Killer : Traquée


Le pistolet du hitman, le rocher de Sisyphe, l’aura d’une actrice.


On apprécia Anthony LaPaglia dans Lantana, Summer of Sam et FBI : Portés disparus ; costaud, solide, il savait user de sa sensibilité, notamment au côté de Poppy Montgomery, depuis redevenue rousse dans l’oubliable Unforgettable. On aima surtout Mimi Rogers dans le lumineux mélodrame de Ridley Scott, joliment intitulé en VO, d’après une chanson de Gershwin, Someone to Watch Over Me. Ancienne scientologue (et fille de « dianéticien » repenti), ex-épouse de Tom Cruise, la belle brune au QI impressionnant posa pour Playboy à l’aube de la quarantaine, pratiqua le poker, fit toujours preuve de lucidité envers les vicissitudes de son étrange métier, ne manqua pas d’humour, comme en atteste sa participation à Austin Powers et traversa une filmographie variée, un brin confidentielle, avec une constante élégance, une discrétion remarquée, à coup d’apparitions-participations, probable aristocrate parmi un royaume dérisoire peuplé d’épiciers, de valets, de princes désolants plutôt que charmants. La voilà en 1994, en victime de la mafia, en proie de la pègre et d’un tueur professionnel dépressif, sujet à s’interroger sur le sens de l’existence. Elle doit de l’argent, elle menace de parler au District Attorney, elle donne une party et congédie ses invités « aussi sec », psy assoupi compris, abandonné dans une cabine d’ascenseur, quand débarque le sombre inconnu, en costard noir, boucle d’oreille incluse, flanqué d’un acolyte malhabile, traumatisé par Robert De Niro selon Taxi Driver, dont il rejoue le fameux monologue au miroir via… un rétroviseur intérieur de voiture ! Elle sait ce qu’il veut, ce qui l’attend, elle ne perd pas de temps, laisse « l’assistant » sur le seuil, se fait photographier, apprend à mourir, donc, puis s’envoie en l’air avec le mortel émissaire, dernier plaisir avant le « grand sommeil ».

Elle chevauche sa némésis attachée au lit, elle le gifle, griffe son torse, verse une coupe de champagne sur ses cicatrices masculines, délace et défait son body, glisse l’invisible pénis en elle, cause de classement R américain, remonte avec pudeur – mateurs, passez votre chemin onaniste – le drap sur ses hanches et s’élance, immobile, vers la délicieuse « petite mort » en prélude à la définitive. Mick se détache, libère ses poignets, ses émotions, la renverse sur le dos et la « besogne » avec vigueur, sans cependant toucher une seule seconde ses seins majestueux. Cette longue nuit rapprochera les amants improbables, leur permettra de se découvrir, corps et âme, entre maladie mentale aux allures de catalepsie, suicide salutaire, rédemption inespérée, humanité regagnée. Hélas, l’élève trompé, excité, hystérique, dépassera le maître magnanime et achèvera dans le sang le contrat impossible à remplir, la brève rencontre de deux solitudes complémentaires. Au terme du générique de fin, in extremis et quasiment hors du récit, il ne reste plus à Mick, éperdu, brisé, qu’à pleurer la perte de sa bien-aimée, durant une coda itérative de damné, puisque l’enfer ne cesse de répéter l’insupportable, avec une prostituée incarnée par Justine Priestley, sœur jumelle de Jason, autrefois bourgeois blondinet habitant à Beverly Hills, en reflet de la « masseuse » liminaire à deux doigts du trépas par ciseaux issus du Crime était presque parfait. Auparavant, la romance entre adultes consentants, loups esseulés dans la jungle nocturne fantomatique, Vancouver en duplicata glacé de New York, comprendra un repas au cimetière, pique-nique asiatique et funèbrement romantique, pardon du pléonasme, moment hors du temps, à la Tim Burton débarrassé d’adolescence, relecture réconciliée de Vertigo et métonymie du film, de son mélange de tonalités, de sa dimension de kammerspiel au sous-texte antique et psychanalytique, noces éphémères de l’amour et de la mort.


