Le jour où j’étais perdu : Je ne suis pas votre nègre
Malcolm Little, Red, X, El-Hadji
Malik El-Shahazz, Omowale + Jim Baldwin.
Opinion d’épicier, pardon, de
producteur : un scénario ne possède pas de valeur littéraire, il doit se
plier au pur pragmatisme. On s’en sert pour rassurer, pour recruter, pour
financer un film, en carte du territoire jetée aux orties auteuristes en France
dans les années 60. Il symbolisait alors le « cinéma de papa », un
joug du joujou des jeunots, une sorte de Surmoi immobile auquel le Ça du
tournage devait se soumettre ou qu’il devait vaincre. Les mots contre les
images, le pensé contre le spontané, l’écrit contre la vie, vieux duel et
vieille antienne vite classés sans suite par le CNC et la TV. De même, à quoi
bon renvoyer ceux qui voient dans l’écriture de cinéma, narrative ou
analytique, un divertissement, un délassement, une exégèse ou un sermon, vers Rocco
et ses frères de Luchino Visconti, Lolita de Vladimir Nabokov, Peeping
Tom de Leo Marks, Hardcore de Leonard et Paul
Schrader, La Petite Voleuse de François Truffaut et Claude de Givray ou Le
Festin nu et Crash de David Cronenberg, quelques items de notre bibliothèque ? Comme
de nombreuses et bien nommées « bandes originales » peuvent s’écouter
séparées de leur métrage, un scénario réussi se lit per se, peu importe son actualisation dans la réalisation, et ne
compte guère le fait qu’il donne lieu ou non à un ouvrage audiovisuel
équivalent. Le lecteur, promu réalisateur de
facto, se fait son propre film, établit sa distribution personnelle, dirige
la photographie, pratique le montage, choisit la musique et le silence. Tout
ceci pour dire tout le plaisir pris à la lecture du script, dénomination générique dépourvue de son implicite désignation
technique, exhumé de James Baldwin.
Avec son beau titre fataliste à
double sens – perdu car condamné, perdu dans ses souvenirs –, voici une œuvre
écrite en trois ou quatre ans, commencée au soleil de Hollywood et achevée sous
celui de Saint-Paul-de-Vence. 1968-1971 et 1925-1965 : les repères
chronologiques et nécrologiques se télescopent, ouvrent et ferment le récit
cinématographique commandité puis rejeté par la Columbia. L’écrivain s’inspira
d’une autobiographie posthume appréciée, ne vit jamais le biopic de Spike Lee, apparemment en partie bâti sur sa prose ;
il dut aussi, contingences soulignées dans un avertissement introductif,
composer, double acception, avec des « complexités juridiques » et
des « divergences profondes » d’héritage spirituel. La Nation of Islam devient ainsi le
Mouvement, des patronymes disparaissent, régit avant tout l’exigence d’être
« fidèle aussi à la vérité de la personnalité si émouvante, si riche,
tumultueuse, et si souvent calomniée, de cet homme connu sous le nom de Malcolm
X. » 265 pages plus tard, que retient-on du portrait remisé au placard, de
l’évocation vivante et funèbre rédigée dans le sillage d’un assassinat parmi
d’autres, celui, passé, de JFK, marotte d’Oliver Stone, ceux, à venir, de Martin
Luther King et de Bobby Kennedy ? Que toute une vie, que quarante ans
d’une existence écourtée, médiatisée, ne sauraient certes se résumer à cela,
qu’il ne s’agit pas de signer un procès-verbal mais de ressusciter une persona, une conscience et une puissance
dans lesquelles se reconnaître jusqu’à un certain point. Le Malcolm de Baldwin
regarde, littéralement, dans le rétroviseur de sa voiture en route pour un meeting dont il ne reviendra pas.
