Cours, Lola, cours : Mort à l’arrivée
Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Tom
Tykwer.
Elle court, elle court, Franka
Potente, et l’on ne se lasse pas de sa foulée, de l’admirer, et l’on se laisse
volontiers emporter dans son élan désarmant, énergisant. Un homme amoureux la
filme assez superbement et peut-être l’aime-t-on aussitôt pour cela. Pas
seulement : elle court portée par ses sentiments, elle court par amour,
contre le Temps et le monde. Peu importe qu’elle succombe ou qu’elle ressuscite
via le cinéma, cet art du mouvement,
de la durée, du passé au présent, des fantômes alertes et des miroirs brisés.
Ange bleu au prénom de Marlene, de Martine puis d’Anouk, sirène rouge entre
Lara, la virtuelle, pas celle du toubib Jivago, et Milla, la souris de Besson,
elle traverse le métrage comme une flèche, elle touche en plein cœur le
spectateur allemand, adolescent, pas uniquement. Avant le classicisme
illustratif d’après Patrick Süskind, auteur au parfum des crimes passionnels, son
compagnon à la caméra ose et réussit tout, petit miracle laïc dans une humble
cathédrale urbaine, spatio-temporelle, consacrée à sa muse, qui amuse autant
qu’elle émeut. Sprint ludique et
philosophique, sensoriel et existentiel, l’opus
dégraissé du moindre superflu, précis à l’instar d’une horlogerie, associe le
corps et l’esprit, la machine et la chair, l’architecture et le mélodrame. Il
s’agit bien d’un film issu de Germanie, Lang l’apprécierait, surtout celui amateur
d’espions, de métropoles, de maudits, aveugle compris(e). Durant la course
contre la montre, soixante-douze minutes et trois vies, pensez-y, on pense bien
sûr à Kieślowski, à Noé, à Hitchcock, à Chris Marker, à De Palma, au romantisme
rhénan, à Tristan et Yseut déguisés, réactualisés en Bonnie & Clyde à
Berlin, on entend de la techno, Dinah Washington et Charles Ives, en écho à Nicloux dans sa
désertique vallée amoureuse.
Le clip, le jeu vidéo, l’esthétique
pauvre du Dogme, le dessin animé, le photo-roman, le split screen, le steadicam
ou la grue, les retours en arrière rougis, au lit, le ralenti, car ce film gracieux
qui va très vite sait également décélérer, sait tout le prix des secondes
suspendues, les formats, les textures et les trucs du cinématographe concourent
à créer une ivresse du regard, un emballement du battement cardiaque, une
épiphanie du désir et du pire in extremis
conjuré, nouvelle partie, nouveau départ, toujours à deux, tant mieux. Les
destins se modifient suivant la trajectoire de Lola ou de Manni, il suffit d’un
mètre ou moins pour connaître une autre histoire, une différente fin. Notre
cinéaste, géomètre et poète, n’agite pas des braqueurs de série B survitaminée,
des silhouettes de thriller, de vains
pantins mesquins mais entoure son beau couple de cinéma, Moritz Bleibtreu ne
démérite pas, d’une troupe de comédiens remarquables, dont Nina Petri en
maîtresse en détresse. Chaque personnage, sur le passage de la sincère sorcière
fonceuse, vibre d’une intensité propre, d’une multiplicité de possibles, d’une
persistance particulière, presque rétinienne, par-delà ses avatars de hasard et
de nécessité. La fille sans mère et au père d’emprunt, orpheline à venir, file illico en fervente boule de flipper de la banque au casino,
itinéraire numérique d’une cohérence contemporaine à l’ère du capitalisme et de
l’accident, motorisé ou feutré. Là, elle crie, brise quelques verres et
remporte une mise supérieure à la « rançon » exigée en impulsion-ultimatum liminaire. Un peu plus tard,
elle guérira le gardien compatissant dans une ambulance à la Scorsese, d’un
simple contact de ses mains féminines et magnanimes.
Au terme de la trinité, religieuse ou
sportive, assurément cinématographique, le film se met lui-même en pause,
l’arrêt sur image final paraphe le mystère suprême de Lola, interrogée de la
voix et des yeux par son amoureux in fine
souriant, adoubé par le boss, rassuré.
Le magot gagné demeure une énigme et la coureuse une tendre et intrépide
guerrière de/pour notre temps, mise hors du temps à l’écran et cependant
fichée, à jamais, dans la mémoire ravie du voyageur immobile. Grand petit film itératif
et varié de pensée, de muscle, d’humour et d’amour – grand petit film tout
court, tout sauf à bout de souffle, jusqu’au dernier, encore et déjà premier,
de l’inoubliable Lola/Franka, voilà.
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