Les Sans-Espoir : Le Mouchard


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Miklós Jancsó.


Dinanzi a me non fuor cose create
se non etterne, e io etterna duro.
Lasciate ogne speranza, voi ch’intrate.

Dante, Divina Commedia, III 7-9

Kubrick rencontre Bresson à Urga ? Oui, un peu de cela, pas seulement. Voici un western oriental, un stimulant exercice de style, une parabole politique intemporelle. Même si le prologue aux planches encyclopédiques constitue un modèle d’exposition contextuelle, le cadre historique en Scope restauré s’oublie vite, se dilue dans une réalisation visant l’abstraction, dans une mise en scène assumant sa théâtralité transcendée. Grand spectacle en plein air, sur la scène d’une prison à ciel ouvert, le métrage de Miklós Jancsó, cinéaste à raison admiré par Scorsese ou Béla Tarr, repose sur un mouvement perpétuel duel, celui de la caméra, celui de la délation. Il convient, pour peut-être sauver sa peau de saligaud, de trouver un assassin supérieur, au CV plus étoffé, disons. Bien sûr, le petit jeu sinistre du gouverneur de malheur ne sert que d’alibi à l’aimable tyrannie, courtoise jusque dans ses outrages, ses bonnes manières de tortionnaires en uniforme épris de protocole. Les déplacements dans l’espace deviennent des courants de conscience, une pensée blessée en actes, double acception, une philosophie physique du cinéma et de la société. Hors du monde, exactement placés au carrefour de l’utopie et du calvaire, les officiers et les prisonniers rejouent sans cesse la même danse macabre et mémorielle ensoleillée, sur une piste inhospitalière peuplée de cadavres, passés ou prochains. Entre le fortin et la maison transformée en QG, les troupes impitoyables et la masse mutique se meuvent en permanence et nous émeuvent étrangement. Pantins du pouvoir et modèles d’endurance, de résistance, de patience, les groupes conflictuels possèdent en annexe champêtre un terrain rempli de tentes, théâtre d’opération par procuration.



Au sein de la collectivité individualisée, aux identités indécises, flottantes, masques nationalistes tragiques et légendaires, se mêlent des femmes obligées de se déshabiller, comme la première patiente des nazis chez Losey selon Delon. Le supplice de la badine à l’épée d’une blonde anonyme constitue assurément la scène la plus puissante et sidérante du film, à la fois suprême moment graphique, graphic sex and violence dit-on outre-Atlantique, et crève-cœur pour le spectateur impuissant à coup de panoramiques inversés. Alors, du sommet du fort, un homme hurle face à l’insupportable, il chute à la verticale, à l’opposé des deux rangées horizontales de soldats à la main leste. Deux autres le rejoignent dans son suicide et durant quelques secondes la foule majoritaire, saisie en plongée, semble sur le point de surmonter son statut, de renverser sa situation. Le cinéaste, naturellement stratège, signe un film de guerre et de silences, tandis que sur la bande-son le vent fantomatique, des sifflotements malséants, des chants choraux, des pépiements d’oiseaux apparemment rajoutés en postsynchro paraphent un univers parallèle, jovial, serein, indifférent. Confronté à cet échiquier cinétique, on peut certes penser à Sergio Leone ou aux Straub, au camarade Bill Douglas et au communard Peter Watkins, à Valerio Zurlini enlisé dans son désert tartare, voire à Pasolini déployant les sévices cérémoniaux de Salò. Il s’agit, en effet, d’une cérémonie, d’un requiem, d’un portrait de groupe exécuté, double sens, avec une beauté solaire et funèbre, une rage froide de démiurge, une ironie d’artiste trahi par le réel. La dernière séquence, faux espoir à plusieurs et a capella aussitôt réprimé sous des cagoules de pendus, cristallise tout ceci, corrobore une structure par accumulation de plans-séquences et de morceaux anecdotiques d’anthologie, le quotidien d’une garnison, d’une coercition, comme hissé à la grue à la hauteur d’un poème géométrique, un brin tarkovskien, d’une appréhension absurde et sérieuse du monde.



Tous ces moustachus taciturnes en train de s’entre-tuer au lieu de se révolter continuent à nous parler aujourd’hui, à des années d’une évidente résonance avec la Hongrie russifiée ou ses voisines asservies de la décennie soixante. Ici, le formalisme assez somptueux n’étouffe jamais l’empathie, les pions sur le plateau sensuel, sensoriel, ne perdent à aucun épisode leur part d’humanité, de sincérité, de rouerie, de mystère. Adulte, exigeant, âpre et vivifiant, l’opus ample et taiseux, succès public et critique, réussit là où Alexeï Guerman échouait avec ses difficultés divines. Nul n’oubliera le visage de la paysanne dénonciatrice, ni le bain taquin du type tout habillé, ni le sentiment constant d’oppression tressé à la sensation du ciel immense, de l’horizon immanent et pourtant hors d’atteinte au-dessus de la steppe abjecte. Pas davantage la pluie artificielle, les cellules en bois, les ombres contrastées en plein jour, l’insurgé, faux sosie de Reggiani, abattu au loin d’une balle dans le dos, la corde passée au cou, littéralement, une ronde monotone, à la van Gogh, d’incarcérés méconnaissables sous les sacs, les pieds nus d’une jeune femme fuyarde escortée de coureuses, des insignes militaires calmement arrachés, le corps recroquevillé du traître étranglé, les carcans en trio, la soupe dans un bol à boire accroupi, une fanfare sarcastique, une joute rusée à cheval et le fondu au noir final supplanté par un orgue irritant. Accompagné d’un brillant DP, le fidèle Tamás Somló, Miklós Jancsó ne console personne et surtout pas le cinéphile moderne car la révolution se (mor)fond dans la fosse commune et partagée d’un brouillon de camp de concentration.

Après l’élan révolutionnaire, l’immobilité concentrationnaire ; après la laideur de l’Histoire, l’éprouvante majesté du classé septième art – et la mascarade s’achève en massacre, à l’intérieur du cercle infernal rougi du sang des opposants dévorés par leurs semblables et liquidés par leurs bourreaux. Pour cueillir les douces cerises de la confiance, du respect, de la fraternité, on repassera, à Cannes en 1966 ou en France en 2017 : vous qui entrez, laissez toute espérance, tant pis et pas mieux. 

Commentaires

  1. Comme un écho communard à votre spirituel billet, l'aromatique liqueur de cerise... :
    https://jacquelinewaechter.blogspot.com/2011/05/dechirements-sans-commune-mesure-pour.html

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. https://www.youtube.com/watch?v=yUXe0w2AbuI
      https://www.youtube.com/watch?v=Teba4dD3_Yw
      https://www.youtube.com/watch?v=bm05bwITX8c

      Supprimer

Enregistrer un commentaire

Posts les plus consultés de ce blog

Les Compagnons de la nouba : Ma femme s’appelle Maurice

La Fille du Sud : Éclat(s) de Jacqueline Pagnol

L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot : Le Trou noir