Boogeyman : Opération peur
« Sam Raimi présente »…
…ses excuses au spectateur, si l’on
en croit la déplorable réputation du métrage ; mais m’emmerde (ou
m’indiffère) la rumeur « aux mille bouches » dirait Homère dans l’Odyssée,
désormais décuplée par les réseaux classés sociaux, alors tel Ulysse sourd aux
sirènes, on se risque au croque-mitaine. Il s’agit, avant tout, d’un film sur
la peur (remember Le
Voyeur), du portrait subjectif, à travers son point de vue, d’un homme
apeuré, d’un adulte encore prisonnier de terreurs (nocturnes) d’enfant.
Inguérissable de son enfance (pourtant pas à la Ferrat), du départ de son père (solide
Charles Mesure) durant ses huit ans, aujourd’hui de la mort de sa mère éloignée (trop
rare Lucy Lawless, autrefois Xena, la guerrière mythologique et
saphique), ressentie via un cauchemar
éveillé, tandis qu’il rencontre à demeure cossue ses futurs beaux-parents
inquisiteurs, Tim (convaincant Barry Watson) se coltine un mythe infanticide, va
devoir retrouver, en orphelin flanqué d’un oncle bonhomme, la maison familiale,
la chambre (du fils, stanza senza Moretti) originelle, où tout commença, revit, va s’achever. Nous voici face à
un récit sensoriel de libération, à un exorcisme élégant assorti
d’expressionnisme sonore à la Robert Wise, mémorable explorateur de La
Maison du diable, unisson d’une conscience très sensible, à une
cartographie psychique rétive au modèle euclidien (on passe d’un espace et d’un
temps à l’autre avec une dérangeante aisance onirique à la Cocteau, Le
Monde de Narnia ne fera pas mieux avec son armoire magique). Un
frémissement de bâche, un robinet mal fermé, le grincement d’un battant, la
chute d’un clou d’une planche de barricade – tout prend un relief particulier,
tout relève de l’hyperacousie ou du délire phonique, a fortiori en Dolby 5.1.
Voir équivaut à percevoir plutôt qu’à
savoir, à faire l’expérience du monde avec ses propres sens et non à s’assurer
d’une réalité insaisissable, sujette à caution, à représentation ou à
interprétation. Nul étonnement, aucune paresse mais une vraie cohérence si ce
film débute par des éléments génériques, s’il convie les éclairs (de naguère),
la bâtisse (psychotique), la balançoire (possible clin d’œil à Evil
Dead, lui-même citant Massacre à la tronçonneuse), la
solitude d’un gosse terrifié par les jouets, les objets, les formes et les
ombres transfigurés par la nuit depuis son lit, décor mental appréhendé en axes
obliques de déséquilibre (belle direction de la photographie de Bobby Bukowski,
la scène du parc en rime évocatrice au bois du Loup-garou de George
Waggner). Logique aussi d’y croiser des pensionnaires pubères d’hôpital
psychiatrique, et une femme médecin compréhensive, attentive, active car
demandant au protagoniste d’affronter son obscurité, de passer la soirée
là-bas, du haut de ses vingt-trois ans. Tim, ancien pauvre (ou issu d’un milieu
dit modeste), être socialement inséré cependant deviné sans sexualité, beau
gosse détourné de sa petite amie (énergique Tory Mussett), de son premier amour
(gracieuse Emily Deschanel, déjà dans Spider-Man 2, sur le point d’enfiler
la blouse de Bones), s’avère obsédé par son passé, incapable de vivre au
présent et de se projeter dans un avenir de confort bourgeois, littéralement
spectateur de son moi (blessé, sidéré) antérieur. Comme le personnage d’une
ironique nouvelle homonyme de Stephen King regroupée dans le recueil Danse
macabre, il redoute d’ouvrir les placards, non par crainte d’y dévoiler
(un Indien selon Frank Oz) un monstre grimé in
fine en psychanalyste (dans Ça, l’auteur de Carrie, drame œdipien en
diable, poussera le vice jusqu’à matérialiser l’une des entités de la trinité
freudienne, au cours d’une épique et intimiste chanson de geste chorale,
accessoirement un roman-fleuve en rouge et noir apprécié par William Friedkin,
cf. le salut de La Nurse), davantage par réticence à reconnaître
l’insupportable du banal, démission paternelle ou décès maternel.
