La Fille du Sud : Éclat(s) de Jacqueline Pagnol


Actrice, épouse, égérie, mère, puis témoin d’une époque révolue et fidèle gardienne des morts : évoquons au présent une femme bel(le) et bien vivante…


Jacqueline Bouvier (oui, telle la veuve joyeuse de JFK), désormais Jacqueline Pagnol pour ses admirateurs et les dictionnaires de cinéma, connut une carrière éphémère, brève et intense comme un coup de mistral, à jamais liée à celle de son célèbre mari : douze films en quatorze ans, signés pour la plupart d’artisans oubliés, à l’exception de Pierre Prévert & Henri Verneuil. De cette « maigre » filmographie, on retient assurément sa présence dans Topaze (auto-remake en deux temps, comparable à la refonte de L’Homme qui en savait trop par Hitchcock) et surtout la seconde trilogie « apocryphe » composée par Naïs, La Belle Meunière et Manon des sources, tous trois réalisés par l’écrivain-cinéaste, contrairement à sa sœur « officielle », estampillée marseillaise, narrant les amours difficiles (pléonasme) de Fanny & Marius sous l’œil colérique et tendre de l’immense Raimu (le plus grand acteur de cinéma, pour Welles – on confirme, parmi d’innombrables noms, en France et ailleurs). Trois portraits féminins, donc, illuminés par l’aura d’une seule femme, grave et joyeuse flamme sur le point de vaciller dans ce monde nocturne (dans les salles et en dehors), que nous sauvegardons au creux de notre paume et de nos mots, à l’égal du héros de Tarkovski voulant sauver l’humanité avec sa bougie dérisoire et cosmique dans une scène extraordinaire de Nostalghia.        


Dans le premier pan, adaptation de Zola peut-être encore plus « pagnolesque » que d’autres œuvres dites autobiographiques, elle forme avec Fernandel (vraiment bouleversant dans son plus beau rôle, art poétique sur le métier d’amuseur public et les blessures intimes qu'il dissimule, exorcise, il la dirigera dans Adhémar ou le jouet de la fatalité d’après Guitry) un couple improbable et très attachant, nouvel avatar de la Belle et la Bête (bien plus humaine que tous les parvenus, provençaux ou non). La jeunesse de l’actrice, sa relative inexpérience, se conjuguent avec un savoir plus ancien, presque antique, celui des femmes de toute éternité, conscientes du piège amoureux, des malheurs inexorables à venir, mais qui font le pari de la vie, accordent une seconde chance aux hommes égarés dans les ténèbres du cœur, malgré (à cause de ?) leurs trahisons et leur faiblesse. Dans Naïs, admirable drame de classes et d’espaces, la sensualité tragique de la lumière du Sud épouse celles du corps et du visage de la comédienne, et cet admirable accord (majeur) vibre à l’unisson avec une autre épiphanie inoubliable, d’une seconde partenaire pareillement blonde (ou rousse !) et « débutante » : Kim Novak dans Sueurs froides.


Pour le deuxième titre, filmée en Rouxcolor, (très) brève alternative de procédé couleur face à l'ogre américain, elle apparaît comme un songe incarné de Schubert (Tino Rossi !). Le film ne convainc jamais, même si, selon la formule consacrée, il se suit sans déplaisir. Aujourd’hui, sa « vraie » valeur réside dans sa belle tentative, qui prolonge et illustre, littéralement, l’indépendance économique et esthétique de Pagnol, auteur complet, créateur de mythes modernes et académicien atypique, de surcroît propriétaire de ses propres studios, quelques années avant Melville (au sort tout aussi funeste, mais pour d’autres raisons). La Belle Meunière pouvait représenter une réponse régionale et modeste aux flamboyances en Technicolor de l’usine à rêves ; hélas, la proverbiale frilosité des « professionnels de la profession » (et des exploitants), associée aux défauts techniques, en fit un enfant mort-né, présage funèbre au deuil du couple, puisque la vie, pour le meilleur et davantage le pire, finit toujours par imiter l’art, comme le disait Wilde.     


