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Affichage des articles du mai, 2017

L’Art du mouvement : Anthologie du cinéma invisible

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Le cinéma, art doublement contemporain. Une fois refermé cet exhaustif et luxueux catalogue raisonné de la « collection cinématographique du Musée national d’art moderne » paru en 1996, on sait désormais (on s’en doutait déjà, certes) que ce que l’on appelle cinéma ne se réduit pas à cela, qu’il existe non pas un mais bien des cinémas, tout un ensemble de pratiques, de théories, d’expressions et de formalisations irréductibles à la figuration, à la narration, à la commercialisation, à la signification, sacro-saint quatuor de la cinéphilie (professionnelle et rédactionnelle) jolie, polie, si docile depuis plus d’un siècle, dans le sillage de la première séance financière des Lumière, sorte de ground zero (érection et ruines) du domaine, point de départ et d’arrivée pour cent années, amen . Dans sa présentation claire et dense, Jean-Michel Bouhours, directeur de l’ouvrage et lui-même réalisateur, expose les enjeux du corpus , entre (je reprends ses sous-titres) musique et

Salé, sucré

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L’écran e(s)t la carte. Let me take you Under candle light We can wine and dine A table for two And it’s okay If you take your time Eat with your hands, fine I’m on the menu Katy Perry, Bon Appétit Les mots, d’abord matière sonore, possèdent aussi un sens, éventuellement un goût, en bonne synesthésie rimbaldienne, et sans doute en eux-mêmes se trouve déjà la solution du problème, à tout le moins une possible réponse à cette interrogation métaphysique, voire gastronomique : pourquoi mange-t-on du pop-corn au cinéma ? D’ailleurs, l’on n’y grignota pas toujours cela, naguère, avant-guerre, disons la Seconde, mont(r)ée alors à vingt-quatre images par seconde en « actualités », même un peu après, des ouvreuses souriantes passaient entre les rangées, munies d’un petit panier en osier au lacet passé autour du cou, chaperons pas rouges et loin de leur mère-grand, dans lequel s’entassaient, sur le point de succomber à quelque obscure décongélation, un assemblage

Boogeyman : Opération peur

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« Sam Raimi présente »… …ses excuses au spectateur, si l’on en croit la déplorable réputation du métrage ; mais m’emmerde (ou m’indiffère) la rumeur « aux mille bouches » dirait Homère dans l’ Odyssée , désormais décuplée par les réseaux classés sociaux, alors tel Ulysse sourd aux sirènes, on se risque au croque-mitaine. Il s’agit, avant tout, d’un film sur la peur ( remember Le Voyeur ), du portrait subjectif, à travers son point de vue, d’un homme apeuré, d’un adulte encore prisonnier de terreurs (nocturnes) d’enfant. Inguérissable de son enfance (pourtant pas à la Ferrat), du départ de son père (solide Charles Mesure) durant ses huit ans, aujourd’hui de la mort de sa mère éloignée (trop rare Lucy Lawless, autrefois Xena, la guerrière mythologique et saphique), ressentie via un cauchemar éveillé, tandis qu’il rencontre à demeure cossue ses futurs beaux-parents inquisiteurs, Tim (convaincant Barry Watson) se coltine un mythe infanticide, va devoir retrouver, en orphelin f

Le jour où j’étais perdu : Je ne suis pas votre nègre

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Malcolm Little, Red, X, El-Hadji Malik El-Shahazz, Omowale + Jim Baldwin. Opinion d’épicier, pardon, de producteur : un scénario ne possède pas de valeur littéraire, il doit se plier au pur pragmatisme. On s’en sert pour rassurer, pour recruter, pour financer un film, en carte du territoire jetée aux orties auteuristes en France dans les années 60. Il symbolisait alors le « cinéma de papa », un joug du joujou des jeunots, une sorte de Surmoi immobile auquel le Ça du tournage devait se soumettre ou qu’il devait vaincre. Les mots contre les images, le pensé contre le spontané, l’écrit contre la vie, vieux duel et vieille antienne vite classés sans suite par le CNC et la TV. De même, à quoi bon renvoyer ceux qui voient dans l’écriture de cinéma, narrative ou analytique, un divertissement, un délassement, une exégèse ou un sermon, vers Rocco et ses frères de Luchino Visconti, Lolita de Vladimir Nabokov, Peeping Tom de Leo Marks, Hardcore de Leonard et Paul Schrader, La Petit

Cours, Lola, cours : Mort à l’arrivée

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Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Tom Tykwer. Elle court, elle court, Franka Potente, et l’on ne se lasse pas de sa foulée, de l’admirer, et l’on se laisse volontiers emporter dans son élan désarmant, énergisant. Un homme amoureux la filme assez superbement et peut-être l’aime-t-on aussitôt pour cela. Pas seulement : elle court portée par ses sentiments, elle court par amour, contre le Temps et le monde. Peu importe qu’elle succombe ou qu’elle ressuscite via le cinéma, cet art du mouvement, de la durée, du passé au présent, des fantômes alertes et des miroirs brisés. Ange bleu au prénom de Marlene, de Martine puis d’Anouk, sirène rouge entre Lara, la virtuelle, pas celle du toubib Jivago, et Milla, la souris de Besson, elle traverse le métrage comme une flèche, elle touche en plein cœur le spectateur allemand, adolescent, pas uniquement. Avant le classicisme illustratif d’après Patrick Süskind, auteur au parfum des crimes passionnels, son comp

