutre (celui des draps masculins, celui craché à la gueule du cinéma installé), laisse au ciel noir du cinéma spectral une traînée vive, chaleureuse, familière, celle d’une (queue de) comète toujours éclairante plus de trente ans après son extinction, ne prodiguant pour unique salut et happy end que sa plénitude et sa beauté, sa violence et sa douceur, sa richesse et sa vérité, fastueuses et furieuses, en effet... 


Commentaires

  1. STARMANIA: victoire electorale de zero janvier
    https://www.youtube.com/watch?v=eObqET5rxpU

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    1. Ma Stella à moi, celle de Stan :
      https://www.youtube.com/watch?v=YN6pxclc-F0

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