Mais le dernier volet l'immortalise enfin sous les traits d'une nymphe unique – on gardera un silence (plus ou moins) charitable sur la seconde « interprète » du rôle pour Claude Berri, et sur le film lui-même, décalque inutile, coûteux et paresseux (Verdi enrôlé afin de souligner la nature du mélodrame, à l’usage des spectateurs distraits) qui ferait presque passer les adaptations scolaires d’Yves Robert pour celles d’un fils spirituel –, dans une lettre d'amour lyrique et mélancolique du réalisateur à sa muse et à « sa » terre. Solaire, altière, sauvage et tendre, à l'image de la Provence et de la Méditerranée, l’actrice emporte l’œuvre dans son élan, sa rage politique, révélant le mensonge et le crime inaugural, matriciel, de la petite communauté, dont les membres, réunis autour d’elle, assistent, à l’instar du chœur de la tragédie grecque, à sa diatribe cardinale, morceau de bravoure en plein air où se rejoue, sous l’impitoyable soleil et les ombres trompeuses, la vieille histoire moderne d’Antigone et de ses petites sœurs de la scène originelle, pasionarias à la rescousse des pythies, qui font boire toute leur honte aux hommes de pouvoir et de secrets, eux dont la saleté d’âme souille irrémédiablement l’eau pure des collines, scellée sans remords par leur capitalisme local et patriarcal.

Manon des Sources s’avère ainsi à la fois une relecture de la dramaturgie des origines et, une nouvelle fois, du conte de Madame Leprince de Beaumont (avec un superbe Rellys à contre-emploi en Ugolin), mais encore une allégorie transparente de souvenirs collectifs alors encore présents, ceux de la Seconde Guerre mondiale, bien sûr, associés, dans le cas précis de l’Hexagone, à ceux de la Collaboration, soleil noir de l’Histoire de France et tache indélébile aux conséquences cinématographiques connues (la Continental de Greven, qui sollicita d’ailleurs Pagnol, en vain) : si Manon, présumée sorcière, ne subit pas la tonte infamante des femmes de mauvaise vie ou osant pactiser avec l’ennemi, elle se dresse seule, si seule, face à l’injustice ontologique et scandaleuse du monde, reconduite avec tant d’empressement par la société humaine, avec la vigueur vengeresse et l’exaltation d’une enfant blessée, orpheline, tour à tour Amazone, vouivre et renarde (à la mode des Archers, sous les traits de la brune et impétueuse Jennifer Jones). Pagnol, on le sait, détruisit la pellicule de La Prière aux étoiles en signe d’insoumission, et ce « suicide » artistique, forme ultime d’engagement (pas d’embrigadement), démontre mieux qu’un discours sa farouche et radicale singularité, en miroir du caractère intransigeant, sans compromis, de son héroïne, bergère « résistante » en temps de paix, dans le cadre faussement idyllique d’un « réaliste » et symbolique village anxiogène, que cerne une nature majestueuse dans son aride indifférence.


Jacqueline Pagnol, presque à son insu et survivante du drame intime de la perte d'une enfant, personnifie cette mythologie sudiste et féministe mieux qu’aucune autre, amie de cœur, magnifiée par un regard amoureux, des guerrières sentimentales de l'Italie d’alors (les Claudia, Sophia, Anna et tutte quante). Avec plaisir, on la retrouva dans un récent entretien accordé à Nice-Matin, sa voix douce, chantante et rageuse, qui apostrophait les voleurs d'eau et donc de vie, se remémorant ses chers disparus (les nôtres) et soulignant au passage la dimension autobiographique du personnage de Manon. Invisible, au propre et au figuré, depuis plusieurs années, la vieille dame continue cependant de ravir l’écran (petit plutôt que grand, tant pis) et la mémoire cinéphile passée ou à venir, détentrice fragile et pugnace de valeurs vives à travers les violences du siècle, d’hier, d’aujourd’hui, de demain. Au cœur du territoire jadis arpenté par Sophocle, Homère, Camus, Godard (sans oublier Georges Delerue, le thème de Camille du Mépris cristallisant à la perfection la beauté déchirante de « l’invincible été » chanté par l’auteur de Noces) et Jean-Daniel Pollet (le beau Méditerranée, porté itou par la partition d’Antoine Duhamel), Marcel Pagnol rencontre la femme de sa vie (après Orane Demazis & Josette Day, certes, différemment talentueuses, la dernière chez Cocteau pour... La Belle et la Bête !) et la révèle à elle-même, nous la donnant à voir dans son éclat naturel au sein de paraboles en noir et blanc (éclairées avec brio par l’ami Willy) à redécouvrir sans tarder, héritage fraternel de cruauté précieuse… 



Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Les Compagnons de la nouba : Ma femme s’appelle Maurice

L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot : Le Trou noir