Fritz Lang : Le Monocle rit jaune


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Gordian Maugg.


« Par derrière, c’est plus cher » se récrie la prostituée aryenne au « cul » aussi « international » que celui d’Arletty, sodomisée à sec par le cinéaste dans le hall d’un hôtel de passe ; auparavant, une jeune femme se faisait baiser debout dans un bois, son cou bientôt transpercé à coup de ciseaux ; plus tard, on apercevra au commissariat des photographies de scènes de crimes, crâne adulte défoncé au marteau, cadavre infantile à la robe relevée : Fritz Lang ne se dispense ni du sang, ni du sperme (ébats adultères inclus), il se garde cependant de l’outrance et de l’indécence. Non dépourvu d’élégance (noir et blanc soigné de Lutz Reitemeier, qui éclaira Wadjda) et d’humour (jouer au gradé nazi à la brasserie en plein air), le téléfilm de luxe de Gordian Maugg contrevient aux deux tabous (de la Thea von Harbou, ventriloquée en VF par Micky Sebastian) des films du « vrai » Fritz Lang, peu porté sur l’explicite ou le pornographique (en public, en tout cas). Pour pleinement (et modérément) l’apprécier, il convient de le voir non en biopic, en reconstitution, mais en rêverie, en cauchemar vintage sur la fraternité du mal (du Mal, formulation mystique), la culpabilité partagée, la collusion du réel et de l’imaginaire. Penché au-dessus d’un abîme nietzschéen, réfléchi sur une vitre sans tain, l’avatar du réalisateur (solide Heino Ferch, vu récemment dans Comedian Harmonists) dialogue avec Peter Kürten (convaincant Samuel Finzi, venu du théâtre, tel un Chéreau hitlérien), tueur en série « vampirique » sévissant à Düsseldorf (toponyme évocateur, au moins pour une oreille francophone), s’inspire de son sort pour créer le mémorable personnage de l’inoubliable Peter Lorre, affronte la griffe féminine et martiale du passé (mort de sa première épouse, souvenirs doux-amers de la Grande Guerre).


Drogué (une dose absorbée par le nez devant un miroir), discrédité (littéralement, sans argent de producteur pragmatique israélite), obsédé (par la part d’ombre à la Ellroy à portée de main, par le spectre chéri de sa mère juive, deux fois délaissée au profit du jaloux « septième art »), accessoirement sur le point de divorcer, « Fritz Lang » réalise ses fantasmes sodomites, revit (et corrige) autrefois, déambule dans une Allemagne mentale, de cinéma, de traumas, individuels et collectifs. Au cœur d’une rue (sans joie, pique contre Pabst comprise) nocturne, au clair soleil de l’élucidation (l’assassin, au spectacle, indique à la police des sous-vêtements dans les champs), à la fois solitaire et visionnaire, il hallucine les réalistes outrages (sons sourds d’une agression) et visualise des séquences de son métrage (l’écran se divise alors, à l’unisson de celui de Pulsions, lors des réminiscences de la chère Angie Dickinson). Maugg (co-scénariste accompagné d’Alexander Häusser et par ailleurs co-producteur) vient de la TV, on pouvait certes le supputer, il s’y illustra via deux biographies (Heinrich Heine + Sebastian Haffner), assorties d’un documentaire sur un pogrom survenu en novembre 1938 ; pour le grand écran, The Olympic Summer et Zepellin! narraient des histoires d’amour et d’amitié sur fond d’Histoire menaçante, convoquée à l’aide d’images d’archives. Dans Fritz Lang, des extraits de M le maudit contaminent la diégèse et s’agrègent aux bandes d’actualités, dans un continuum assez homogène, un espace-temps cohérent, un patchwork d’œuvre au noir. Film méta sur le mystère de la création, de la transposition, scolairement résolu en recourant à la psychobiographie, au hasard du deus ex machina (machine et machinerie cinématographiques, ce Lang-ci renie notamment le machinisme et les masses anonymes de Metropolis), il cartographie un pays (une ville, Berlin) d’une manière conforme à sa représentation disons expressionniste (a fortiori au format 4/3), place en parallèle un fait divers et une société (symptôme singulier du corps social malade), dépeint un artiste intrusif, névrosé, au bord de la folie (romantisme embourgeoisé, à des années-lumière de la rigueur d’architecte de Lang et de l’insanité raisonnée du régime).


