Ornette: Made in America : Saxo
Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur
le titre de Shirley Clarke.
Le free jazz ? Presque
un pléonasme, tant la liberté caractérise, caractérisa, devrait caractériser
cette musique autrefois à la mode, pour de bonnes et mauvaises raisons, avec
son imagerie mythique de nuit, de ville, de désir, de ruine, de Brésil relayée,
sinon créée, en partie par le cinéma. Hélas, le jazz ne libéra pas le cinéma et ce court documentaire consacré à un
vrai créateur le démontre assez médiocrement. Durant soixante-dix-sept minutes
longuettes, on écoute Ornette en concert au Texas natal, fil rouge sonore passé à
travers le chas des archives, personnelles ou publiques. Shirley Clarke,
surtout connue pour le surfait The Connection, portrait de groupe
et d’époque sur fond de drogue, de reportage répété, tente d’élaborer en
testament un équivalent visuel à la syncope de Coleman, à coup de caméra
portée, de montage stroboscopique, de zooms
avant et arrière à l’unisson supposé de la transe de danseurs en sueur ;
elle échoue partout, amicalement, lamentablement, pourtant flanquée du renommé
DP Edward Lachman, familier de Wenders, Todd Haynes ou Ulrich Seidl. Ailleurs,
elle esquisse des secondes de reconstitution, avec un Ornette gamin et
adolescent. Le musicien se souvient, d’un air badin, le musicien revient sur
ses pas, dans sa piaule au bord du rail, le musicien philosophe un brin, sous
le patronage d’un architecte, Richard Buckminster Fuller, épris de dômes, à
défaut de sphères ou de leur musique antique et mathématique. Ornette taille la
bavette avec ses anciens potes, autour d’une table, une bière et un Coke à la main. Il se confie quasiment in fine à propos de sa castration, de sa
circoncision, de sa séparation entre les mâles-femelles et les hommes-femmes,
catégorie à laquelle il se déclare appartenir.
Dans une rue de New York, il embrasse
une jolie brune inconnue aux allures de mannequin, reconstitution in situ d’une plaisante anecdote de
méprise. Son fiston joue les batteurs et les managers, sa sister et son épouse, poétesse, rappellent à juste titre sa différence, l’ostracisme
qu’il sut susciter à ses débuts, tandis qu’un critique résume le renversement
cohérent, statut de jeune excentrique troqué au final, fatalement, via le poids des ans, contre celui de
génie âgé. Son âge, le métrage d’un autre âge, 1985, le fait, trop bien, tant
pis, depuis le générique et les déroulants incrustés à peine dignes d’un
tableau électronique ferroviaire jusqu’au aux effets vidéos arty à la Averty, en passant par le
grain d’ensemble du Super 16 et le surcadrage d’un téléviseur en couleur.
Poussière d’image, de langage, de tangage entre les dates – on cherche en
vain la vie, l’énergie, la folie des notes enregistrées, semées tout au long du
CV. Reste le jazz orchestral
d’Ornette Coleman, association pas si incongrue puisque, au moins à nos
oreilles de mélomane, pas de spécialiste ni de technicien, le compositeur
s’inscrit dans le sillage de Charles Ives, d’Alban Berg, d’Igor Stravinsky,
déploie, à l’instar de ses illustres confrères, avec fureur et raison, un
édifice de sons impressionnant, désarmant, irritant. Sa musique lyrique,
inquiète, singulière et altière, que l’on connaissait principalement par son
acclimatation chez Cronenberg et Shore, invités d’un festin dénudé mémorable et
mélancolique, par ses échos chez Lou Reed pour une version live de son trip à
l’héroïne, injecté dans les veines de l’auditeur au moyen d’un saxo embrasé,
innerve heureusement la vraie-fausse biographie au vernis sociologique, consécration américaine du maverick unique
opérée en introduction lors d’une remise de clés municipales et le décret d’une
journée Coleman, en épilogue au bouquet de félicitations de spectatrices
énamourées, l’artiste promettant gentiment une interview, star noire en
costume immaculé à laquelle un public majoritairement blanc, tels les membres
de l’orchestre, d’ailleurs, demande des autographes.