Il se retourne sur lui-même, sur sa
haine et celle d’autrui, sur son parcours, sur ses amours. Le parking souterrain du Hilton de New York
n’accueille pas un Francis Huster déguisé par Jacques Demy en Orphée
d’opérette, ou plutôt de comédie musicale sinistre, il constitue le décor chthonien d’une
mise à mort, le point de départ explicite de la chronique d’une mort annoncée d’un
homme suivi, menacé, contée avec un impressionnisme assez souverain, une
fluidité des enchaînements à rendre jaloux n’importe quel script doctor assermenté,
par exemple celui que le studio voulait imposer à l’auteur, en sus, nous dit
l’éditeur, d’un acteur blanc grimé en Noir, pourquoi pas Charlton Heston, hein,
comme au bon vieux temps misérable d’Al Jolson. Ici, chaque mot porte et se
signale par une justesse, une élégance et une honnêteté infaillibles. James
Baldwin n’abuse pas des didascalies, ni du lexique mécanique ou optique, il ne
joue pas au romancier ou au polémiste épris de « septième art »,
quitte à déplaire à son employeur, à ses prétentions œcuméniques, quitte à
s’attirer le jugement négatif de Mister
Lee estimant le scénar désordonné. En découvrant cette odyssée singulière,
individuelle et chorale aujourd’hui, en 2017, longtemps après les événements
relatés, face à l’Amérique orpheline et parricide de Barack Obama, qu’en
penserait Baldwin, diantre, on songe à l’oiseau de nuit d’Eastwood, à sa
structure pareillement parcellaire due à Joel Oliansky, autre biographie black
initiée par la Columbia, voilà, voilà, on se dit surtout que rien ne change
vraiment là-bas, nation schizophrène du Nord et du Sud, de Griffith et de
Beyoncé, du défunt show de Cosby et
du sexe pérenne estampillé « interracial » en niche du X numérique.
Cette division matricielle,
originelle et superficielle, dans l’absolu de l’espèce humaine, dans son
acclimatation républicaine rétive à l’idée d’ethnie, de communauté, par-delà
d’indéniables tensions, des fractures géographiques et psychiques mises à nu
lors des élections hexagonales, dans les tandems
bicolores des buddy movies issus des années 80, via Walter Hill et compagnie, avatars de
leurs homologues de naguère, Poitier ou pas, dans la gloire rassembleuse des
actuels ténors de l’écran hollywoodien, Smith, Jackson, Washington et consorts,
vrais détenteurs d’un « pouvoir noir » pas si illusoire, se retrouve
dans le texte de James, et comment ne s’y trouverait-elle pas ? Ni
psychologisante peinture en noir, désolé ou non pour le jeu de mots, ni
hagiographie militante, le film invisible nous donne à voir un personnage de
chair, de colère, de conversion et d’opposition, y compris à ses « frères »
le jugeant bien encombrant. Les femmes défilent autour de l’homme faussement
anonyme, Louise maternelle et mulâtre, Sophia blonde et bandante, Laura
amoureuse et abîmée, Betty l’épouse prêcheuse, Ada la vieille putain et Madame
Swerlin la seconde mère généreuse, abjecte ; dans son élan ralenti,
retardé, vers la balle fatale, de mémorables figures masculines surgissent,
Earl, père tabassé passé sous un tramway,
Monsieur Ostrovski, professeur réaliste et défaitiste, Shorty, cireur lucide et
acide, Archie, flingueur formateur antillais, Luther, prophète à la Jacques Audiard et petit roi revanchard de sa
religion aux allures de marchand du temple, Sidney, son fils déserteur, déçu, emprisonné,
un Égyptien accueillant et admiratif en terre supposée sainte. Maître du
dialogue et de la progression vraiment dramatique, Baldwin sacrifie parfois à
un pathos déplacé, travelling avant
vers un cadavre carbonisé en gros plan de pendu fraternel à la Billie Holiday, fruit étrange et atroce dévoré par des hommes-loups.
Néanmoins, humble et pas manichéen,
il anime des scènes denses et intenses, commissariat pris d’assaut
pacifiquement, a contrario de
Carpenter, ou vibrant pèlerinage à La Mecque entamé par une ironique procédure
de tribunal islamique. Rapide et riche, sombre et brillant, son scénario vaut
largement le documentaire de Raoul Peck récemment entrevu sur ARTE, narré en
français par l’inénarrable JoeyStarr, car il échappe à la démonstration, au
didactisme, à l’édulcoration et au simplisme. Malcolm & James conservent
leur impressionnant mystère, leur obscurité radieuse, leur capacité à nous
parler encore au présent. « Tu es présent même quand tu es loin »
affirme in fine, en voix off et retour en
arrière vocal, la veuve enceinte – disons la même chose à propos de ce scénario
et incitons les cinéphiles, de croyance, de couleur et d’horizon variés, à s’y
plonger sans délai, histoire d’envisager un partage de beauté, de dangerosité,
de sérénité, de regagner, au moins le temps d’une journée, la meilleure part et
la pire de leur peut-être irréconciliable humanité, peuplée de « démons
blancs » ou gris, malade de maux imaginaires et pourtant cruellement réels.
"I imagine one of the reasons people cling to their hates so stubbornly is because they sense, once hate is gone, they will be forced to deal with pain."
RépondreSupprimerJames Baldwin (The Fire Next Time)
http://jacquelinewaechter.blogspot.com/2017/04/the-primary-distinction-of-artist.html
https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2017/07/oj-made-in-america-justice-pour-tous.html
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