L’assassin sentimental, ému par une vieillerie sucrée à la TV, alors qu’il vient de fracasser le crâne d’un type alité, un bras en écharpe, philosophant dans son bain à son boss d’occasion, un drolatique et compatissant Peter Boyle, sosie d’Alain Juppé dépourvu de juvénile Frankenstein à la Mel Brooks, de vétéran du Vietnam à la Scorsese, agenouillé pour plaider son sort, sa mortelle mission, contemplait dans l’ultime scène la mer, la ville et l’horizon, le jour en train de naître, un bateau en direction du quai, assis au bord des ténèbres liquides, le cadavre de sa chérie dans le linceul chic d’une cape immaculée, posé sur ses genoux en pietà d’emprunt, Fiona endormie pour l’éternité du souvenir. En effet, les femmes et les hommes que nous aimons, passionnément, stupidement, sans rien savoir d’eux, sans guère en connaître davantage sur nous-mêmes, nous finissons infailliblement par les perdre, en tout cas au cinéma, annexe audiovisuelle des pompes funèbres, mécanisme platonicien d’illusion-désillusion qui élève et bouleverse, parfois, afin de mieux rejeter le spectateur dans la sale réalité impitoyable, à sa sauvagerie jolie, à sa stimulante hostilité. Bien sûr, tout cela se voit plombé, avec ou sans jeu de mots, par un scénario théâtral, tendance absurde, quelque part entre Samuel Beckett et David Mamet, par une absence de regard, de point de vue de cinéaste, Mark Malone trahissant à chaque plan, malgré la lumière soignée de Tobias Schliessler, pas encore à l’œuvre sur Candyman 2, Hancock, Mr. Holmes ou La Belle et la Bête, son origine de dramaturge entiché de distanciation brechtienne, de son ersatz de mise à distance, disons, exposant les répliques en chapitres, à la manière de « l’exosquelette » structurel de Kubrick à l’Overlook, par une VF affreuse due à la médiocre édition en DVD chez Zylo, de quoi presque faire passer Philippe Clair pour un émule d’Ingmar Bergman.

Des défauts, Killer – titre racoleur, trompeur, auquel on préférera l’explicite et inspiré Bulletproof Heart ou l’astucieux Cœur à gage québécois – n’en manque certes pas, spécialement soulignés par sa musique synthétique, et The Hit ou Traquée demeurent tranquillement sur leurs hauteurs de faux polars et vraies errances de sentiments, d’avérées dérives existentialistes. Néanmoins, outre la modicité de la galette numérique acquise neuve à cinquante centimes, ce couple élu, mal assorti, de luxueux téléfilm arty, mérite sa découverte, son exhumation d’un soir. À contre-courant très alangui de ce qui se produit aujourd’hui, en avatar post-moderne du cinéma dit classique d’hier, policier ou pas, Fiona lointaine cousine huppée de Gelsomina sur La strada, Anthony LaPaglia en remplaçant du violent et larmoyant Anthony Quinn, l’ouvrage laisse apercevoir, sous le simulacre moraliste, derrière l’impasse paupérisée, le film qu’il pouvait devenir, promesse non tenue, tant pis, d’une odyssée à deux, d’un parcours picaresque à l’intérieur de consciences en déshérence, voyage au bout de la vie au lieu de l’ennui. On se consolera, allez, avec Mister LaPaglia en « autiste » armé in fine à fleur de peau schizo et avec la présence assez magnétique de Mademoiselle Rogers en seconde chance sans merci, en « femme fatale » pour elle-même, sidérée par son mal médical ou son vide de vague à l’âme, désabusée par l’incapacité des hommes à la faire jouir, à l’occire sans douleur, ni tremblements ou atermoiements. Souveraine de la diégèse et du métrage, Mimi intrigue, sourit, défie, embrasse, promet d’être gentille, s’abandonne, fume, décide de l’itinéraire funéraire, se retrouve au bord de l’eau, dans un entrepôt en abattoir scénique – les protagonistes marchent enlacés à l’instar de mariés vers l’autel –, tombe de sa chaise, une balle dans la tête, à la manière d’une marionnette au fil coupé par le final cut du quotidien, du sort qui nous attend tous, patiemment, pas longtemps.


Mick, Tristan de film noir, de drame de chambre, à coucher ou d’asile, s’allonge alors auprès d’elle, son Yseut sémite, ne la quitte pas des yeux, paraît vouloir la rejoindre dans ses rêves inertes, dans sa feinte sérénité d’actrice sans malice mais pas sans talent. Elle se prénomme comme l’héroïne de La Bohème, peut-être qu’on l’aime aussi pour ceci, écho éploré à Puccini ; peu importe, car Mimi Rogers continue à briller légèrement, tendrement, au firmament des étoiles naturellement mortes et des artifices féminins à la vérité logée dans un fugace parfum, une part de chevelure, une charnelle mélancolie – ceux de l’aimable Mimi, oui.


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