Peut-être, au fond, de l’espace
évoqué avec invitation de la NASA, rien que ça, s’agissait-il d’une modeste
mission impossible, d’un défi figuratif. Osons un parallèle a contrario de la chasteté affichée,
revendiquée : le cinéma X ne filme pas le sexe, seulement des hardeurs en
chaleur rémunérés, automatisés ; le cinéma musical ne filme pas la
musique, uniquement des instrumentistes ou des chanteurs en train d’exécuter
leur morceau, peu importe le tempo. L’art funéraire cinématographique, par
nature phénoménologique, reste à la surface, s’en tient dans les deux cas et
situations à la performance, se risque rarement à essayer une transcription d’intériorité.
Le jazz, encore davantage qu’une
autre forme, existe dans l’instant, dans l’absence de mise en scène et en
boîte, il ne supporte pas la conserve et le support, le simulacre du
microsillon. Bien sûr, on trouvera toujours des exceptions, surtout dans le
registre vocal, et Chet Baker, par-delà le cercueil, continue à murmurer
royalement en CD ou en ligne. Anyway,
le made in USA trop sage et daté de
la Miss Shirley, ni musical, ni
godardien, en dépit de l’intitulé, avec ou sans Stones, ne parvient à proposer
un discours capable de rivaliser, saine émulation, avec l’expressivité en éruption, lave
et magma de Coleman. Quand bien même
y croise-t-on William S. Burroughs en lecture hilare, quand bien même y
ressuscite-t-on les cérémonies musicales du Niger ou du Maroc, musiciens de Jajouka
inclus, fascination de Brian Jones comprise, tout ceci s’avère superficiel et
consensuel, inutile et stérile. Shirley Clarke, réalisatrice et monteuse, ne
mérite certes pas de monter en ascenseur vers l’échafaud de Malle & Miles
mais l’on pouvait certainement attendre mieux d’elle, de sa réputation de
cinéaste indépendante et expérimentale.
Avec son duel de western inaugural et incongru, avec ses extraits à Berkeley, avec
ses réminiscences subliminales de Martin Luther King, avec son escale à Milan
sur le petit écran, avec son World Trade Center relié par satellite à Harlem,
avec son cambriolage violent de fait divers d’avant l’ère new-yorkaise de la
tolérance zéro de Rudy Giuliani, avec ses mères noire et blanche échangeant
leurs landaus, avec son orgasme féminin furieux en bruit de fond, de quoi
complexer Donna Summer travaillée au corps et la voix, en studio, par Giorgio,
Moroder of course, avec sa Californienne peroxydée naguère partenaire de Lex Barker et son affreuse chanson
de fin œcuménique, la caravane des rêves dévalués s’évanouit dans sa propre
inanité. Ornette Coleman, explorateur d’un territoire intrigant, sidérant,
pour certains inaudible et inécoutable, nous quitte sur un sourire, signe
d’élégance et de distance saupoudré de l’ironie hermétique de Jack Nicholson,
emprisonné pour l’éternité fantomatique par Kubrick à l’Overlook. Il sait, nous
savons avec lui, depuis, que sa musique survivra à tout cela, à cette écume
maladroite et déjà posthume. Le jazz,
guys, ne cesse de souffler, de se
réinventer, de disparaître afin de souligner sa beauté, sa nécessité, sa
libératoire liberté. Que le cinéma ne l’oublie pas et s’en inspire, merci pour
lui. Quant à Mister Coleman, homme
apparemment, a priori, doux et fiévreux,
humble et radical, il se survit dans ses disques, dans nos imaginations
solipsistes, dans notre cinéphilie instrumentale, pas si mal, so.
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