Noriko’s Dinner Table : Buffet froid


Akira Kurosawa invite Yasujirō Ozu à dîner ; la vengeance se déguste froide via un métrage chaleureux.  


On remet le couvert, mes chers. Au menu copieux, le long d’un repas scopique pris durant cent soixante minutes roboratives, pas de formule mercantile, nul plat réchauffé, aucun sushi défraîchi mais un psychodrame hardcore (bandage plutôt que bondage), mais moult soucis familiaux pour la pauvre Noriko, provinciale « montée » à Tokyo comme naguère Rastignac à Paris. Autre temps, autre mœurs : il ne s’agit plus d’affirmer sa présence agressive de conquérant, de se faire une place au soleil dans la capitale commerciale. La future étudiante, suffoquée par son avenir, par l’idéalisme et l’égoïsme paternels, voire paternalistes, entend donner corps à une correspondance, troquer l’avatar contre la rencontre, une possible amitié (féminine) incarnée à la clé (de casier ferroviaire, de la porte d’entrée dans l’âge adulte rempli de tumulte). Sortie de l’ombre du réseau social, suicidaire ou non, la voici dans la métropole nocturne, touriste craintive et cependant confiante devant la consigne de rendez-vous. En guise de festin nu, d’identité révélée, dénudée, enfin assumée, elle va manger le pain rassis d’un jeu de rôle drolatique et pathétique, boire jusqu’à la lie forcément amère l’hallali d’un huis clos et la suppression volontaire d’une mère, de quoi vous couper l’appétit jusqu’à la fonte du mont Fuji. Abreuvée de monstrueuse normalité, notre héroïne décide donc de mordre à l’amicale Mandarine, condisciple devenue « idole japonaise » assez niaise, de se réinventer, en compagnie de Kumiko, orpheline cynique au pseudonyme numérique, en Mitsuko, clin d’œil évocateur et odorant à un parfum français, ouais. Comment bat là-bas ce cœur en hiver (Sautet ou sauté, consultez la carte internationale), comment se métamorphose ma sister, se demande Yuka, cadette experte du clavier.



Il faut rajouter, pour l’édification et surtout la stupéfaction du lecteur, qu’au mois de mai, un semestre après son arrivée, une cinquantaine de gamines (le nombre 54 revient par conséquent trois fois, à l’instar de la valse de boîte à musique du thème principal, certes déplacé dans une célèbre discothèque new-yorkaise presque homonyme) ne trouvèrent rien de mieux à faire, à interpréter, que le rôle d’une carrière médiatique, traumatique, inscrite dans le réel, par nature et culture un « film d’horreur », pas vrai, que le rôle d’une vie à l’acmé mortelle en métro maso. Tetsuzo, père un brin sado, ne parvient pas à sauver son épouse d’elle-même, et la peintre amatrice du bonheur ripoliné, superficiel, sombre aussitôt après le départ de sa seconde progéniture partie rejoindre la première, peint en noir, avec ou sans les Stones, le portrait d’une cellule (heureuse, cancéreuse) sur le point de disparaître, déjà implosée. Le dénouement du roman (vidéo)graphique, cinématographique, littéraire et pervers, à quatre voix (subjectives, intérieures, mémorielles), porte au carré la duplicité, car Kumiko ressuscite Taeko, tandis que les deux filles jouent leur propre rôle dans un décor domestique reconstitué à l’identique, le papa spectateur au placard, représenté par un ami rageur bientôt trucidé. Bain de sang d’assaillants au couteau tranchant, repentir mortifère de la maquerelle du virtuel, retrouvailles à table, scène surréaliste et Cène profane, de fac-similé, puis fuite fervente de la fillette, désormais « fille sans nom », à l’aube endormie, adieu de la plus grande à sa sœur, au site mythique – le monde immonde constitue in fine l’unique club du suicide insaisissable –, à son adolescence et coda d’affirmation sereine, avérée, par la grâce de son prénom retrouvé. Un digestif ? Une découverte.     

                      

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