Salé, sucré
L’écran e(s)t la carte.
Let me take you
Under candle light
We can wine and dine
A table for two
And it’s okay
If you take your time
Eat with your hands, fine
I’m on the menu
Katy Perry, Bon Appétit
Les mots, d’abord matière sonore,
possèdent aussi un sens, éventuellement un goût, en bonne synesthésie
rimbaldienne, et sans doute en eux-mêmes se trouve déjà la solution du
problème, à tout le moins une possible réponse à cette interrogation
métaphysique, voire gastronomique : pourquoi mange-t-on du pop-corn au cinéma ? D’ailleurs,
l’on n’y grignota pas toujours cela, naguère, avant-guerre, disons la Seconde,
mont(r)ée alors à vingt-quatre images par seconde en « actualités », même
un peu après, des ouvreuses souriantes passaient entre les rangées, munies d’un
petit panier en osier au lacet passé autour du cou, chaperons pas rouges et
loin de leur mère-grand, dans lequel s’entassaient, sur le point de succomber à
quelque obscure décongélation, un assemblage d’esquimaux prêts à sucer, une
fois le sachet défait, car pourvus d’un bâtonnet fiché au cœur de leur cœur dur
et cependant fondant. Sait-on que tout ceci, confiserie réellement glacée,
accompagna la sortie du bien nommé Nanouk l’Esquimau (1922) de Robert Flaherty ?
Presque dix décennies après les années supposées folles, il s’avère
inenvisageable de continuer à désigner ainsi la douceur réfrigérante et
réconfortante. Au siècle du politiquement correct, la marque déposée devient un
terme péjoratif et les Esquimaux se rebaptisent Inuits. Pourquoi pas, ricane le
nègre de Banania, prié entre autres par le MRAP d’aller se faire voir ailleurs
que sur des paquets de cacao, de chocolat en poudre-poudrière des mauvaises
manières de l’inconscient national abreuvé, via
le passé colonial, d’une imagerie exotique, paternaliste, raciste ; idem pour les « congolais »,
pâtisserie exquise au nom hors-saison.
« Y’a bon », pourtant, parmi
les sièges en velours, de la barre chocolatée propre à faire blêmir un
nutritionniste davantage qu’Omar Sy, notoire avatar du célèbre Chocolat
(2016), on n’en sort pas, au soda
frelaté, prompt à corroborer la satire boursière d’un Rouffio à l’époque du Sucre
(1978) amer, sans oublier les bonbons colorés, tellement mauvais pour nos
dents, mais qui se souvient encore de Colargol, hein, hygiéniste mielleux, camé
au miel, de l’enfance projeté chez les curés, en POV, s’il vous plaît, depuis l’intérieur
surréaliste de la bouche à récurer de près, quitte à ce qu’elle recueille, plus
tard, des mets masculins laiteux, plus illégaux qu’une simple hostie – laissez
venir à moi, tard le soir, les petits enfants au râtelier bien brossé, susurrerait
désormais L’Abbé C. de Bataille. Reprenons nos esprits, retournons au
maïs soufflé, corn lexicalement et
symboliquement pop. Ce mélange de
vide et de plein, de lourdeur et de légèreté, de délassement et d’écœurement,
trouve là, à vrai dire, un écrin idéal, le lieu évident pour sa dévoration assortie
aux images à ingurgiter front levé, parfois ceinture dénouée, chaussures ôtées.
De Niro, dans la fumerie d’opium de
Leone (Il était une fois en Amérique, 1984), peut bien visionner en
boucle sa tragédie de trahison, son épique et opératique home movie méta, savourer
pour l’éternité, jusqu’à la nausée, de l’illusion son odyssée proustienne, le
spectateur pas gangster se régale
quant à lui de caramel enrobé, de sucreries amies, de bulles en canette. Si mater
Mission
impossible (1996) dans un train, sur un ordinateur portable, équivaut à
doubler la fiction ferroviaire, si copuler, autrefois, durant les seventies, dans une des salles
occidentales classées spécialisées, revenait à imiter pour de vrai le miroir
intime, agrandi, abstrait, consommer d’agréables saloperies renvoie en écho
d’estomac au repas du regard – « se remplir la panse » en parallèle à
« se rincer l’œil », métrage salace ou prosaïquement divertissant.
Hitchcock, dans le biographique Frenzy
(1972), Ferreri, dans le sadien La Grande Bouffe (1973),
illustrèrent et imposèrent aux digestions difficiles les liens serrés entre
nourriture et ordure, entre consommation et extermination, entre étranglements
et excréments. Romero, avec Zombie (1978), élargira l’outrage
aux dimensions sociologiques et eschatologiques, démontrant, grâce au montage
survitaminé de Dario Argento, que le cannibalisme représente une prolongation,
une incarnation du consumérisme capitaliste, autant qu’une extension du domaine
de la lutte marxiste, accessoirement motorisée ou in extremis en hélicoptère, Michel Houellebecq resté à terre. Il
semble aujourd’hui que les années 80 pullulaient de pop-corn movies, au premier rang desquels Gremlins (1984) de Joe
Dante, ou Capra passé au mixeur et au four de l’humour, noir, rouge, vert.
