Let’s Get Lost : Le Chanteur de jazz


Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre de Bruce Weber.


Voilà, perdons-nous au son de la voix et de la trompette de Chet, puisqu’en 2017 le reste, tout le reste, anywhere, s’avère assez abject. Égarons-nous durant deux heures environ dans ses rides, dans son sourire, dans sa belle gueule fracassée de camé édenté. Le spectre roule en Cadillac et sa vie se déroule en « histoire orale », le film affiche un noir et blanc granuleux – du 16 mm « gonflé » en 35, au vintage format 1.33 – qui harmonise les sources, les époques, les discours dans le même espace-temps mythique, atemporel, artificiel et arty. En studio ou à l’hôtel, en Italie ou à Cannes, sur une plage de Santa Monica bientôt arpentée par Lana Del Rey, on croise Chris Isaak, vrai-faux héritier mutique, le Flea sauteur des Red Hot Chili Peppers, on aperçoit des photographies érotiques d’André de Dienes, sirènes au soleil, dont une certaine Marilyn, et un poster de Belmondo en flingueur essoufflé par Godard. Les deux moments les plus pénibles de cette autobiographie indirecte, diffractée en témoignages de proches, de producteurs, de partenaires, d’experts, « suspects habituels » de ce genre d’ouvrage à base d’archivage, prennent la forme d’un duel de femelles – Carol Baker contre Ruth Young – et d’une visite passéiste du festival sudiste, avec son aréopage de stars hilares + en bonus la callipyge Lisa Marie de Tim Burton. Du gossip domestique aux paparazzi de cirque médiatique, l’auteur, réputé photographe de mode et clipeur notamment pour les Pet Shop Boys, franchit le pas, ouvre la voie à l’actuelle vogue des people. Il rend hommage à une « légende vivante » et interroge une mémoire quasiment d’outre-tombe ; il enregistre l’enregistrement de chansons et les points de vue convergents de sa maman, de ses amantes, de ses enfants.

Il ose en épilogue demander au sujet, déclaré inapte à l’armée, abonné à la méthadone, si tout cela lui plaira, quand il le verra dans plusieurs années. Bon prince désargenté, usé, roué, instrument incarné de souffle et d’âme irréductible à son incomparable mélancolie, à sa résistante vulnérabilité, l’interprète le rassure au ralenti, le remercie pour une série de plaisirs simples, virée régressive en auto-tamponneuse incluse. Ignorait-il vraiment en 1987 qu’il lui restait un an à vivre, avant qu’une fenêtre ouverte à Amsterdam ne vienne sceller un destin parfois serein à cinquante-huit ans ? Adoubé par Parker, le volatile Charlie, pas le colonel escroc d’Elvis, jalousé par Gerry Mulligan flanqué de son quartet, pistonné par le vertigineux Dizzy Gillespie afin de réintégrer le circuit des clubs après s’être fait défoncer le râtelier par une poignée de Noirs mercenaires – fait divers guère politiquement correct, pas vrai ? –, le « petit Blanc » à la face d’ange dangereux, sur sa côte Ouest de chevalier des sables minnellien, brillerait pour l’éternité discographique en tant que chantre lyrique d’un romantisme très fifties, quelque part entre Frank Sinatra et James Dean ? Que nenni, nous assure et nous assène Bruce Weber dans son documentaire anodin, esthétisant, sans un gramme de cinéma, sans une once de musicalité, sans la moindre compréhension du jazz, du personnage, de ce que filmer la musique signifie. Mauvais fils, mauvais mari, mauvais père, trompettiste suprême et chanteur reconnu, Baker devient une sorte de Jekyll & Hyde psycho-musical, une épave charismatique au bord du Pacifique, « produit de son environnement » languide, crooner cool et a contrario des riffs urbains du gratin de New York, méprisant souvent, allègrement, le jazz blanc ellroyesque de l’autre bout de l’Amérique, géographique et sociologique.



