L’Art du mouvement : Anthologie du cinéma invisible


Le cinéma, art doublement contemporain.


Une fois refermé cet exhaustif et luxueux catalogue raisonné de la « collection cinématographique du Musée national d’art moderne » paru en 1996, on sait désormais (on s’en doutait déjà, certes) que ce que l’on appelle cinéma ne se réduit pas à cela, qu’il existe non pas un mais bien des cinémas, tout un ensemble de pratiques, de théories, d’expressions et de formalisations irréductibles à la figuration, à la narration, à la commercialisation, à la signification, sacro-saint quatuor de la cinéphilie (professionnelle et rédactionnelle) jolie, polie, si docile depuis plus d’un siècle, dans le sillage de la première séance financière des Lumière, sorte de ground zero (érection et ruines) du domaine, point de départ et d’arrivée pour cent années, amen. Dans sa présentation claire et dense, Jean-Michel Bouhours, directeur de l’ouvrage et lui-même réalisateur, expose les enjeux du corpus, entre (je reprends ses sous-titres) musique et lumière, perception primordiale versus vision « informée », reproduction versus production, mouvement ou faux mouvement (l’animation en principe basique, permis par la persistance rétinienne) ; il revient également sur l’histoire des acquisitions (à partir de 1919) et « l’ostracisme des champs de la critique et du savoir universitaire » envers le « cinéma intégral », soulignant son importance quantitative et qualitative « sans aucune adéquation avec sa reconnaissance ‘sociale’ ». Suivent des notices biographiques et analytiques signées par une quarantaine d’auteurs divers, réparties sur 495 pages reliées, assorties de photogrammes en noir et blanc et d’un cahier en couleurs. Le pavé, grand et lourd, élégant et agréable, nanti d’annexes bibliographiques, se parcourt sans peine et regorge de trésors, de découvertes, d’envies de voir ou revoir.


Épargnons aujourd’hui au lecteur l’énumération des nombreux cinéastes abordés, rassemblés, bornons-nous à citer (par ordre alphabétique) quelques noms incontournables (et fréquentables) aux allures de sésame pour pénétrer au sein de ce continent encore largement inexploré, à la fois sauvegardé/verrouillé par les musées : James Agee, Alexandre Alexeieff, Kenneth Anger, Ben, Christian Boltanski, Stan Brakhage, Luis Buñuel, John Cale, René Clair, Pierre Clémenti, Maya Deren, Marcel Duchamp, Germaine Dulac, Jean Genet, Isidore Isou, Joris Ivens, Derek Jarman, Boris Kaufman, Fernand Léger, Man Ray, Jonas Mekas, Yoko Ono, Jean Painlevé, Walter Ruttmann, Niki de Saint Phalle, Dziga Vertov, Jean Vigo et Andy Warhol. Ceci devrait vous donner une idée plus ou moins précise du contenu, de la perspective, du territoire recensé avec acuité, générosité, parfois au risque (minoré) du manichéisme et du jargonisme. Bien sûr, comme ailleurs, notamment dans le courant dominant confondu avec une contestable nature confortable, rassurante, diffusée-médiatisée, le pire côtoie le meilleur, la sincérité l’imposture (ou la pose), la pochade l’extrême beauté. Tant pis et tant mieux, du reste, car ce cinéma-là respire et inspire, mérite qu’on le lise, qu’on le regarde, y compris privé du mouvement, justement (un DVD pouvait équiper l’opus immobile à bon droit), qu’on lui réserve une place non de handicapé, plutôt de marginalité, non de seconde classe (ou de première, à l’inverse militant), davantage de compagnonnage et de singularité, hors de la normalité totalitaire et gentiment fascisante (on ignore tous ces films aussi par paresse, par inertie, par manque de curiosité ou de folie).


Finalement, la problématique (et la politique) du cinéma disons invisible tiendrait dans deux citations ardentes, éloquentes : « Le besoin idiot d’imiter la vie ne nous montre qu’un pauvre musée Grévin où les personnages automates veulent émouvoir le public dans ses plus bas instincts. Cette magnifique invention du cinéma qui nous donnait de si grandes possibilités est devenue un miroir à maquereaux et à putains » (Picabia, 1932) + « J’aimerais voir dans un film quelque chose que je n’ai jamais vu, que je ne comprends pas » (Man Ray). Longtemps après, l’observation et l’incitation demeurent d’actualité : il nous semble grand temps de briser certains miroirs (dont le nôtre ?) et de réclamer (à main armée ?) la nouveauté baudelairienne, peut-être, en effet, abreuvée d’abstraction, de subjectivité, de matérialité, de rythme. Que cela plaise ou non, le cinéma s’avère définitivement polymorphe, reconnaissable partout, dans les espaces patrimoniaux ou les multiplexes d’épiciers, dans sa puissance et son mystère capables de surgir d’une superproduction ou d’un home movie (au sens le plus individuel de l’expression). N’hésitez pas à feuilleter ce livre d’art à plus d’un titre, ne craignez point de vous écarter des sentiers balisés, osez vous aventurer très loin de votre zone de confort scopique, perceptive, psychique. Le cinéma, s’il veut continuer à charmer, à inquiéter, à interroger, à tout simplement nous intéresser – tandis que chaque mercredi, il paraît perdre un peu plus de terrain et d’emprise sur ses propres pouvoirs, face aux principaux concurrents audiovisuels numériques, jeu vidéo ou vagabondage orienté, décérébré, en ligne –, doit se réinventer, se renverser, se remettre à marcher, courir, se tenir bien droit en direction de l’horizon immanent, ici et maintenant, et l’album thématique recensé fonctionne à plein en boîte à outils pertinents, permanents.

Oui, mon art ami et ennemi, apprends un peu, je te prie, à retrouver (à regagner) l’énergie et le désir réellement cinétiques de ta familière altérité. 

              

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