L’interdiction de nourrir les bestioles anarchistes après minuit adresse un
clin d’œil au public venu se marrer, se goinfrer, quand bien même il ne porte
plus les lunettes en relief vintage
du trop mignon Gizmo, en effet « à croquer », a fortiori accompagné de la comptine céleste et acidulée signée
Jerry Goldsmith. Par ce biais diabétique se révèle donc la part physique du
cinéma, voyage immobile qui fait travailler, pas en permanence, hélas, la rétine,
le cerveau, le sexe, l’imaginaire, la colère. Volontiers sevrée de réalité,
mixture d’amertume, menu désorganisé faisant en soi, voilà, voisiner vitrines
et latrines, romantisme et scatologie, appel de l’horizon et « recherche
de la fécalité » à la Artaud, la masse des goûteurs, pile à l’heure pour
le début de la séance, ne demande qu’à être rassasiée d’une imagerie
rassurante, roborative, prémâchée, prédigérée.
Picorer du pop-corn, ah, l’émouvant unisson des mastications en chœur, se
savoure itou en retour à l’enfance par procuration, par pénétration d’un
partage toléré, encouragé. Nul ne gueuletonne au musée, beaucoup boivent, se
restaurent, toussent, fument (jadis), flatulent, échangent leurs salives au
cinéma. Relookée, relocalisée selon le standard
bourgeois de l’architecture théâtrale, l’attraction de fête foraine conserve,
n’en déplaise à ceux gargarisés au « septième art », ses origines
triviales, débraillées, organiques et odorantes, pour le meilleur et le pire de
celui placé à proximité de l’indélicatesse. Alors que sur l’écran glissent dans
leur Olympe d’outre-tombe les mille membres de l’aréopage spectral, en bas,
dans la fosse (d’aisances), nos membres se rappellent à notre nauséabond
souvenir, notre « corps de boue », histoire de parler à l’instar de
la chère sainte Thérèse d'Ávila préoccupée par sa chair indocile, assis, nous
remémore notre condition bassement matérielle, notre inclusion dans le peu
glorieux troupeau des mammifères aérophages. L’ange et la bête pascaliens se
rencontrent à nouveau, telle la Cléo (cancéreuse) d’Agnès (Varda) pour un cinq
à sept à perpette, pour une projection de déjections, pour une admonestation de
déglutition. Certes, tout le monde ne saurait s’infliger la polenta cloutée ni
l’étron immédiat, imposé, de Salò ou les 120 Journées de Sodome (1976)
du chef Pasolini, mais ce mariage du Ciel et de l’Enfer, de l’intellect et des
artères, de la nuit (américaine) et de l’anus
(horribilis, les films dits
d’horreur à déguster en exposition candide de la double tension fondatrice) se
célèbre à chaque visionnage, messe noire en clair-obscur promise et permise par
un art lui-même impur, trafiquant-contrebandier de formes jugées plus nobles,
élevées, littérature, musique, peinture, allez, marieur de vulgarité et de
beauté, d’aveuglements et de vérités, de cynisme et de résistance.
Longtemps encore, sans doute, les
affamés d’images, dorénavant doués d’ubiquité, se gaveront les yeux fermés de
la merde hypercalorique du mercredi, de la « malbouffe » disponible
goulûment sur tous les écrans intarissables de la modernité, au risque d’exploser,
en rime au client du restaurant obèse de Monty Python : Le Sens de la vie (1983). Dans une
société (des loisirs spéculaires) d’abondance, la famine (audiovisuelle) se
transforme en mythe, en repoussoir conservateur et incite, effet boomerang, indice d’acidité gastrique, à
faire l’éloge de la frugalité, à désirer la disette, à suivre un régime enfin
enrichissant. Les mioches à taloches de Charlie et la Chocolaterie (2005)
finiront par servir de chair à pâtée pour les Pygmées ripolinés, fabricants
exploités de candy hollywoodien,
présage des tourtes à la Shoah de Sweeney Todd : Le Diabolique Barbier de
Fleet Street (2008) et restes alertes, mortifères, des tablettes
anthropophages euthanasiées de Soleil vert (1973). Manger, être
mangé, paraître, se repaître, tombeau ou toilettes – le cinéma, art pop, producteur de camelote et petit
traiteur artisanal, étalage de produits surgelés, cérémonie (ou sale habitude)
de repas pantagruélique, sinon dînette de sandwiches
made in SNCF, engraisse et donne
envie de vomir, paraphe, par l’usage et le commerce de ses babioles à la
saccharine, son envie de refourguer au quidam
et à sa dame, aux homos alimentés d’eux-mêmes, de quoi les réconforter, les
sustenter un instant, combler pour un temps ce trou immense dans leur âme
confortable, irréductible à un orifice étroit (moins que la porte homonyme de
Gide, amateur de jeunes nourritures terrestres marocaines) très usité dans le X
sodomite.
Pénétrons par conséquent en cuisine, derrière
les coulisses, au centre du making-of
– la courageuse et pauvre Carole Laure, écœurée par les plats principaux épicés de
Sweet
Movie, mitonné (ou vomi, suivant le point de vue) en 1974, quitta illico le plateau après son inoubliable scène de bain brun dans une pub obscène,
drolatique avant-goût du seau sanglant traumatisant de Carrie au bal du diable
(1976) –, afin d’élaborer avec nos propres et perverses petites mains badines un
festin nu de crudités crues, de viandes jamais avariées, de desserts exempts de
misère : va pour le pop-corn,
sauvegardons la fibre populaire, mes frères de brigade hôtelière ou
d’équipe technique, sachons juste (mieux) doser les ingrédients, ne pas avaler
n’importe quoi, ne pas s’essuyer les paumes abîmées dans les fourrures de nos
chiens (tradition royale médiévale) ou la pilosité (rasée au hasard) de nos
compagnons bipèdes (la sexualité, délice surfait, digestif oppressif). Table
rase ou bien ouverte, la suite t’appartient, « menu fretin » de
cinéphile.
PS : s’il vous reste de
l’appétit, attablez-vous ici, je vous prie.
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