L’ancien Oakie cosmopolite émigré en Californie, à l’instar de Clint Eastwood, mélomane notoire par ailleurs portraitiste inspiré de Bird, se souvient de l’acquisition d’une Alfa Romeo SS en plus beau jour de sa vie, accompagne une jeunesse indulgente, accompagné de jolies filles, de femmes toujours énamourées malgré les coups portés, les tromperies – ne jamais se fier à un drogué, par essence infidèle, sinon à sa consommation d’autodestruction –, réclame doucement le silence aux fêtards supposés cinéphiles. Hélas pour lui et nous, nul Preminger au bras doré, ni Cassavetes dans les ombres ou déguisé en Johnny Staccato, ni même notre Louis Malle national et son ascenseur fatal pris par Miles Davis derrière l’objectif, rien qu’une caméra aux panoramiques de mal de mer (voire de mère) sur des clichés de William Claxton, reliquat d’une gloire faustienne. Hollywood ne pouvait que s’emparer de la figure de Chet, la délocaliser lors de la guerre de Corée, remodeler ses traits en ceux, laborieux et risibles, de Robert Wagner, « cannibale » de carton-pâte subjuguant Natalie Wood, future noyée suspecte à bord de son yacht. Et Rome s’y mit aussi, via Lucio Fulci et ses urlatori, Adriano Celentano en guitariste et une baignoire téléphonique, coda édénique et sentimentale de l’évocation bancale. Sur la bande-son, constamment parasitée par les paroles, pas les lyrics, superfétatoires, des morceaux de Kosma/Prévert-Mercer, feuilles mortes devenues automnales, un arrangement orchestral de Morricone pour une berceuse paternelle, des miettes de Tom Waits, de Richard Carpenter, ma pensée pour la chère Karen, un soupçon logique de Tom Jobim, épris de Chopin et admirateur de Baker, en sus d’une longue liste tout sauf exhaustive de standards dus à Duke Ellington, Cole Porter, Richard Rogers & Lorenz Hart, Sidney Clare et Jay Gorney, Gene de Paul et Don Raye.

Demeurent l’évident talent et le clair mystère de Chet Baker, artiste majeur en quête d’une grande évasion impossible hors de lui-même, d’un réel naguère artificiel, tels les paradis pourris, désormais contaminé par d’innombrables simulacres, musicaux ou non, que son chant et ses notes renvoient à leur trivialité, à leur pauvreté, à leur vacuité. Celui qui bouleversa notre adolescence – il aimait Marseille, j’y naquis –, en simultané avec la lecture d’Edgar Allan Poe et William S. Burroughs, la découverte de Bernard Herrmann ou Nicolas de Staël, à des degrés divers des combattants, des survivants, des vaincus par la vie ou des « suicidés de la société », dirait Antonin Artaud, que l’on continue à écouter, longtemps après, avec un mélange de joie et de souffrance, se donne à entendre enfin en entier, en plan-séquence, en gros plan, une seule et unique fois, dans un morceau de Costello, Elvis, pas le Jef de Jean-Pierre Melville, accessoirement compagnon de Diana Krall, boucle finale bouclée avec l’incipit colérique en voix off sur l’écran noir liminaire. Alors se révèle in fine l’invraisemblable vérité, molto langienne, en vain traquée par Weber dans son patchwork d’entretiens anecdotiques, de saynètes télévisuelles, de dérives narratives censées donner accès à une intériorité, paraphe d’inanité ou en tout cas d’humilité adressé à tous les biographes, tronqués, méritants, navrés, navrants, scolaires ou adversaires : l’art se passe de genèse, de généalogie, d’explications, de commentaires, il existe ici et maintenant, à chaque instant itératif, métamorphosé, absurde et superbe, il se moque des manichéismes, des récompenses, des courtisans, des consolations et des subversions. Un homme chante et joue comme on se met à nu, comme on va jusqu’au bout, comme on aime, ment, respire, inspire ou expire. Presque triste, Chet ? Mister Baker, totalement présent.

       

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