Swimming with Sharks


Kevin Spacey ? Pas tout à fait.


Soyons désinvoltes
N’ayons l’air de rien

Noir Désir, Tostaky

L’américaine Molly Cavalli (à notre connaissance, aucun lien de parenté attesté avec la transalpine Valeria, célébrée ici même), hardeuse soyeuse abonnée aux plaisirs saphiques, courageuse plongeuse à l’échancré maillot immaculé, chercha, voilà, à « chevaucher » un requin taquin – mal lui en prit, car elle faillit y perdre son pied pourtant pourvu de palme, aux orteils joliment rosés. L’espace un brin trop large entre les barreaux de la cage immergée permit en effet une intrusion inopportune et le squale se régala, sans toutefois demander un rabiot de saligaud. De trois mètres de long, dit-on, le requin-citron devait ignorer qu’il s’agissait en réalité d’un tournage promotionnel en Floride pour une boîte (pas de sardines) d’adult entertainment drolatiquement intitulée CamSoda. La performeuse se hâta de sortir du cercueil sous-marin et s’en sortit plutôt bien, ma foi, emmenée illico à l’hosto afin de recevoir une vingtaine de points de suture sur sa cheville fragile. Revenue de sa grosse frayeur, elle rassura ses fans sur Instagram, elle récolta des milliers de vues en ligne, elle s’attira moult commentaires plus ou moins élégants, certains des scribes sous pseudonyme se demandant si tout ceci, au fond (de l’océan accessible en un clic), s’avérait entièrement réel ou relevait du simple et spectaculaire coup publicitaire. Après tout, les effets spéciaux de maquillage existent, les images d’archives aussi, la caméra aquatique se garde de filmer l’attaque, le montage omet la continuité de l’accident, la coupe met l’accent en gros plan sur la blessure, ne la relie pas au visage de l’héroïne du drame maritime, a contrario du cadrage d’ensemble usité dans le porno, autre art de la découpe, de la pénétration, de l’océan (pollué, dangereux, dénoncent ses détracteurs) des fantasmes et de la chair rendue abstraite à force d’exposition-exhibition.


Peu importe, une fois encore, la véracité de la séquence écourtée : l’intérêt se trouve dans l’alternance du sourire antérieur et des larmes (supposées) postérieures, dans leur succession rapide, leur collision narrative et graphique (double sens), pour ainsi dire. Outre ce raccourci de mélodrame du réel, comme si le blue movie prévu, promis, au sein du grand bleu bessonien, se transformait aussitôt, dépourvu de préavis, de préliminaires, en film d’horreur à la Spielberg et consorts, la valeur (la vérité) du segment réside évidemment dans sa moralité. On peut mettre en place toute sorte de dispositifs et d’appâts, on peut imaginer une ménagerie de simulacres mercantiles, on peut s’amuser à caresser la mort en aiguisant (l’appétit du poisson) les dents acérées de la mer (amère espèce souvent protégée, faut-il le rappeler), la réalité finit toujours par rattraper les sirènes trop sereines ou franchement inconscientes (et accessoirement affriolantes). « Reality bites » affirment-ils outre-Atlantique, et ce petit moment excitant, sanglant, au soleil, en plein air, au croisement du home movie de vacances et du témoignage (voire de sa reconstitution artificielle) de fait divers, vérifie l’adage idiomatique. Molly en fait les frais, presque en direct et pour l’éternité numérique ; son homonyme (au niveau du prénom) littéraire, créé naguère par James Joyce en mode Homère d’Irlande, disait oui à la vie, à l’amour, au désir, durant un monologue verbal et fluvial, courant/torrent de conscience en coda d’une mise à jour profane de l’odyssée mythologique et mythique. La censée star du X trentenaire, peroxydée, apeurée, s’offre à son détriment narcissique en revers négatif, en corps éprouvé qui dit non à la morsure guère amoureuse, en persona pour une fois (peut-être) réellement incarnée, en silhouette saisie dans sa fuite hors de la structure-imposture.


Le cinéma, pornographique ou pas, on le sait, repose en partie sur le replay, sur la scène refaite, comme une poitrine suspecte, sur le jeu sérieux entre adultes (consentants, des deux côtés de l’écran), mais la vraie vie, nervalienne ou non, n’autorise pas de répétition, elle submerge et bouleverse, elle terrifie et intensifie, elle donne constamment des leçons d’existence, de présence, d’immanence, aux fantômes, aux faussaires, aux fossoyeurs, aux électeurs, aux acteurs et aux voyeurs, distinction hitchcockienne (et Tippi Hedren se fit violer par des volatiles, avant de subir à bord d’un bateau, littéralement mise à nu en Marnie classée frigide, vocable inconnu des féministes, les outrages implicites d’un Sean Connery épris). Sidérant et navrant, astral et trivial, sucré et salé, l’instant enregistré combine de manière habile les contraires, se soucie peu d’aporie ou d’apnée, redéfinit les catégories a priori étanches de l’événement et de la représentation, de l’anecdote et du symbole, du virus et de la réflexion. Devant nos yeux ébahis, nos organes génitaux au repos, notre cerveau émoustillé, la nymphe généreuse, audacieuse, possiblement tricheuse, conserve son mystère éphémère et cristallise un truisme ironique, sis à peine à quelques brasses des problématiques scopiques. Le selfie consécutif ne trahit rien, ne confirme ni n’infirme (elle n’en devient pas infirme, elle en revient, s’en remet), l’ondine mutique arborant un visage de Joconde morose, de survivante auréolée d’une illusoire couronne rajoutée, aux improbables fleurs lumineuses. L’innocent coupable (se nourrir ou mourir, alternative héritée de Charles Darwin), quant à lui, continue à hanter son royaume rempli d’iode et de proies privées de jambes. Dans ses rêves inaccessibles, revoit-il seulement la descendante siliconée d’Andersen ? Le monde silencieux interroge et se tait. 

      

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