Durant son enquête suspecte, son psychodrame de vaudeville et sa psychanalyse à la lueur des flambeaux (ceux des SA matant hors-champ les émeutiers communistes), « Fritz Lang » croise un flic (estimable Thomas Thieme, vu dans La Chute et La Vie des autres) connu naguère (drolatique scène d’aveu, de récit d’atrocités autour d’un gros gâteau et d’un « excellent » café) et l’amie d’une victime en rime à une angélique infirmière d’hier (Lisa Charlotte Friederich, un faux air d’Angela Bettis et un radieux sourire à la Sandrine Bonnaire, probablement la meilleure raison-révélation de découvrir le film). Avec son sous-titre (Le Démon en nous) à la Jim Thompson, avec sa complainte rurale à la Rimbaud (Le Dormeur du val), avec ses inserts de X hexagonal (restauré par le CNC, diantre, nous apprend le générique de fin), avec son adjoint policier nommé Stavisky (oui, comme l’escroc français ou Belmondo réinventé par Resnais), avec son coupable maltraité, revanchard, narcissique et sentimental, avec son paternel (celui de Lang bis) hystérique, à la James Whale plutôt qu’à la Ingmar Bergman, avec sa dialectique statique (réversibilité des rôles entre la proie et le prédateur, le tueur et le créateur), Fritz Lang ne fera aucune ombre (et brouillard) au chef-d’œuvre sidérant de Fritz Lang, ou à sa relecture éprouvante par William Friedkin au temps du Sang du châtiment (loué par nos soins à l’occasion d’un article sur la composition d’Ennio Morricone).


Au-delà de son discutable souci génétique (retracer la genèse d’un opus lui-même heuristique), de son caractère finalement (et foncièrement) inoffensif (on ne s’ennuie pas, on ne frémit jamais non plus), de sa nature de fiction documentée flanquée d’inexactitudes (la nationalité maternelle, par exemple), de conjectures (le trépas par balle de Lisa Lang demeure une énigme, contrairement au jeu dangereux, armé/aviné, de William S. Burroughs, à la Guillaume Tell, ou à la crise de démence strangulatoire d’Emmanuel Althusser, notoires exécuteurs de leurs moitiés), voire d’impostures (Lang ne rencontra pas Kürten), il mérite toutefois qu’on lui consacre quatre-vingt-dix-sept minutes de sa vie, de sa cinéphilie (sortie très confidentielle), quitte à vite oublier son présupposé fantaisiste, sa morale étriquée, sa forme amplement paupérisée après le ravissement graphique et ludique des Espions. Peu importe, car il démontre, à sa façon maladroite et minorée (spectaculaire de kammerspiel de la superficialité spéculaire) que le cinéma, surtout celui de Lang concevant en tandem et réalisant avec d’éminents collaborateurs (pas de jeu de mots) M le maudit (notez le sens fataliste du titre traduit, son homologue germanophone se bornant à un M obscur et polysémique), n’existe pas pour distraire, pour consoler, pour rassurer mais, parmi d’autres fonctions, pour sonder, dans une salle obscure clairvoyante, les âmes et les organes, pour entrelacer le « ruban des rêves » à la réalité la plus crue, la plus sordide, la moins convenable et représentable, pour fixer (sur pellicule, droit dans les yeux) une nuit intime et universelle, datée (même si l’auteur à l’œil de verre, homme secret, fabulateur avéré, ne souscrivit pas aux analyses historicistes d’un Kracauer ou d’un Bogdanovich) et intemporelle.


Voir des films procède ainsi – n’en déplaise aux naïfs, aux humanistes et aux épiciers –, essentiellement, ingénument, autant du rite funéraire que de la sorcellerie scopique, art de la lumière en suspens dans les ténèbres, se nourrissant d’elles et nous les donnant à comprendre (un peu), à apprivoiser, à admirer (grandeur et beauté du « genre » de l’horreur), longtemps après, à une époque (similaire, différenciée) elle-même sise sous le signe assombri-coloré de la terreur douce et de la noirceur commercialisée.           

                                       

Commentaires

  1. Les « études langiennes », comme diraient les universitaires, ont changé du tout au tout avec la publication en 1997 d'une grosse bio américaine signée de l'historien Patrick McGilligan (The Nature of the beast), hélas non traduite en France : l'au­teur y suggérait ni plus ni moins que Fritz Lang avait tué sa première femme"
    https://www.telerama.fr/television/les-crimes-de-monsieur-lang,34482.php#:~:text=Une%20bio%20datant%20de%201997,%C3%A0%2020h45%20sur%20Cin%C3%A9cin%C3%A9ma%20Classic.

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    1. Ce discutable spécialiste s'en prit aussi jadis à un certain Eastwood.
      En matière de psychobiographie, j'en reste à Dreyer par Drouzy, ou Hitchcock par Spoto, et encore.
      https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2017/05/la-chienne-la-rue-rouge-droles-de-drames.html

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    2. Ce lien c'était simplement pour dire que traiter le sujet de la culpabilité en version Lang de cette manière était dans l'air du temps, chaque époque à sa manière de réécrire l'histoire, quand à savoir ce qui c'est passé en réalité, c'est presqu'impossible à moins d'avoir des preuves tangibles, reste que le crime d'amour peut-être parfois sans sang versé, combien de suicides dus à un chagrin d'amour, ou de maladies développées suite à un échec sentimental?

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    3. Peut-être impossible, cependant non pertinent, puisque l'oeuvre irréductible au CV de l'auteur, n'en déplaise à l'aveugle Sainte-Beuve.

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