Boogeyman ne singe pas Répulsion et s’il
préserve un doute fondateur sur l’authenticité du spectacle, s’il maintient en
parallèle la lecture rationnelle et son double fantastique, peu à peu la
seconde tendance s’impose, surtout quand les disparitions se multiplient et que
Kate, témoin objectif, accompagne la lutte finale (commune, pas communiste). Un
film caché se tient en filigrane de l’horreur authentifiée, appert parfois sous
la patine du surnaturel acté, le parcours plus pervers d’un enfant abusé
(double acception), d’un tueur en série, d’un schizo liquidant sa bien-aimée
encombrante dans une baignoire boueuse (de motel,
celui de Norman Bates ou du thriller
réussi, à base de snuff movie, du même nom de Nimród Antal),
puis son oncle enrubanné à la Christo, égorgé au cutter. Dans l’une des scènes coupées, Tim, en coda, avise un
marmot aussitôt évaporé au plan suivant, paraphe de sa folie solipsiste et point
d’arrivée désenchanté de sa fugue psychogénique à la David Lynch. A contrario, dans le film monté, il
ouvre les volets pour laisser entrer la lumière du jour, son visage angélique
auréolé de renaissance (notez itou une reproduction de phare empruntée à Paperhouse).
Signalons illico que les cinéphiles
patients, qui suivent les génériques de fin, assisteront à un épilogue vraiment
in extremis relativisant la victoire,
avec une fillette alitée demandant à sa mère invisible de fermer la pièce de
rangement, surcadrée à la dérobée, en menace scopique, depuis la source
localisée, imaginaire (deux bandes noires suffisent à figurer le fameux quatrième
mur) de son inquiétude. Moralité adulte : les terrifiantes créatures intérieures extériorisées ne
meurent jamais entièrement, elles ressuscitent dans leur trivialité, dans leur
intensité, dans leur capacité à parasiter la réalité rassurante.
À l’instar d’un paratonnerre
fonctionnant à la manière d’un aimant foudroyant, le deuil de sa mère (re)plonge
Tim dans son épouvante, le ramène au bercail des funérailles, à cette
atmosphère (reconstituée en partie en Nouvelle-Zélande) de Midwest hanté,
automnal, lourd d’un héritage autarcique, sinon incestueux, tressé au
puritanisme régional et au gothique américain, aux marmots là-bas également emportés
par un sinistre joueur de flûte (poussiéreuse essayée, amusé) dépourvu de visage définitif, irréductible à la figuration imparfaite des CGI. Des portes de placard
dévissées ou des essuie-glace actionnés pour se débarrasser d’un corbeau
accidentel et funeste à la Poe, à la Hitchcock, ne suffiront pas, cette fois,
pour se prémunir contre le mal polymorphe tapi dans la psyché, habitant
permanent d’une bicoque victorienne à retaper. Le producteur Robert Tapert (complice
fidèle de Raimi, bienheureux mari de Lucy) et le réalisateur Stephen Kay (bonnet
vissé, yeux écarquillés, signataire d’un Get Carter sans doute superfétatoire
avec le cher Sylvester Stallone, dans le sillage rageur de Mike Hodges &
Michael Caine) peuvent bien se réclamer, à l’intérieur des suppléments, du
courant japonais, leur progéniture cinématographique, innocemment méta –
visez-moi ce fauteuil aux allures de chaise électrique cathartique, placé
devant le placard maudit, en reprise du dispositif de la salle de projection –,
résonne évidemment avec Spider, autre drame de chambre
phénoménologique et mémoriel, rappelle Sixième Sens (Stiles White, ici co-scénariste
avec sa femme Juliet Snowden et Eric Supernatural Kripke, par ailleurs cinéaste
de l’insipide Ouija, travailla aux effets spéciaux du Shyamalan) inversé (exit en sus son cynisme supérieur),
puisque le héros vivant y voit des morts (Franny fantomatique, recroquevillée,
suspendue), leur parle, réclame leur aide, remémore Poltergeist, final à
l’horizontale inclus (la jeunette Skye McCole Bartusiak mourra prématurément à
l’âge de vingt-et-un ans, écho funèbre au triste trépas de la petiote Heather
O’Rourke), annonce, en mode masculin, le similaire conte macabre de Mister
Babadook.
Sérieux, sincère, soigné, à succès, Boogeyman
(aka Le Pouvoir de la Peur,
joli titre idoine au Québec) ne suscite pas l’opprobre et mérite d’être exhumé
dans cette édition DVD (TF1, s’il vous plaît) à la fois riche et anecdotique
(comme le film, calomnient les mauvaises langues). Ce soir, avant de vous
coucher, regardez bien sous la literie, vérifiez la jonction des plaques du
plafond, n’éteignez pas votre lampe de chevet – grandir, mourir, cauchemarder
peut-être, pas vrai, Hamlet ?
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