Noriko’s Dinner Table : Buffet froid

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Akira Kurosawa invite Yasujirō Ozu à dîner ; la vengeance se déguste froide via un métrage chaleureux.   On remet le couvert, mes chers. Au menu copieux, le long d’un repas scopique pris durant cent soixante minutes roboratives, pas de formule mercantile, nul plat réchauffé, aucun sushi défraîchi mais un psychodrame hardcore (bandage plutôt que bondage ), mais moult soucis familiaux pour la pauvre Noriko, provinciale « montée » à Tokyo comme naguère Rastignac à Paris. Autre temps, autre mœurs : il ne s’agit plus d’affirmer sa présence agressive de conquérant, de se faire une place au soleil dans la capitale commerciale. La future étudiante, suffoquée par son avenir, par l’idéalisme et l’égoïsme paternels, voire paternalistes, entend donner corps à une correspondance, troquer l’avatar contre la rencontre, une possible amitié (féminine) incarnée à la clé (de casier ferroviaire, de la porte d’entrée dans l’âge adulte rempli de tumulte). Sortie de l’ombre du réseau social, suic

Suicide Club : Shinjuku Incident

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Stoïcisme, individualisme, capitalisme et table rase cartésienne où s’attabler afin de dévorer des «  sandwiches de réalité » à la sauce Allen Ginsberg.    Aujourd’hui, maman, nous allons mourir. Il vient pour nous, le vraiment dernier métro, pas celui de Truffaut, pas le train solaire des Lumière – sidérante horreur du réel –, il nous emmène, express de minuit loin de la Turquie, vers le grand sommeil d’un rôle sur mesure, vérifiable imposture propice aux masculines conjectures, spectacle spectral en traumatisme de masse. Vous ne nous oublierez pas, suprêmes actrices liminaires et mortes alertes, sereines, fracassées par la rame triviale, chthonienne, transformées en geyser découpé-prolongé par le montage, sublime et salissant outrage sur les murs, les parures, sur fond de partition mélancolique, de requiem oriental. Ces jeunes filles en fleurs et en pleurs paraphent l’immolation mécanique d’une nation, la comédie sinistre du suicide assisté, dirigé, orchestré dans les cou

Cinéphilo : Le Monde de Sophie

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Philosopher avec une caméra, sinon un marteau, tenu par Friedrich ou alors Thor.   Vivre libre et expérimenter l’éternité, grâce à la pensée autant qu’à la joie : l’auteur, normalien, agrégé, enseignant, conférencier, fan de foot , essayiste, romancier, réalisateur, avant de connaître quelques mésaventures lucratives de chroniqueur silencieux sur Canal+, commenta Descartes et Spinoza (amusants remerciements « à René et Baruch, pour rien ») entre deux séances de cinéma. Dialectique davantage que didactique, son ouvrage agréable et discutable fait assez fertilement dialoguer la philosophie supposée première et l’art classé septième, quand bien même il convoque un corpus de titres très américain et restreint. Des métrages signés Zack Snyder, Martin Scorsese, Sam Mendes, Mel Gibson, Ridley Scott, Michael Mann, David Fincher, Robert Zemeckis, Russell Mulcahy, Clint Eastwood, Terrence Malick, les Wachowski, Nathaniel Kahn, M. Night Shyamalan, Richard Fleischer, Jason Reitman, Pet

La Dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil

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Physique et métaphysique du drive-in . Le cinéma en voiture ne pouvait que naître aux États-Unis, géographie de Grands Espaces à la William Wyler et territoire motorisé de fiction(s) selon Jean Baudrillard. Contrairement aux Américains, peuple patchwork problématique, nation génocidaire et généreuse, l’Amérique (du Nord) n’existe pas, n’apparaît jamais mieux qu’au cinéma, dans une présence-absence fascinante et irritante. Il était une fois en Amérique , le poème proustien à l’ opium de Sergio Leone, pouvait aussi bien s’intituler Il était une fois au/le cinéma , tant l’odyssée intérieure de Noodles-De Niro s’apparente à un film méta, à une cartographie mentale empreinte d’utopie et de nostalgie, c’est-à-dire, au niveau de l’étymologie, l’évocation (funèbre, solitaire) d’un lieu idéal situé nulle part ou d’un terrain originel que l’on rêve de regagner après l’avoir perdu, comme le temps de Marcel, in fine retrouvé, similaire alité célèbre élaborant sa propre cathédrale m